« Je » ne suis pas dans la tête des Russes ni dans celle de quiconque, je regarde les tactiques et la stratégie de défense ou d’attaque telles qu’elles sont justifiées par leurs protagonistes de part et d’autre dans leurs Presses populaires ou spécialisées respectives, et je les compare. C’est à partir de ce petit travail que j’édifie ensuite ma pensée — qui n’est de toutes façons pas un jugement. Je ne parle pas de l’organisation de la société russe ni de la manière dont elle est gouvernée. Je parle de la politique étrangère et de la géopolitique russes dans ce qu’il est possible d’en ressentir le jeu.
Je pense que les Russes défendent leur présence à la fois géopolitique et géostratégique et leurs moyens diplomatiques au Moyen Orient, parmi laquelle leurs ports militaires vers la Méditerranée jouent un rôle d’appui nécessaire — marquage dialectique de la stratégie d’encerclement et de confinement européen de la Russie par l’OTAN, tant qu’on envisage le maintien d’une paix internationale entre les grandes puissances, dans laquelle il n’y aurait ni soumis ni dominant. Ce dispositif est en outre sensé permettre la réalité des libertés politiques souveraines des plus petites puissances alliées ou indépendantes. Donc un équilibre des forces en présence, une sorte de coexistence pacifique empêchant les prédations réciproques. Concernant la Russie, cela concerne y compris le bornage des ports russes en Crimée, après que la langue russe, autrement dit la population russophone, aient été d’emblée bannies de la nouvelle Ukraine — avant toute action de la Russie.
De plus, vu la violence multiple et concurrentielle des parties en présence avant celle des Russes en Syrie, tout de même la leur ne datant pas de plus de deux mois à ce jour, dans une guerre qui dure depuis 2011, les Russes n’avaient pas d’autre moyen, pour faire respecter leur existence géopolitique, que d’entrer dans la danse au moment où le dernier lambeau de légitimité syrienne allait tomber, et donc en confortant ce camp — son camp de toujours, mais qui se trouve être l’ultime existence nationale internationalement représentative, (et ce n’est pas la question de l’intégrité territoriale mais du statut de l’État dans le droit international), même si son chef d’État et son parti ne sont plus considérés comme une partie syrienne par les forces d’ingérence et d’occupation et une part de la population.
Comme les Russes sont encerclés par les missiles de l’OTAN, si la Syrie tombait — ce qui ne pourrait donner autre chose que l’Iraq ou la Libye, dans l’état actuel de la dispersion des rivalités armées et des mercenaires occupant le pays, — et comme il y a un accord irano-américain, non seulement les Russes seraient exclus de la région, ce qu’en toute raison le chef d’État d’une grande puissance comme la Russie frontalière du Proche Orient, devant la population qu’il représente, non seulement des chrétiens orthodoxes en grand nombre, mais encore de nombreux musulmans dont immigrés d’Asie centrale, à Moscou, ne pourrait considérer comme une perspective vitale pour son pays, ni comme un avenir international partagé, mais davantage : les Russes seraient menacés dans leur sécurité intérieure à cause de certains États à majorité musulmane de la Fédération qui sont infiltrés par les services secrets saoudiens, relayés par des activistes tchétchènes (pour ne parler que d’eux, fondés par la guerre sanglante sans merci que Moscou leur avait menée contre la sécession).
C’est pourquoi Poutine à la tête d’un pays où les croyances existent en force, avant d’entrer dans le grand jeu syrien, a pris soin d’inaugurer la grande mosquée qu’il a faite construire à Moscou, pour un message clair d’intégration sociale des musulmans en termes de raison d’État — par conséquent respectable par toute la société russe.
Le camp russe ce n’est pas tant al-Assad que la Syrie telle qu’elle demeure encore reconnue par l’ONU, et quand Lavrov le dit, c’est tout simplement réel. Mieux vaut le dire deux fois plutôt qu’une : une bribe symbolique mais qui siège encore à l’ONU. Qu’ils l’aident à ne pas s’effondrer est tout simplement cohérent dès lors qu’on se pose le problème de cette façon et de la façon suivante...
