La Traversée des Alpes est un roman baroque qui plonge le lecteur ravi (les deux acceptions du terme conviennent !) dans un univers fantastique et foisonnant. Denitza Bantcheva songe moins à toucher le cœur qu’à exciter l’esprit de ses lecteurs par la vivacité de ses jugements, le comique et parfois le burlesque des situations. Ce roman, tout à fait original et inactuel n’est pas sans rappeler l’extraordinaire Jacques le Fataliste et son Maître, de Diderot, ou encore des romans tels que Le Diable boiteux de Lesage ou Le Diable amoureux de Cazotte. Inactuel parce qu’atemporel. Le lecteur est invité à faire rien de moins qu’un voyage dans le temps et l’anachronisme est un des thèmes de ce « gros œuvre ». En effet, parmi les personnages sont convoqués un écrivain russe célèbre, un étrange sorcier, des contemporains amis de la narratrice et la créature la plus intemporelle qui soit : le Diable. L’écriture du roman étaye d’ailleurs parfaitement l’idée que les personnages cohabitent avec la narratrice dans un espace-temps qui ne pouvait leur être commun que par le biais de la langue. D’où l’usage de tournures anciennes, presque rabelaisiennes, et d’un vocabulaire plus moderne.
Tout commence par une entrevue des plus littéraires entre un génial écrivain russe qui fait cadeau, à un autre écrivain russe en passe de devenir grand, du sujet de son prochain livre : « Vous êtes fragile, votre existence est dure, dit le génie, on ignore si demain vous serez toujours vivant et en pleine possession de votre esprit. Il est grand temps d’écrire un grand roman : un recueil de nouvelles, ce n’est pas assez pour vous garantir l’immortalité. Vous en êtes capable, et je vais maintenant vous en donner le sujet. » [1] Et voilà la narratrice de La Traversée des Alpes qui, pour la première fois, s’adresse directement au lecteur en ces termes et installe délibérément l’intrigue dans le champ de la littérature : « Mais pourquoi diable, dites-vous, cher lecteur, commencer de cette façon quand on veut raconter sa propre histoire, dont le début a eu lieu plus d’un siècle après ces gens, auxquels la narratrice n’est aucunement apparentée - ni descendante, ni parente par alliance, ni même compatriote ? (On se rend compte que vous avez des lettres, comme disait mon grand-père.) C’est qu’entre tous les commencements possibles avant que le verbe ne fût sur cette page, celui-là s’imposa avec une force de conviction pour moi-même étonnante, et justement, par l’entremise du Diable. » [2]
Denitza Bantcheva est une conteuse née et elle introduit chacune des aventures de Denise par une adresse complice au lecteur et une irrésistible invitation à l’écoute. Car, au commencement sont aussi les contes de la grand-mère de la narratrice, personnage truculent et rocambolesque, même si « les contes, c’est des conneries, c’est fait pour t’endormir ou pour t’amuser, pas pour que tu y croies ! Si ça ressemblait aux contes, la vie vraie, il y aurait peut-être un Dieu par tête de la population, mais je peux te dire qu’au train où va le monde, ça fait un bail qu’il n’y en a plus aucun ! » Et voilà la petite Denise terrifiée à l’idée d’un train bondé transportant toutes les personnes de sa connaissance, dont le Diable, car sa grand-mère avait omis de lui dire « que selon la science, Il n’existait pas plus que le bon Dieu. » [3]
Mais La Traversée des Alpes n’est pas seulement l’histoire d’une petite fille qui tomba sous le charme diabolique en entendant le démon siffler à l’opéra, c’est la genèse d’une longue traversée jusqu’à l’existence littéraire. Le roman est divisé en deux parties : Inexistence et Littérature (le reste).
Dans la première partie, nous assistons à l’arrivée clandestine de la narratrice à Paris, paradis des arts et des lettres pour cette jeune pleunkoise (habitante du détestable pays de Pleunk, qui sonne incroyablement creux et désagréable à l’oreille), mais dédale de désillusions où la jeune femme découvre la difficulté de passer pour une exilée et de vivre dans le provisoire. Denise est alors en total état d’inexistence et vit principalement avec les créatures imaginaires qu’elle fréquente depuis l’enfance (le Diable, un célèbre écrivain russe du XIXème siècle, un cinéaste français), ce qui va de pair avec l’utilisation d’un langage aux tournures archaïsantes. Puis, un tournant s’amorce, par le biais de la langue : « [...] la langue d’autrefois se détachait. Elle ne donnait plus l’illusion de faire partie de ma personne, je percevais la distance grandissante entre elle et mes pensées, comme si je remontais vers l’époque où l’on apprend à parler, mais cette fois-ci, pour désapprendre. » [4] Dès lors, Denise se détache peu à peu de Pleunk et de son passé, de sa langue maternelle, et acquiert un semblant d’existence puisqu’elle s’ancre dans une réalité concrète bien qu’insatisfaisante. La scission est marquée par le moment où Denise accomplit des actes décisifs : trouver un logement, mais surtout écrire un livre et être reconnue comme auteure par ses proches, qu’ils soient « réels » ou imaginaires.
La deuxième partie s’ouvre sur cette adresse au lecteur : « Je viens de me rendre compte, cher lecteur, que j’ai oublié de vous apprendre quelque chose. Comment l’ai-je pu ? C’était pourtant un événement d’importance majeure, dont j’ai passé des mois à parler avec mes amis, et auquel je devais mon image d’écrivain confirmé aux yeux de Claire : peu de temps avant sa première visite chez moi, j’avais fait paraître mon premier livre. Si je viens seulement d’y repenser, c’est sans doute parce que déjà du temps où j’attendais qu’il sorte de l’imprimerie, j’étais plus préoccupée par mes nouveaux écrits en cours, et par le genre romanesque en général [...]. » [5] Le ton est donné : l’existence sera littéraire ou ne sera pas. En effet, l’histoire d’une vie, ça n’existe pas, « c’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie. » [6] La Traversée des Alpes, on l’aura compris, est aussi une réflexion, souvent drôle et perspicace, sur l’art du roman mais Denitza Bantcheva n’est jamais didactique.
Dès lors, lecteurs, ne soyez pas effrayés par la longueur de l’ouvrage qui est un enchantement du début à la fin, bondissant et intelligent, et soyez certains qu’ « un personnage de roman, pour qu’on y croie autant que s’il était un humain, pour qu’on ait l’impression de l’avoir connu depuis toujours, d’avoir vécu à ses côtés, il faut qu’il dure, il faut du temps. S’il ne dure qu’une page ou si le livre vous raconte sa vie brièvement, il ne sera pas aussi vivant pour vous, il ne vous côtoiera pas comme peut le faire un protagoniste de gros roman, dont vous aurez vécu les aventures une par une, des semaines durant, comme si vous y étiez. » [7]
Lire un extrait de « La Traversée des Alpes » de Denitza Bantcheva