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La Cité des Jarres  

(Extrait)

jeudi 21 juillet 2011, par Arnaldur Indridason

Pourquoi l’inspecteur Erlendur use-t-il sa mauvaise humeur à rechercher l’assassin d’un vieil homme dans l’ordinateur duquel on découvre des photos pornographiques immondes et, coincée sous un tiroir, la photo de la tombe d’une enfant de quatre ans ?
Pourquoi mettre toute son énergie à trouver qui a tué celui qui s’avère être un violeur ? Pourquoi faire exhumer avec quarante ans de retard le cadavre de cette enfant ? Comment résister à l’odeur des marais qui envahit tout un quartier de Reykjavik ?
A quoi sert cette collection de bocaux contenant des organes baptisée pudiquement la Cité des Jarres ? Pourquoi partout dans le monde la vie de flic est toujours une vie de chien mal nourri ? Erlendur le colérique s’obstine à tenter de trouver les réponses à toutes ces questions.
Ce livre écrit avec une grande économie de moyens transmet le douloureux sens de l’inéluctable qui sous-tend les vieilles sagas qu’au Moyen Age les Islandais se racontaient pendant les longues nuits d’hiver. Il reprend leur humour sardonique, l’acceptation froide des faits et de leurs conséquences lointaines.

Les mots avaient été écrits au crayon à papier sur une feuille déposée sur le cadavre. Trois mots, incompréhensibles pour Erlendur.
Le corps était celui d’un homme qui semblait avoir dans les soixante-dix ans. Il était allongé à terre sur le côté droit, appuyé contre le sofa du petit salon, vêtu d’une chemise bleue et d’un pantalon brun clair en velours côtelé. Il avait des pantoufles aux pieds. Ses cheveux, clairsemés, étaient presque totalement gris. Ils étaient teints par le sang s’échappant d’une large blessure à la tête. Sur le sol, non loin du cadavre, se trouvait un grand cendrier, aux bords aigus et coupants. Celui-ci était également maculé de sang. La table du salon avait été renversée.
La scène se passait dans un appartement au sous-sol d’un petit immeuble à deux étages dans le quartier de Nordurmyri. L’immeuble se trouvait à l’intérieur d’un petit parc entouré d’un mur sur trois côtés. Les arbres avaient perdu leurs feuilles qui recouvraient le parc, en rangs serrés, sans laisser nulle part apparaître la terre, et les arbres aux branches tourmentées s’élançaient vers la noirceur du ciel. Un accès couvert de gravier menait à la porte du garage. Les enquêteurs de la police criminelle de Reykjavik arrivaient tout juste sur les lieux. Ils se déplaçaient avec nonchalance, semblables à des fantômes dans une vieille maison. On attendait le médecin de quartier qui devait signer l’acte de décès. La découverte du cadavre avait été signalée environ quinze minutes auparavant. Erlendur était parmi les premiers arrivés sur place. Il attendait Sigurdur Oh d’une minute à l’autre.
Le crépuscule d’octobre recouvrait la ville et la pluie s’ajoutait au vent de l’automne. Sur l’une des tables du salon, quelqu’un avait allumé une lampe qui dispensait sur l’environnement une clarté inquiétante. Ceci mis à part, les lieux du crime n’avaient pas été touchés. La police scientifique était occupée à installer de puissants halogènes montés sur trépied, destinés à éclairer l’appartement. Erlendur repéra une bibliothèque, un canapé d’angle fatigué, une table de salle à manger, un vieux bureau dans le coin, de la moquette sur le sol, du sang sur la moquette. Du salon, on avait accès à la cuisine, les autres portes donnaient sur le hall d’entrée et sur un petit couloir où se trouvaient deux chambres et les toilettes.
C’était le voisin du dessus qui avait prévenu la police. Il était rentré chez lui cet après-midi après être passé prendre ses deux fils à l’école et il lui avait semblé inhabituel de voir la porte du sous-sol grande ouverte. Il avait jeté un œil dans l’appartement du voisin et l’avait appelé sans être certain qu’il soit chez lui. Il n’avait obtenu aucune réponse. Il avait attentivement scruté l’appartement du voisin, à nouveau crié son nom, mais n’avait obtenu aucune réaction. Ils habitaient à l’étage supérieur depuis quelques années mais ils ne connaissaient pas bien l’homme d’âge mûr qui occupait le sous-sol. L’aîné des fils, âgé de neuf ans, n’était pas aussi prudent que son père et, en un clin d’œil, il était entré dans le salon du voisin. Un instant plus tard, le gamin en était ressorti en disant qu’il y avait un homme mort dans l’appartement, ce qui ne semblait pas le choquer le moins du monde.