Si al-Assad tombe, on sait déjà ce que cela produira, on en a des exemples au moins en trois points du monde dont deux où les dictateurs ont été exécutés, l’un après avoir été jugé, l’autre extra-judiciairement : pourquoi Obama lui-même redoute-t-il la perspective de cette chute, même s’il a des opposants influents qui agissent dans ce sens ? Sinon, il y a belle lurette que le cas al-Assad serait réglé par exemple par un assassinat — comme le régime syrien a des traîtres au plus haut niveau de ses propres rangs, notamment des militaires qui se sont retournés, après avoir peut-être commis des actes abusifs pour le desservir en son nom : n’auraient-ils pu l’assassiner ? Si cela leur avait été opportunément demandé l’assassinat aurait été possible ; or il n’a pas été commis (du moins pas encore et mieux vaudrait qu’il demeurât à ne pas l’être, même si le monsieur visé n’est pas sympathique aux yeux de ses adversaires).
Il y a des pourparlers de paix qui ont commencé au Kazachstan, considéré comme un État crédible pour avoir reçu les rencontres de l’OCDE.
Ces pourparlers prévoient un gouvernement de transition avec le régime et al-Assad parmi les membres, menant à une réforme constitutionnelle laïque — nécessaire pour assurer le respect des droits des nombreuses minorités qui composent le peuple syrien — qui ouvre l’issue de cette période par des élections justes. Ces pourparlers sont sensés constituer la base de l’ordre du jour des rencontres de paix dont celle de Vienne qui vient d’avoir lieu. Il semble — on comprend mal pourquoi monsieur Kerry s’y autorise puisqu’il avait lui-même légitimé ces rencontres — que les Américains aient pris sur eux de modifier les conditions du départ d’al-Assad tel qu’il avait été convenu lors de la dernière rencontre, pour le présenter à Vienne.
Qu’al-Assad s’engage à démissionner au cours du processus de transition ou ne soit pas candidat aux élections, plutôt que son maintien ou son départ soient réglés électoralement, est une question qui paraît demeurer à l’ordre du jour. Mais en tout état de cause, cela ne devrait concerner que les Syriens, pas les forces d’ingérence ni celles de l’occupation.
Ce n’est sûrement pas en le constituant comme un monstre qu’on parviendra à son effacement qui dans ce cas reviendrait à menacer sa vie.
Mais avant ces élections : comment celles-ci pourraient être possibles et organisées de façon incontestable si la nationalité syrienne tant pour la population au dedans que pour la diaspora n’était pas confirmée ? Dans quels établissements civiques en Syrie et/ou diplomatiques syriens officiels dans le monde cela pourrait-il avoir lieu ? Et quel peuple, sinon de nationalité syrienne pourrait voter ? D’où la nécessité juridique de maintenir jusqu’à ce terme la Syrie plurielle d’al-Assad internationalement reconnue avant la guerre. Sans présumer de ses frontières ultérieurement.
Je n’imagine même pas qu’il existe des personnes, réfléchissant dans un cadre de coexistence commun pour tous, qui puissent penser internationalement possible de légitimer, sous la forme d’un électorat de fait, des occupants installés en colonies de peuplement ; car telle est la condition principale des habitants actuels sur les lieux des biens détruits ou spoliés des quelques 11 millions de Syriens en exode ! Et s’il existe de gentils occidentaux comme moi, mais pensant à l’inverse de mon opinion, qui imaginent cela possible, imaginent-ils en prime la violence mondiale contre tout consensus légal et juridique d’un partage international possible ? De plus, certains Syriens veulent revenir.
