Hâtons-nous de faire les présentations. Dziga Vertov est né en 1896, Boris Kaufman en 1897. Ils sont frères et cinéastes. L’ainé réalisera des films qui mettent en pratique sa théorie du Kinoglaz. Le cadet voyagera en Europe avant d’arriver en France où il rencontrera Jean Vigo, avec qui il réalisera A Propos de Nice en 1929. Au même moment, Vertov signe L’Homme à la caméra en Ukraine. Les deux films sont une manifestation du point de vue, en ce sens que Vertov présente la caméra comme une être animé, vivant, capable de réfléchir le réel , alors que le film de Kaufman et Vigo est décrit comme un point de vue documenté par ce dernier . Il n’est pas question ici de jouer le réel, mais de le capter et de le transmettre. Malheureusement, à cette époque, le cinéma et la caméra sont déjà bien reconnaissables entre Nice et Odessa. La vérité pourrait à priori transparaître entre le moment où l’opérateur enclenche sa caméra et celui où la personne filmée se rend compte qu’elle est dans le champ. Mais chez Vertov, la vérité n’est pas dans l’ignorance. Le contact entre une personne qui se sait filmée et une caméra (évidemment portée par un kinok ) n’est pas systématiquement synonyme de paraître, de fausseté, de jeu du sujet filmé. Pour Vigo et Kaufman, au contraire, dès lors qu’une personne se sait filmée, la coupe est nécessaire, pour préserver au mieux la vérité du plan .
Les trois cinéastes cherchent donc à dire cinématographiquement leur monde. Alors que Murnau cherchait à créer en 1924 un film qui serait compréhensible pour les analphabètes (Le Dernier des Hommes se veut sans intertitres), et que le parlant arrive progressivement en Europe , Vigo et les frères Kaufman réalisent des poèmes filmiques par leur sens du montage et leurs choix des terrains filmés. Nulle réponse à la banale question « Cherchent-ils à rendre compte du réel ? » tant les différences de registres sont importantes et brutales. Le « oui » serait une réponse satisfaisante mais incomplète, car ce qui intéresse les trois cinéastes, c’est leur message, qui exprime leur vérité, quitte à passer par des sentiers poétiques.
Rendre compte du réel
Lorsque Jean Vigo explique sa démarche dans son discours Vers un cinéma social, il avance la notion de point de vue documenté ; pour lui, le personnage aura été surpris par l’appareil. Cette intention est commune à Dziga Vertov, bien qu’elle relève ici une différence notable. Si Vigo et Kaufman coupent le plan dès lors que la personne filmée s’en rend compte, pour Vertov, ce n’est que le commencement de sa démarche. Vertov n’a pas peur de la mise en abyme du cinéma ; mieux, il s’en sert pour illustrer la théorie de son film. Ainsi, l’appareil cinématographique « montre le monde comme seul » il peut « le voir ». Cette expérience plus ludique que celle de son frère est également un formidable témoignage de l’approche, du regard que nous portons sur une caméra : tantôt un regard amusé (le sans-abri qui se réveille et qui, surpris par la caméra, rit, ou encore la dame sur la calèche qui mime le mouvement de rotation de la manivelle), tantôt un regard de gêne et de dégoût pour le voyeurisme supposé de la caméra (la femme dormant sur un banc et qui se réveille en partant très vite).
Il est bien entendu qu’un homme marchant dans une foule en actionnant la manivelle d’une caméra ne passera pas inaperçu. Il refuse de se fondre dans la masse en s’en démarquant, mais que peut-on dire de cette même personne si elle souhaite rendre compte de cette masse dans sa vérité la plus pure ? Tout comme son grand frère à Odessa, Kaufman arpente un trottoir bondé de Nice avec sa caméra, et les réactions ne sont pas forcément les mêmes. Le naturel est là, mais il est ailleurs. En effet, si Kaufman avait uniquement souhaité réaliser un film qui rendrait compte de la vérité des Niçois, d’une part, le film serait raté, et d’autre part, il serait considéré comme prétentieux. Mais à partir du moment où une caméra est placée dans une rue alors que la rue ne s’y attend pas, la surprise est vraie, naturelle, donc réelle. L’émotion d’une surprise est intacte, imprimée à jamais par la caméra. En témoignent celles du premier plan de foule du film, avec l’homme à gauche, à lunettes, qui aussitôt le fondu enchaîné terminé, recule de deux pas en espérant peut-être ne pas être dans le champ, et le plan suivant avec les trois femmes âgées à ombrelle, qui ralentissent considérablement la cadence de leur pas par rapport à la foule avant de s’écarter. Vigo et Kaufman ne manquent d’ailleurs pas d’humour dans leur démarche radicale qui consiste à effectuer une coupe dès lors qu’un regard se fait trop insistant et qu’il pourrait nuire à la valeur « document » de leurs plans : puisque les Niçois changent d’attitude dès qu’ils se sentent filmés, il faut donc filmer des animaux, puisqu’ils ne peuvent avoir conscience d’être enregistrés. D’où deux plans : l’un sur un chien, l’autre sur une autruche.