— Tu regardes trop de films, lui dit le père en s’avançant vers l’intérieur où il découvrit le voisin allongé, baignant dans son sang sur le sol du salon.
Erlendur connaissait le nom du défunt. Celui-ci était inscrit sur la sonnette. Mais, pour ne pas courir le risque de passer pour un imbécile, il enfila une paire de fins gants de latex, tira de la veste accrochée à la patère de l’entrée le portefeuille de l’homme où il trouva une photo de lui sur sa carte de crédit. C’était un dénommé Holberg, âgé de soixante-neuf ans. Décédé à son domicile. Probablement assassiné.
Erlendur parcourut l’appartement et réfléchit aux questions les plus évidentes. C’était son métier. Enquêter sur l’immédiatement visible. Les enquêteurs de la scientifique, quant à eux, s occupaient de résoudre l’énigme. Il ne décelait aucune trace d’effraction, que ce soit par la fenêtre ou par la porte. Il semblait à première vue que l’homme avait lui-même fait entrer son agresseur dans l’appartement. Les voisins avaient laissé une foule de traces dans l’entrée et sur la moquette du salon lorsqu’ils étaient rentrés dégoulinants de pluie et l’agresseur avait dû faire de même. A moins qu’il n’ait enlevé ses chaussures à la porte. Erlendur s’imagina qu’il avait été des plus pressés, puis il se dit qu’il avait pris le temps d’enlever ses chaussures. Les policiers de la scientifique étaient équipés d’aspirateurs destinés à ramasser les plus infimes particules et poussières dans l’espoir de mettre au jour des indices. Ils étaient à la recherche d’empreintes digitales et de traces de terre provenant de chaussures n’appartenant pas aux occupants des lieux. Ils étaient en quête d’un élément provenant de l’extérieur. De quelque chose qui signait le crime.
Erlendur ne voyait rien qui laissât croire que l’homme eût reçu son invité avec un grand sens de l’hospitalité. Il n’avait pas fait de café. La cafetière de la cuisine ne semblait pas avoir été utilisée au cours des dernières heures. Il n’y avait pas non plus trace de consommation de thé et aucune tasse n’avait été sortie des étagères. Les verres n’avaient pas bougé de leur place. La victime était une personne soigneuse. Chez elle, tout était en ordre et parfaitement à sa place. Peut-être ne connaissait-elle pas bien son agresseur. Peut-être son visiteur lui avait-il sauté dessus sans crier gare dès qu’elle lui avait ouvert sa porte. Sans enlever ses chaussures.
Peut-on commettre un meurtre en chaussettes ?
Erlendur regarda autour de lui et se fit la réflexion qu’il lui fallait mettre de l’ordre dans ses idées.
De toutes façons, le visiteur était pressé. Il n’avait pas pris la peine de refermer la porte derrière lui. L’agression elle-même portait les marques de la précipitation, comme si elle avait été commise sans la moindre préméditation, sur un coup de tête. Il n’y avait pas de traces de lutte dans l’appartement. L’homme devait être tombé directement à terre et avoir atterri sur la table qu’il avait renversée. A première vue, rien d’autre n’avait été déplacé. Erlendur ne décelait aucune trace de vol dans l’appartement. Tous les placards étaient parfaitement fermés, de même que les tiroirs. L’ordinateur récent et la vieille chaîne hi-fi étaient à leur place, le portefeuille dans la veste sur la patère de l’entrée, un billet de deux mille couronnes et deux cartes de paiement, une de débit et une de crédit.
On aurait dit que l’agresseur avait pris ce qui lui tombait sous la main et qu’il l’avait jeté à la tête de l’homme. Le cendrier d’une couleur verdâtre et en verre épais ne pesait pas moins d’un kilo et demi, pensa Erlendur. Une arme de choix pour qui le souhaitait. Il était peu probable que l’agresseur l’ait apporté avec lui pour l’abandonner ensuite, plein de sang, sur le sol du salon.
C’était là les indices les plus évidents. L’homme avait ouvert la porte et invité ou, tout du moins, conduit son visiteur jusqu’au salon. Il était probable qu’il connaissait son visiteur mais cela n’était pas obligatoire. Il avait été attaqué d’un coup violent à l’aide du cendrier et l’agresseur s’était ensuite enfui à toutes jambes en laissant la porte de l’appartement ouverte. C’était clair et net.
Excepté pour le message.
Celui-ci était écrit sur une feuille lignée de format A4 arrachée dans un cahier à spirale, c’était le seul indice permettant d’affirmer que le meurtre en question avait été commis avec préméditation, la présence de la feuille indiquait que l’agresseur était entré dans la maison dans le but bien précis d’assassiner l’homme. Le visiteur n’avait pas été tout à coup saisi d’une rage meurtrière alors qu’il se tenait debout dans le salon. Il avait pénétré dans la maison avec la ferme intention de commettre un meurtre. Il avait écrit un message. Trois mots auxquels Erlendur ne comprenait rien. Avait-il écrit ces mots avant même d’entrer dans la maison ? C’était là une autre question évidente qui attendait une réponse. Erlendur se dirigea vers le bureau dans le coin du salon. Celui-ci débordait de paperasses de toutes sortes : des factures, des enveloppes, des journaux. Posé sur tout le reste, il y avait un cahier à spirale. Il chercha un crayon à papier mais n en vit aucun sur le bureau. Il examina les alentours et le trouva sous le bureau. Il ne déplaça rien. Il observa et réfléchit.

