Parler, aujourd’hui, d’écriture féminine, est toujours problématique et sujet à polémique. L’écriture féminine est marginale et marginalisée. Elle a été et reste le lieu d’un conflit entre le profond désir d’écrire de la femme et une société qui manifeste à l’égard de ce désir soit un refus marqué, parfois même une franche hostilité, soit cette forme que l’on dira atténuée, et qui pourtant est bien pire, qu’est l’ironie ou la dépréciation systématique et complètement injustifiée. Il faut donc se garder d’établir une ségrégation entre écriture masculine et écriture féminine mais faut-il pour autant nier la spécificité de l’écriture féminine ?
Le désir féminin d’écrire est souvent jugé subversif, ou parfaitement inutile. Le rejet de la société à l’égard de la femme qui écrit peut aller jusqu’à la destruction des textes en passant par le refus de la transmission, sinon pourquoi Madame de Lafayette n’aurait-elle pas signé La Princesse de Clèves, ce drame de la parole toujours différée, parce que refusée à la femme ? A notre époque, l’hostilité face à la femme qui se targue d’écrire prend une forme non moins abjecte qui consiste à lui attribuer une petite place, toujours en marge des écrits des hommes, toujours inférieure, voire à la reléguer dans une para-littérature. Certains lecteurs masculins avouent ne pas lire d’auteurs féminins, même s’ils admettent avec un petit sourire condescendant que « cela » existe, car ils n’ont pas le temps, préférant aller à l’essentiel !
Et pourtant, l’écriture des femmes a une réelle et belle existence. Elle est la marque d’une différence, reconnaissable à un certain accent. Plus la société empêchait les femmes d’affirmer leur identité, plus elles la revendiquaient dans leurs textes, c’est la raison essentielle pour laquelle les genres littéraires qui ont été les plus représentés dans la littérature féminine sont ceux qui permettent au « je » de s’exprimer, autrement dit le lieu de l’intime : poésie, lettre, journal, autobiographie et roman.
Les femmes ressentent la vie différemment, n’ont pas les mêmes aspirations que les hommes (même si l’époque moderne voit les mêmes désirs chez les deux sexes). Virginia Woolf, lorsqu’elle imagine les révolutions turques dans Orlando, ne s’attache pas du tout à l’aspect guerrier. Tout devient irréel et fantasmatique car l’important n’est pas dans ces affrontements militaires, mais dans la métamorphose qui s’accomplit chez le personnage et qui va lui permettre de retrouver son identité féminine. La littérature féminine est à la recherche d’une autre réalité, cette « ouate indéfinissable » qu’évoquait Virginia Woolf (Instants de vie). Dans cette recherche d’une autre réalité, parce qu’on les avait exclues (et certaines femmes le sont encore) de la grande scène du monde, les femmes ont excellé dans certains genres mais aussi dans des catégories esthétiques très marquées comme le merveilleux (le fantastique étant plutôt l’apanage masculin puisqu’il propose toujours au lecteur deux explications possibles : l’une rationnelle et l’autre irrationnelle) où réel et surnaturel vont de concert. Ecrire que les femmes se sont complu dans tel domaine plutôt que dans tel autre n’a bien entendu aucune valeur de généralité et ne signifie pas qu’elles y sont les seules maîtresses. L’auteur masculin qui apparaissait à Virginia Woolf comme l’objection fondamentale faite à l’écriture féminine, c’était Marcel Proust. En effet, bon nombre des caractéristiques que nous avons pu relever dans l’écriture féminine se retrouvent chez l’auteur de La Recherche. La lecture de l’écrivain français décourageait la romancière anglaise, tant elle avait le sentiment qu’il avait déjà écrit exactement ce qu’elle voulait dire.
