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Han-shan et l’épigramme 

mardi 28 juin 2011, par Auxeméry

Une épigramme tourne ou ne tourne pas.

Une épigramme obéit au mouvement interne qui la porte, et elle se réussit dans la mesure où elle sait bien éclore, et se clore : elle est la tige et la fleur ; de la courbure de la tige dépend, selon une loi qu’elle seule connaît en sa forme même, la valeur de la sommité. Elle adore son propre soleil, qui lui dicte du dedans son inclinaison, ou son inclination : ce qu’elle aime, c’est elle-même dans l’accomplissement de sa perfection. Une épigramme ratée est une honte pour le soleil vers lequel elle se penche, ou penche ; et on ne connaît que les épigrammes réussies ; on oublie donc les autres.
En matière d’épigramme, le cheminement de la ligne de sens et le tour de syntaxe, et toute la machinerie créée par le rapport exact de la forme à l’idée, conduisent vers le terme du poème en donnant le sentiment que les choses ne pouvaient être dites qu’ainsi : le genre n’admet ni la médiocrité ni le laisser-aller. C’est la "danse de l’intellect parmi les mots" (pour reprendre une formule de Pound), ou c’est illisible. Voilà.
L’épigramme est une spécialité du côté de l’occident de l’esprit ; elle ne se conçoit que dans sa chute, nécessaire et prévue. A l’orient de la poésie, on cultive aussi le poème court ; on pratique la condensation : c’est peut-être pour des raisons inverses - on ne penche pas là-bas vers un soleil si lourd ; on recueille la rosée du matin, on brosse la silhouette de la montagne dans la brume traversée de rayons neufs.
L’auteur d’une vieille anthologie de poèmes de l’époque Thang, le marquis d’Hervey-Saint-Denys, à propos de prosodie chinoise, fait référence cependant à nos classiques (Horace, Boileau) et cite Li-yang-vou : "Pour faire de bons vers, il faut que la pensée qu’ils renferment aille loin et profondément ; que le travail ne se sente point, mais que toutes les parties d’une composition soient liées naturellement et sans effort."
Il est certain qu’une épigramme doit également trouver son équilibre entre mots pleins et mots vides, selon la terminologie des auteurs chinois cités par le marquis - les premiers désignant les objets solides, mettons : une mentule ; ou les êtres vivants, disons un insupportable faquin ; et les seconds étant les termes abstraits, adverbes, conjonctions, etc.) Tout le sel de l’épigramme est dans cette liaison, si elle est assurée. Et nous avons alors quelque chose comme ce quatrain de Catulle, à très forte teneur en mépris, et en langage résolument vert, comme la volée de bois méritée par le médiocre ici visé :

Ça vous étonne, vous, que Dugland fasse tremper sa pine

dans tous les culs foireux qui passent à portée ? - Normal,

on n’a jamais vu un balai de chiotte diriger un orchestre,

on touille pas la Chantilly avec un bâton merdeux.

Et comme la rhétorique classique nous enseigne à suivre l’ordre de l’exorde, de l’exposition, de l’argumentation et de la conclusion - qu’on trouve condensé au possible dans l’exemple ci-dessus -, la méthode de composition chinoise (je continue à emprunter au marquis d’Hervey-Saint-Denys son système de transcription joliment désuet - la première édition de son livre date de 1865), cette méthode qui porte le nom de pi (= "comparer") "cachait souvent des satires et des remontrances sous une apparence inoffensive". Oui, en effet : on ne badinait pas, et on ne badine toujours pas, d’ailleurs, en Chine, à la manière joyeusement insultante de Catulle ; on est plus insidieux, peut-être. Plus fin. Ou, plus oblique.
En tout cas, le huitain chinois de jadis se développe selon l’ordre suivant : ki, ou exorde (l’ouverture du poème) ; tchun, ou réponse (le développement) ; tchouen, ou virage (l’amorce de la pointe) ; enfin, ho, le nœud de l’affaire, la clausule, le thème arrivé à terme.
Ainsi, ceci - j’imite la manière chinoise, comme je traduisais Catulle tout à l’heure, - impromptu. Dédions cet essai au taoïste de la montagne (un exilé, sans aucun doute) :

Comment se fait-il mon cher que je pense à vous

œuvre faite - au fond de cette sous-préfecture ?

Liez-vous toujours votre fagot de ronces près du torrent

faites-vous toujours cuire vos fèves sur le lit de pierres blanches ?

Ah ! je nous vois encore téter le filet de vin à la calebasse

- nos soirées en ce temps-là faisaient fi du mauvais temps.

J’observe seulement que les feuilles mortes sont tombées ...

vous auriez pu mon cher me laisser quelques traces de vous.

A quoi l’ermite Han-shan répondrait à côté du sujet, comme il se doit, et de façon volontairement boiteuse :

L’essentiel est de se faire singe de ses métamorphoses

- attendre de se transformer en nuage et passer l’éponge sur le tableau

grimper aux branches en chantant à tue-tête

et gazouiller oiseau et rugir tigre ou panthère

ou singer ou songer ce singe ou ce songe et ne rien faire

que brouter sa part de brumes paisiblement

le postérieur planté sur le paysage à sourire aux touristes

Et il donnerait un coup de coude au flanc de son ami Shih-te - lequel ferait alors voler son balai de coudrier sur son épaule, et filerait aux cuisines, les yeux épanouis et les guenilles heureuses.
Et toute poésie de basse extrace aurait alors vidé les lieux communs (notre époque sans esprit étant conformiste en tout) de ce qui se fait ou ne se fait pas.

Rocca Fortis - avril 1994, février 2001

P.-S.

Les Poésies de l’époque des Thang du marquis d’Hervey-Saint-Denys ont été reprises par les éditions Champ Libre, en 1977 ; sur Han-shan, on peut par exemple consulter Le mangeur de brumes de Patrick Carré, chez Phébus. Ma version libre de Catulle est parue, chez Tristram, en 2000, et on trouvera mes deux huitains dans Les Actes d’Hélène, chez Ulysse Fin de Siècle, et dans Codex, chez Flammarion…

Article publié le 18 décembre 2002 sur la revue des ressources.

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