La Revue des Ressources

Eztetyke du rêve 

vendredi 31 mai 2013, par Glaubert Rocha

Ce texte est beaucoup moins connu que Esthètique de la faim, alors qu’il en constitue le complément indissociable, puisqu’il doit être lu comme son commentaire critique, son évolution dialectique.
Écrit en 1971 pour être présenté aux étudiants de l’Université de Columbia (la graphie byzantine du titre date de la reprise du texte en 1980 dans le recueil « Revolução do Cinema Novo », il s’agit encore d’un texte à valeur de manifeste, et qui prend une nouvelle fois les armes contre les « forces colonisatrices » qui prétendaient figer le mouvement du cinéma brésilien dans les clichés où se sont installés à son sujet les observateurs extérieurs.

Au « Séminaire du Tiers-Monde » réalisé à Gênes, Italie, 1965, j’ai présenté, à propos du Cinema Novo brésilien, l”« Esthétique de la Faim ».

Cette communication situait l’artiste du Tiers-Monde en face des puissances colonisatrices : seule une esthétique de la violence pourrait intégrer un signifié révolutionnaire dans nos luttes de libération.

Je disais que notre pauvreté était comprise, mais jamais ressentie par les observateurs coloniaux.

1968 a été l’année des rébellions de la jeunesse.

Le Mai français est arrivé au moment où les étudiants et les intellectuels brésiliens manifestaient au Brésil leur protestation contre le régime militaire de 1964 [1].

Terre en transe, 1966, un manifeste pratique de l’esthétique de la faim, a souffert au Brésil des critiques intolérantes de la droite et des groupes sectaires de la gauche.

Entre la répression interne et la répercussion internationale, j’ai appris la meilleure des leçons : l’artiste doit maintenir sa liberté devant toute circonstance.

C’est seulement ainsi que nous serons libres d’un type bien original d’appauvrissement : l’officialisation que les pays sous-développés ont l’habitude de faire de leurs meilleurs artistes.

Ce Congrès de Columbia est une autre occasion que j’ai de développer certaines idées à propos d’art et révolution. Le thème de la pauvreté est lié à cela.

Les Sciences Sociales ont apporté des informations statistiques et permettent des interprétations de la pauvreté.

Les conclusions des rapports des systèmes capitalistes considèrent l’homme pauvre comme un objet qui doit être alimenté. Et dans les pays socialistes, nous observons la polémique permanente entre les prophètes de la révolution totale et les bureaucrates qui traitent l’homme comme un objet de massification. La majorité des prophètes de la révolution totale est composée d’artistes. Ce sont des personnes qui ont une approche plus sensitive et moins intellectuelle des masses pauvres.

Art révolutionnaire a été le mot d’ordre du Tiers-Monde dans les années 60 et continuera de l’être pendant cette décade. Je crois, cependant, que le changement de beaucoup de conditions politiques et mentales exige un développement continu des concepts d’art révolutionnaire.

Il y a souvent du primarisme dans les manifestes idéologiques. Le pire ennemi de l’art révolutionnaire est sa médiocrité. Devant l’évolution subtile des concepts réformistes de l’idéologie impérialiste, l’artiste doit offrir des réponses révolutionnaires capables de ne pas accepter, en aucun cas, les propositions évasives. Et, ce qui est plus difficile, il exige une identification précise de ce qu’est l’art révolutionnaire utile à l’action politique, de ce qu’est l’art révolutionnaire lancé dans l’ouverture de nouvelles discussions, de ce qu’est l’art révolutionnaire rejeté par la gauche et instrumentalisé par la droite.

Dans le premier cas, je cite, en tant qu’homme de cinéma, le film de Fernando Ezequiel Solanas, argentin, L’Heure des brasiers. C’est un pamphlet typique d’information, d’agitation et de polémique, utilisé actuellement en diverses parties du monde par des militants politiques.

Dans le second cas, j’ai quelques films du Cinema Novo brésilien parmi lesquels mes propres films.

Et dans le dernier cas l’oeuvre de Jorge Luis Borges.