Cependant, on remarque, par exemple, que l’enfance est cette « spacieuse cathédrale » (Virginia Woolf, Instants de vie) où les femmes, davantage que les auteurs masculins, aiment à revenir, peut-être parce qu’elles acceptent davantage l’irrationnel, qu’elles savent se pencher sur d’infimes détails, qu’elles ont la nostalgie d’un langage antérieur au langage, fait de sensations et d’images. Dans L’épouvante, l’émerveillement, Béatrice Beck tente une expérience limite : Paméla, de deux mois à treize ans, se raconte. Les mots que l’auteure prête à l’enfant composent un étonnant tableau enchanté et cruel de la découverte du monde, de la connaissance de l’autre, de l’apprentissage du langage, de la peur, du plaisir. L’auteure dresse ici un déroutant portrait de la féminité.
Si la femme est aussi le sujet de l’écriture, c’est parce que la femme qui écrit éprouve une fascination pour l’autre femme ; on retrouve toujours, dans les romans, à côté de l’héroïne, une amie, une sœur, une confidente qui lui sert de miroir. Tantôt elle exacerbera le narcissisme en étant très proche de l’héroïne, tantôt, dans sa radicale différence, elle permettra à l’autre de comprendre la femme qu’elle n’est pas, qu’elle souhaiterait (ou ne voudrait pas) devenir.
L’écriture féminine, c’est aussi celle du corps, enfin unifié et non plus morcelé comme dans les écrits masculins (les yeux, un sein, une chevelure, etc). La femme qui écrit parle de son corps comme elle le sent et non pas comme les autres le voient. Colette, s’affranchissant du regard vicieux de Willy, nous donne à voir Claudine différemment et La retraite sentimentale est à cet égard une nouvelle façon d’inscrire le corps féminin dans le texte. L’écriture féminine est une écriture du Dedans (Hélène Cixous, Dedans), de l’intérieur du corps, de l’intérieur de la maison. Nostalgie de la Mère et de la mer (Marguerite Duras, Virginia Woolf). L’écriture, chez les femmes qui écrivent, est souvent un moyen de ressusciter le corps mort de la mère. Tout d’abord parce que le récit revient toujours à elle (Un Barrage contre le Pacifique, L’Amant, La Promenade au phare) mais aussi parce que l’acte même d’écrire est un processus magique qui permet de faire surgir son propre visage au miroir de la morte. C’est pourquoi il faut défendre farouchement cette « chambre à soi » contre les agressions de l’extérieur, contre les hommes armés pour détruire, contre tous ces viols symboliques qui empêchent la femme d’écrire et de retrouver son identité au miroir de l’écriture.
Si l’écriture des femmes dérange, irrite ou ravit, c’est qu’elle est terre de transgression. En effet, comme le confiait Marguerite Duras à Xavière Gauthier, la femme « est beaucoup plus proche de la folie… Du moment qu’elle est beaucoup plus proche de toutes les transgressions » (Les Parleuses). Cette possibilité de la femme d’errer aux confins de la folie, c’est une véritable force, celle de Lol V. Stein qui erre dans la ville, cette femme qu’aucun homme ne veut réellement connaître parce qu’elle fait peur. Ecriture féminine, écriture du désir, du silence enfin entendu, que je vous invite à découvrir et redécouvrir dans cette sélection, parce que les écrits des femmes me passionnent et ne manqueront pas de vous fasciner…
Index des articles choisis
Du 16 au 22 août :
Marie NDiaye, une femme puissante
De l’Ovaire à l’Absolu, Journal de Catherine Pozzi (extraits)
Marguerite Duras, voyante et visionnaire
Chinatown
Thuân ou le roman comme recherche
Les tarentes, extrait du roman "A la rigueur"
Sous le soleil noir de Denitza Bantcheva
Du 23 au 29 août :
Le Fou visionnaire de Virginia Woolf
Anjana Appachana contre la concaténation des femmes
Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie
Wendy Guerra, la mémoire cubaine
La convocation (extrait)
La convocation ou l’absurdité totalitaire (à propos du roman d’Herta Müller)