Avec ce prix Nobel de littérature 2012 attribué à l’écrivain chinois Mo Yan, l’académie suédoise semble avoir récompensé un auteur se situant dans le ‘juste milieu’ – selon l’expression de Kong-tseu (Confucius pour nous autres). Ni écrivain officiel, bien sûr, ni officiellement dissident, Mo Yan ne distille pas moins par son œuvre un message particulièrement corrosif autant par les situations qu’il imagine que par son art de les raconter.
Pour autant, au-delà des discussions des uns et des autres sur le mérite de Mo Yan, sur la réaction de la Chine et sur la stratégie secrète, peut-être, de l’Académie Nobel, on peut affirmer que la littérature chinoise contemporaine reçoit ses lettres de nobelisée à l’issue d’un long parcours sur lequel nous aimerions revenir brièvement.
Depuis une bonne dizaine d’années, la Chine est régulièrement considérée avec une crainte respectueuse en raison de son essor économique. Mais l’histoire des rapports entre Chine et Occident est mouvementée, riche et déborde largement les seules questions économiques. La France, au long de cette histoire, eut souvent une place privilégiée. Muriel Détrie nous rappelle [1] qu’il fallut attendre le XVIIe siècle pour que des contacts profonds et durables s’instaurent par l’intermédiaire de jésuites venus évangéliser l’Empire du Milieu et qui s’imposèrent en fait par leur savoir technique, mathématique et astronomique. Hormis les échanges de techniques et d’objets entre les deux royaumes – tels que les laques, les porcelaines, les jardins – ce sont des idées qui transitent, et pas des moindres lorsqu’au XVIIIe siècle Voltaire et Quesnay d’un côté et Montesquieu de l’autre vantent pour les uns la supériorité morale des Chinois ainsi que leur modèle d’une économie politique fondée sur l’agriculture (le modèle physiocrate), et dénonce pour l’autre l’exemple même du despotisme.
A cette époque, le bouddhisme est vaguement connu sous le nom de religion de Fo, mais c’est surtout Confucius, devant l’effigie de qui Voltaire s’inclinait matutinalement, qui est utilisé dans la lutte contre le christianisme en tant que religion révélée : « en amenant les philosophes des Lumières à s’interroger sur les liens entre religion et morale, sur la nature et le rôle de l’État, sur l’élite et le mérite personnel, la Chine qu’ils ont imaginée aura contribué à précipiter la chute de l’ancien régime et du système de valeurs sur lequel il reposait » [2].
L’impérialisme européen et français aura vite raison, dans la seconde moitié du XIXe siècle, des efforts réciproques du passé, et la Chine ne sera bientôt qu’un empire à dépecer pour y exporter des produits manufacturés, l’armée française se déshonorant même en saccageant le Palais d’été en 1860 – palais auquel avaient collaboré les jésuites naguère.
Dans le domaine littéraire, il y avait belle lurette que la Chine n’y était que la guise exotique des considérations d’autochtones européens. Il fallut attendre le XXe siècle pour que les idées de la Chine soient prises au sérieux. Je ne parle pas des idées européennes adoptées par la Chine et qui nourrissent certaines œuvres de Malraux ou l’idéologie maoïste, je parle des créations culturelles originales de la Chine auxquelles un écrivain comme Victor Segalen s’est intéressé, avec sa problématique personnelle, lui qui, par comparaison avec Pierre Loti sous les ordres de qui il servit dans la marine, a plongé dans la culture et la langue chinoises comme aucun poète avant lui. Je parle aussi d’un Kenneth White, fin connaisseur des œuvres classiques de la Chine et de maintes subtilités de sa philosophie. Je parle surtout de ceux qui, au nom d’une idée de l’universalité de la littérature, ont permis que les chef-d’œuvres chinois traversent les frontières et quittent les étagères des spécialistes : les comparatistes, au premier chef desquels René Étiemble.
Qu’on nous comprenne bien : si le travail des sinologues fut et reste indispensable, serait-il aussi diffusé sans un accès plus large aux œuvres littéraires et philosophiques des Chinois ? Grâce à la littérature comparée, les littératures extra-européennes ont gagné un crédit qui n’était pas le leur avant que la perspective d’une littérature mondiale ne s’impose. Elles sont sorties de leur provincialisme et ont été prises au sérieux dès lors qu’une comparaison avec les œuvres occidentales a été rendue possible.
De fait, avant de lire Gao Xingjian et Mo Yan, les lecteurs occidentaux ont d’abord lu, à partir de 1956, dans la collection Connaissance de l’Orient, de nombreux ouvrages traduits du chinois. Plus tard, à partir de 1978, le même Étiemble fera entrer dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque de la Pléiade (en préfaçant certains d’entre eux) les volumes chinois suivants :
– Au bord de l’eau (Shui-hu-zhuan) de Luo Guan-Zhong en 1978
– Les philosophes taoïstes en 1980 (tome 1) et 2003 (tome 2)
– Le rêve dans le pavillon rouge (Hong lou meng) de Cao Xueqin en 1981
– Fleur en fiole d’or (Jing Ping Mei) en 1985
– La Pérégrination vers l’Ouest (Xiyou ji) de Wu Cheng’en en 1991
– Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois - Contes chinois des Ming en 1996
La réussite des ces collections incita, à partir de 1986, l’éditeur Philippe Picquier à proposer à son tour les littératures asiatiques et offre l’exemple d’une maison d’édition qui ne vit que de cela.
Ainsi le prix Nobel de littérature Mo Yan doit-il être apprécié comme son personnage de la Carte au trésor recommande de le faire pour les raviolis : il faut en sucer le jus avant d’en déguster la partie solide.