Les souverainetés nationales maintiennent le dernier sens pertinent des démocraties régionales pour la paix, non les nationalismes guerriers — religieux ou non — (mais al-Assad tout comme les Kurdes et même comme certains de ses opposants, loin de tout expansionnisme, ne demande même pas la reconstitution générale du territoire syrien, seulement le maintien d’un territoire de sécurité pour une société multi-culturelle parmi laquelle les Alaouites), dans un monde global qui devrait être équilibré par la paix plutôt que par la guerre. Seulement il est des partenaires invités à Vienne qui veulent maintenir la grande Syrie même si elle est devenue improbable telle qu’elle a été restructurée de fait par la guerre. Il faut dire que la position du Mouvement pour la société pluraliste avait pu prendre son parti d’une division fédérée. Néanmoins ce mouvement veut aussi empêcher d’isoler le patrimoine antique de la Syrie par rapport au reste du monde, après ce qui s’est passé à Palmyre.
« La Syrie, un passé glorieux, un présent médiocre et un avenir que nous hypothéquons.
Nous ne pouvons construire l’avenir sans notre mémoire historique et si nous perdions cette mémoire cela signifierait que nous avons éliminé toute opportunité que nous pourrions créer pour un avenir digne de la civilisation passée de la Syrie. » Randa Kassis, Présidente du Mouvement de la société pluraliste [1].
Ce qui est devenu non seulement une question syrienne hautement politique sur le sens du pluralisme syrien, est aussi à l’ordre du jour international du maintien de l’histoire de l’humanité, depuis que la destruction du patrimoine mondial du Proche Orient a commencé lors de la guerre d’Iraq — lequel avait été considérée comme un dommage collatéral des actes de l’occupant, jusqu’à présent. Maintenant la pierre après le pillage est l’otage contre les habitants. Les destructions à Palmyre évoquent ce qui les avait anticipées au Mali. De la communication iconoclaste jusqu’à la cible concrète, les actes guerriers des forces d’ingérence au Yemen ont déjà largement dépassé le stade de l’information tandis que l’éradication des villes millénaires se généralise.
Ceux qui dénient que des élections nationales constituent une solution raisonnable à la question d’al-Assad — une fois les réformes démocratiques pluralistes assurées avec lui et son parti pour les admettre, — là je les juge : sont des fous. Sans prospective d’un avenir immédiat et futur qui n’advienne pas en instabilité violente durable,, comme dès à présent l’exemple nous est donné de part et d’autre, en Libye et en Iraq, avec le contre-exemple de la stabilité de l’Égypte, tout autant négative (renversement d’une dictature militaire, constitution démocratique d’une dictature sociale de la majorité communautaire — par défaillance juridique de la constitution qui a servi de base, — et putsch pour la restauration de la dictature militaire). Dans tous les cas un chaos morbide perpétuel sur fond de radicalisations revanchardes au long de la succession des décennies, dans un État imposé par l’ingérence et l’occupation...
En ajoutant le mauvais travail dans les consciences que cela produirait au sein des pays d’Europe où de larges minorités se sentiraient davantage flouées — d’autant plus que le problème de la Palestine, qui est loin d’être étranger à la guerre de Syrie, ne parvienne pas à un règlement équitable, lequel à ce stade de colonisation israélienne globale des territoires palestiniens dans les limites de 1967, concédés aux palestiniens dans les accords d’Oslo, ne pourrait plus être pour le moins qu’un Etat bi-national égalitaire pour tous, et pour le plus : une seule démocratie pour tous. Et ce n’est pas demain la veille, sauf accident.
Je dirais même que de la possibilité d’un règlement démocratique en Syrie dépendent le statut démocratique possible du Liban, et la résolution du problème palestinien. Voilà pourquoi je souhaite de tous mes vœux que la guerre en Syrie s’achève par une résolution démocratique nationale internationalement reconnue, et le plus vite possible, al-Assad ou pas, pourvu que démocratie constitutionnelle pour tous il y ait.