Pour accéder à la vérité pure, Vertov n’hésite pas à filmer des cas extrêmes où la présence d’une caméra ne peut en aucun cas conclure à un travestissement des émotions, à la corruption du réel : il filme ainsi une naissance, un mort dans son cercueil, un mariage. Quand l’événement est extra-ordinaire, une caméra ne peut en aucun cas agir sur le regard qu’une jeune mère porte sur son bébé. Ce compte-rendu du réel a pourtant une limite, considérable dans L’Homme à la caméra. Bien que l’immersion soit paradoxalement plus réussie que dans le film de son frère, Vertov alterne constamment les points de vue, ce que Kaufman ne fait qu’une seule fois dans son film et dans une visée explicative . Vertov montre ce que l’opérateur a filmé, mais surtout cet homme à la caméra, son voyage à travers la ville. Inconsciemment, le spectateur estime que ce qui est filmé l’est par cette caméra, et s’immerge donc totalement dans Odessa en oubliant la seconde, celle qui filme quelqu’un entrain de filmer. Il faut ainsi montrer une caméra pour que l’autre devienne invisible. Il y a donc une ambiguïté lorsque Vertov annonce dans le générique : « Sans recours au théâtre (le film n’a pas de décor, pas d’acteurs etc.) » Ces trois petites lettres finales « etc. » recèlent donc beaucoup plus que l’on ne pourrait l’imaginer à première vue, et ce, pour les deux films. Elles ouvrent la porte à un détournement du réel, pour y revenir avec un message, un discours énoncé par les auteurs des films.
Détours poétiques
Les deux films s’ouvrent sur le motif de l’éclatement. Feux d’artifices pour A Propos de Nice, lumière du projecteur pour L’Homme à la caméra. Le tandem Vigo / Kaufman et Dziga Vertov annoncent ici un éclatement futur, une floraison poétique de leur matière filmique. Dans leur description d’une ville, les films accumulent certains points communs de manière troublante.
Ce qui frappe en premier lieu est la manière de présenter les êtres. Chez Vertov, cela se traduit par une personnification d’Odessa, en filmant le sommeil d’une femme pendant que la ville est aux aurores, son réveil et l’accélération d’un train, son lavage et le nettoyage de la ville… Vigo et Kaufman réduisent quant à eux les Niçois à deux jouets pour dénoncer le peu d’importance qu’ils occupent. Ils attendent un train mais n’auront pas le temps de le prendre en marche et se transformeront alors en jetons sur une table de casino. Les moyens entrepris sont évidemment factices, mais ils dépeignent une situation bien réelle, en la rendant moins brutale par l’humour et la poésie du montage.
La femme, qui pourrait s’appeler Odessa, est représentée, par un montage parallèle, comme une personnification de la ville mais aussi comme son incarnation. Ainsi, à un plan présentant le bras replié de la dormeuse répond un autre plan, où la voiture qui conduit l’opérateur vers les voies ferrés de la ville emprunte une rue qui a la même forme que la bras vu juste avant. Ce raccord élégant parce que non enchaîné par un fondu, a le mérite de ne pas être démonstratif et de laisser le spectateur libre d’effectuer la connexion entre les formes angulaires présentées. Vertov filme aussi un jouet de cycliste mécanisé, derrière une vitre, avant de montrer un cycliste de chair et de sang, en pleine rue. La fusion de vie qui s’opère entre êtres inanimés et vivants est inquiétante, presque dérangeante, car ce ne sont pas les jouets qui sont humanisés, mais les humains qui sont mécanisés. L’Homme se confond avec les machines qu’il utilise, puisque la ville est au travail, courageuse, dynamique, compétente. Si Vertov filme l’éveil d’Odessa, son frère Boris filme quant à lui, à Nice, une ville en plein sommeil, qui s’est endormie sur son prestige aujourd’hui craquelé. Les deux villes sont nettoyées (autre motif récurrent), mais pour des raisons différentes. Le nettoyage des rues d’Odessa suppose des travailleurs pour les parcourir, alors que celui de Nice n’a pour seul but que de faire briller la ville. Nice n’est plus depuis bien longtemps, elle ne fait que paraître. Vigo et Kaufman veulent la dévêtir, comme ils le feront avec une femme dans un plan resté célèbre, où des fondus enchaînés présentent successivement une femme habillée différemment avant d’être entièrement nue. La personnification de la ville est aussi présente, bien que moins marquée, puisqu’elle peut apparaître comme un simple caprice érotique. Pour Vigo et Kaufman, il est primordial de quitter cette ville mourante, il faut « prendre son envol » (d’où les plans de l’hydravion), « mettre les voiles » (d’où ceux des bateaux).
Vigo écrivait dans une lettre datée du 7 Octobre 1930 qu’il souhaitait que le film provoque la nausée, et que les images d’ouvriers et les atmosphères d’usine soient un soulagement.
Tout ce qui reste pur à Nice part irrémédiablement en fumée, ce qui conduit A Propos de Nice à se conclure là où la fumée se voit : à l’usine. En marge du reste du film, la fin illustre la pureté par le sourire des travailleurs, la danse ralentie des femmes. Et si la fumée est sale, elle peut au moins espérer suivre le chemin dessiné par les statues d’anges : le doigt pointé vers le ciel, et ses nuages apaisés.