Cette classification révèle les contradictions d’un art qui exprime le cas contemporain lui-même. Une oeuvre d’art révolutionnaire devrait non seulement agir de façon immédiatement politique, mais aussi bien promouvoir la spéculation philosophique, en créant une esthétique de l’éternel mouvement humain en direction de son intégration cosmique.

L’existence discontinue de cet art révolutionnaire dans le Tiers-Monde est dûe fondamentalement aux répressions du rationalisme.

Les systèmes culturels en vigueur, de gauche comme de droite, sont prisonniers d’une raison conservatrice. L’échec des gauches au Brésil est le résultat de ce vice colonisateur. La droite pense selon la raison de l’ordre et du développement. La technologie est l’idéal médiocre d’un pouvoir qui n’a pas d’autre idéologie que la domination de l’homme par la consommation. Les réponses de gauche, je donne une nouvelle fois le Brésil comme exemple, ont été paternalistes en relation au thème central des conflits politiques : les masses pauvres.

Le Peuple est le mythe de la bourgeoisie.

La raison du peuple se transforme en raison de la bourgeoisie sur le peuple.

Les variations idéologiques de cette raison paternaliste s’identifient en cycles monotones de protestation et de répression. La raison de gauche se révèle héritière de la raison révolutionnaire bourgeoise européenne. La colonisation, à ce niveau, rend impossible une idéologie révolutionnaire intégrale qui aurait dans l’art son expression majeure, car seul l’art peut s’approcher de l’homme dans toute la profondeur que le rêve de cette compréhension puisse permettre.

La rupture avec les rationalismes colonisateurs est l’unique issue.

Les avant-gardes de la pensée ne peuvent plus s’adonner au succès inutile de répondre à la raison oppressive par la raison révolutionnaire. La révolution, c’est, l’anti-raison qui communique les tensions et les rébellions du plus irrationnel de tous les phénomènes, celui de la pauvreté.

Aucune statistique ne peut informer sur ce qu’est la dimension de la pauvreté.

La pauvreté est la charge autodestructive maximale de chaque homme et se répercute psychiquement de telle manière que ce pauvre se change en un animal à deux têtes : l’une est fataliste et soumise à la raison qui l’explore comme esclave. L’autre, dans la mesure où le pauvre ne peut pas expliquer l’absurde de sa propre pauvreté, est naturellement mystique.

La raison dominatrice étiquette le mysticisme comme irrationaliste et le réprime à mort. Pour elle, tout ce qui est irrationnel doit être détruit, que ce soit la mystique religieuse ou la mystique politique. La révolution, comme possession de l’homme qui lance sa vie en direction d’une idée, est le niveau astral [2] le plus haut du mysticisme. Les révolutions échouent lorsque cette possession n’est pas totale, lorsque l’homme rebelle ne se libère pas complètement de la raison répressive, lorsque les signes de la lutte ne se produisent pas à un niveau d’émotion stimulant et révélateur, lorsque, encore actionnées par la raison bourgeoise, méthode et idéologie se confondent à un tel point qu’elles paralysent les démarches de la lutte.

Dans la mesure où la déraison planifie les révolutions la raison planifie la répression.

Les révolutions se font dans l’imprévisibilité de la pratique historique, qui est la cabbale de la rencontre des forces irrationnelles des masses pauvres. La prise politique du pouvoir n’implique pas le succès révolutionnaire.

Il faut toucher, par la communion, le point vital de la pauvreté qui est son mysticisme. Ce mysticisme est l’unique langage qui transcende le schéma rationnel de l’oppression. La révolution est une magie, car elle est l’imprévu au sein de la raison dominatrice. Au maximum elle est vue comme une possibilité compréhensible.

Mais la révolution doit être une impossibilité de compréhension pour la raison dominatrice, de telle façon qu’elle-même se nie et se dévore devant son impossibilité de comprendre.

L’irrationalisme libérateur est l’arme la plus forte du révolutionnaire. Et la libération, même en ses rencontres avec la violence provoquée par le système, signifie toujours nier la violence au nom d’une communauté fondée par le sens de l’amour illimité entre les hommes. Cet amour n’a rien a voir avec l’humanisme traditionnel, symbole de la bonne conscience dominatrice. Les racines indiennes et nègres du peuple latino-américain doivent être comprises comme unique force développée de ce continent. Nos classes moyennes et bourgeoises sont des caricatures décadentes des sociétés colonisatrices.