— N’avons-nous pas affaire à un meurtre typiquement islandais ? demanda Sigurdur Oli, entré sans qu’Erlendur le remarque, debout à côté du cadavre.

— Hein ? répondit Erlendur, absorbé dans ses pensées.

— Un truc dégoûtant, gratuit et commis sans même essayer de le maquiller, de brouiller les pistes ou de dissimuler les preuves.

— Oui, oui, répondit Erlendur. Un meurtre islandais, bête et méchant.

— A moins que le gars ne soit tombé sur la table et ne se soit cogné la tête sur le cendrier, ajouta Sigurdur Oli qui était venu accompagné d’Elinborg.
Erlendur avait tenté de limiter l’accès des policiers, des enquêteurs de la scientifique et des ambulanciers pendant qu’il arpentait l’appartement, incliné en avant, coiffé de son chapeau.

— Et qu’il n’ait, en même temps, rédigé un message incompréhensible au cours de sa chute ? demanda Erlendur.

— Il l’avait peut-être déjà dans la main.

— Tu y comprends quelque chose, toi, à ce message ?

— C’est peut-être bien Dieu qui l’a écrit, observa Sigurdur Oli. Ou alors le meurtrier, je n’en sais rien. L’accent mis sur le dernier mot est assez étrange. Le mot LUI est écrit en capitales d’imprimerie.

— Je n’ai pas l’impression qu’il ait été écrit à la va-vite. Le dernier mot est écrit en majuscules mais les deux autres en minuscules. Le visiteur a pris tout son temps pour la calligraphie. Et pourtant, il a laissé la porte ouverte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il se jette sur l’homme puis s’enfuit mais écrit une connerie incompréhensible sur une feuille et s’applique à bien mettre l’accent sur le dernier mot.

— Ça doit lui être adressé, dit Sigurdur Oh. Je veux dire, au cadavre. Ça ne peut pas être destiné à qui que ce soit d’autre.

— Je n’en sais rien, répondit Erlendur. Quel est l’intérêt de laisser un message de ce genre et de le poser sur un cadavre ? Qui ferait un truc pareil ? Est-ce qu’il veut nous dire quelque chose ? Est-ce que le meurtrier s’adresse à lui-même ? Est-ce qu’il s’adresse au cadavre ?

— Nous avons sûrement affaire à une espèce de détraqué, dit Elinborg qui était sur le point de se pencher pour ramasser la feuille de papier. Erlendur l’arrêta net.

— Peut-être qu’ils s’y sont mis à plusieurs, dit Sigurdur Oli. Pour l’attaquer.

— N’oublie jamais de mettre les gants, ma petite Elinborg, dit Erlendur qui faisait comme s’il s’adressait à une enfant. Ne détruire aucune preuve. Le message a été rédigé sur le bureau là-bas, ajouta-t-il en indiquant du doigt le coin de la pièce. La feuille a été arrachée d’un cahier à spirale qui appartenait à la victime.

— Peut-être qu’ils l’ont agressé à plusieurs, répéta Sigurdur Oli qui avait l’impression d’avoir mis le doigt sur un détail intéressant.

— Oui, oui, répondit Erlendur. Possible.

— Plutôt froidement calculé, observa Sigurdur Oli. Ils ont d’abord tué le petit vieux et se sont ensuite mis à l’écriture. Il doit falloir avoir des nerfs d’acier pour ça. Seul un monstre ignoble peut faire une chose pareille, non ?

— Ou bien un kamikaze, ajouta Elinborg.

— Ou bien la victime d’un complexe messianique, conclut Erlendur.
Il se pencha sur le message et le lut en silence.
Un sacré complexe messianique, pensa-t-il en lui-même.

P.-S.

La Cité des Jarres (Myrin), Arnaldur Indridason, traduit de l’islandais par Eric Boury, Editions Métailié, Paris, 2006.
Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié.
La Cité des Jarres a obtenu le prestigieux prix Clé de Verre du roman noir scandinave. Il figure en tête des listes des best-sellers en Allemagne et en Angleterre.

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