Le dernier roman de Denitza Bantcheva débute comme un avertissement : la narratrice, en route pour l’aéroport où elle doit retrouver son jeune demi-frère, manque d’avoir un accident. Le pire est évité et elle assiste, spectatrice inutile, « au petit chaos humain » qui se joue quelques mètres plus loin.
Pourtant, l’été semble bien engagé pour cette scénariste à succès qui se retire dans une belle maison de la côte méditerranéenne afin de réfléchir et faire le point sur son existence. Le paysage est magnifique, il fait un temps superbe, la narratrice jouit d’une situation professionnelle tout à fait satisfaisante et va même voir se concrétiser un projet de cinéma qui lui tenait particulièrement à cœur. C’est une amoureuse aimée et une femme qui a la chance d’avoir de solides amitiés (d’ailleurs, les ami(e)s se succèdent dans la villa durant ce fameux été). La présence de Lucas, le demi-frère adolescent, qui au départ avait été une source d’inquiétude pour la jeune femme, va finalement se révéler stimulante. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? Quelle est cette ombre qui étend ses longues mains noires au-dessus de la narratrice ? D’où vient cette tension, cette impression, sans cesse grandissante, que la catastrophe est imminente ?
Femmes de lettres, comme sa créatrice, la narratrice se désespère de l’affaiblissement croissant du langage dans notre société, de ce manque à dire, cette économie de mots qui ne fait que déstabiliser les individus et les entraîne immanquablement dans l’incommunicabilité. Terreur de celle qui écrit et qui craint de ne pas être comprise faute d’une langue pour le faire. Obsession de la scénariste qui se demande si ses dialogues seront encore compréhensibles dans dix ans dans une époque où plus personne ne s’exprime autrement qu’en clichés. Pessimisme, peur de la fin de l’écriture. Crainte de l’oubli des choses passées dans un monde où seul compte le présent immédiat.
Pourquoi la narratrice laisse-t-elle un exemplaire de L’Enfer de Dante sous les yeux de ses invités ? Elle se dit « curieuse de voir l’effet que la vision de L’Enfer en édition de poche allait provoquer chez Philippine, Mathilde, Gilbert et d’autres ». Pour quelle raison ? Elle ne semble pas le savoir et élude en se moquant de son lecteur-spectateur : « Si vous croyez déjà deviner la nature du projet, mon spectateur potentiel, je dois vous prévenir que vous ne disposez même pas du dixième des données nécessaires pour le comprendre. » Que cache-t-elle ? Quel passé cherche-t-elle à retrouver ? Quel enfer personnel ? Les mots ne sont plus aptes à dire et l’innommable se laisse tout juste entr’apercevoir, parfois sous la forme de tarentes, ces choses noires qui décorent les plafonds de la villa, de terribles lézardes ouvertes comme des plaies béantes.
On ne peut que souligner la noirceur de ce roman sous sa légèreté feinte, mais nécessaire, car il faut bien trouver des échappatoires, des moyens de supporter l’existence, « à la rigueur », c’est bien ce que fait la narratrice qui garde cependant ouverte la possibilité du suicide. Denitza Bantcheva nous entraîne là où nous ne voulons pas aller, dans les rets du temps et de la mémoire, avec une grande subtilité et une lucidité sans faille confirmant ainsi son immense talent.