La culture populaire sera toujours une manifestation relative si elle se limite à inspirer un art créé par des artistes encore suffoqués par la raison bourgeoise.

La culture populaire n’est pas ce qui s’appelle techniquement le folklore, mais le langage populaire de rébellion historique permanente.

La rencontre des révolutionnaires libérés de la raison bourgeoise avec les structures les plus significatives de cette culture populaire sera la première configuration d’un nouveau signe révolutionnaire.

Le rêve est l’unique droit qui ne se peut interdire.

L”« Esthétique de la Faim » était la mesure de ma compréhension rationnelle de la pauvreté en 1965.

Aujourd’hui, je refuse de parler d’aucune esthétique. La plénitude du vivre ne peut pas se soumettre à des concepts philosophiques. L’art révolutionnaire doit être une magie capable d’ensorceler l’homme à tel point qu’il ne supporte plus de vivre dans cette réalité absurde [3].

Borges, en dépassant cette réalité, a écrit les plus libératoires irréalités de notre temps. Son esthétique est celle du rêve. Pour moi, c’est une illumination spirituelle qui a contribué à dilater ma sensibilité afro-indienne en direction des mythes originaux de ma race. Cette race, pauvre et apparemment sans destin, élabore dans mystique son moment de liberté. Les Dieux afro-indiens nieront la mystique colonisatrice du catholicisme, qui est sorcellerie de la répression et de la rédemption morale des riches.

Je ne justifie pas ni n’explique mon rêve car il naît d’une intimité chaque fois plus grande avec le thème de mes films, sens naturel de ma vie.

Columbia University — New York — Janvier — 1971

P.-S.

Photographie : Juliet Berto dans ” Claro ” (1975)

Notes

[1Plutôt que de rappeler, ce que tout le monde ne sait d’ailleurs peut-être pas, qu’il y a eu un mai 68 brésilien (manifestations ouvriéro-étudiantes, grèves, flicaille musclée, etc.) dont l’explosion, plutôt qu’à des Sorbonnes occupées, États Généraux du Cinéma, et finalement, chute de De Gaulle, a abouti, à la fin de l’année au fameux Acte Institutionnel n° V par lequel ont été suspendues, et pour pas mal d’années, toutes les garanties démocratiques dans le pays, j’aimerais citer la fin du beau poème de Carlos Drummond de Andrade sur le sujet, intitulé « Rapport de Mai » (dans le recueil « Aimer s’apprend en aimant ». Éditions Record/Rio) :

« en ce mai là
les matins étaient d’une extrême beauté, les après-midi
gouttaient en pluie fine
la mer s’attristait
la lumière était coupée tout à coup
comme préfixe de mort
et même ainsi dans la ténèbre un oiseau ivre
rayait le ciel en ce mai-là. »

[2Ferais-je de la répression rationaliste en traduisant ? En fait, le mot brésilien (pas spécialement glaubérien d’ailleurs) employé ici, c’est « l’astral », tout simplement, et non le « niveau astral ». Mais qu’est-ce que ça veut dire, en français, l”« astral », employé comme substantif ? La répression rationaliste aurait eu, alors, à se déplacer en note. C’est justement là que le bât glaubérien blesse, en admettant que Rocha serait le cheval, et nous le cavalier — supposition qui nous mettrait dans la situation, comme disait Sartre, de « la supériorité des chiens vivants sur les lions morts ».

[3N’y a-t-il pas ici une vision prophétique, une étonnante — sinon préméditation — du moins prématuration par Glauber de sa propre mort ? C’est beau, bien sar. Mais quand bien même cela le serait, comme dit le Louis XVI de La Marseillaise de Renoir, à propos de cette histoire de « radicale subversion totale » inventée par le Duc de Brunswick pour impressionner les Parisiens, j’avoue, avec une triste impiété, que « je n’aime pas ce style ». Que Gilles Deleuze pardonne au traducteur, ici, si « l’émotion dit je ».

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