T. a disparu. Après avoir attendu quarante-huit heures comme l’exige le code pénal, la police a envoyé l’avis de recherche sur l’ensemble du territoire national. Juste avant cela, pendant la soirée, j’ai dû passer deux interrogatoires, l’un à 18h avec l’adjoint du commissaire de police du quartier, l’autre, une heure et demie plus tard, avec le commissaire lui-même. Comme je me suis montré calme et patient, et que mes réponses avaient l’air cohérent, on m’a promis de me laisser tranquille par la suite. Pourquoi en aurait-il été autrement, puisque tous les deux m’ont posé des questions assez simples auxquelles j’ai donné des réponses claires, honnêtes et évidemment, identiques. Ils ont semblé croire à ce que j’avais raconté. À aucun moment ils n’ont essayé de me cuisiner ou de me piéger. Dans l’ensemble, ils avaient une attitude très polie, voire élégante, dont témoigne le fait qu’ils m’ont convoqué à des moments qui ne risquaient pas de déranger mon travail au bureau, tout comme le fait qu’ils m’ont apporté eux-mêmes un café bien chaud (sans oublier le sucrier) qu’ils avaient préparé dans le coin de cuisine réservé à l’usage des employés du commissariat. Leurs rapports sur mes déclarations ont noté exactement les mêmes contenus, à la virgule près, au point que j’avais l’impression de les connaître par cœur et que je peux maintenant les répéter sans difficulté. Les voici :
T. quitte en général son bureau à 17h15 pour aller chercher notre fille Hannah à 17h55 à la maternelle car celle-ci ferme à 18h selon le règlement lu par le directeur lors de la première réunion des parents d’élèves. Avant-hier, vers 19h, j’étais encore au bureau quand au téléphone, un policier m’a dit de venir immédiatement au commissariat : Hannah m’attendait depuis une heure, personne n’était allé la chercher à la sortie de l’école. À mon arrivée, une policière l’avait fait dîner. J’ai montré ma carte d’identité puis signé un papier, avant de repartir avec elle. Nous sommes rentrés à la maison vers 20h30 toujours sans aucune nouvelle de T. Avant d’aller me coucher, j’ai téléphoné au commissariat pour signaler la disparition de T. Le lendemain matin, je suis arrivé au bureau avec un quart d’heure de retard après avoir conduit Hannah à la maternelle, et l’après-midi j’ai demandé l’autorisation de partir une heure plus tôt. Dans la journée, j’ai profité d’un moment de liberté pour appeler le bureau de T. Le gardien et deux de ses collègues m’ont affirmé l’avoir vue partir la veille à 17h10. T. n’a en France ni parent ni ami proche. La seule personne qu’elle voyait de temps à autre était Xuân, une femme qui avait suivi avec elle, au début de leur arrivée à Paris, un cours de français dispensé par une association catholique. J’ai trouvé dans l’annuaire le numéro de Xuân, laquelle m’a répondu, pressée d’aller au travail, qu’elle n’avait pas reçu d’appel de T. depuis six mois.
Il est peu probable que T. soit partie à Saigon voir sa famille. Elle m’aurait tenu au courant d’un aussi grand voyage. J’ai également appelé la banque et appris que depuis le dernier prélèvement mensuel sur notre plan d’épargne de logement, notre compte joint n’avait été débité d’aucune dépense importante. Notre conseiller m’a gentiment envoyé par fax le relevé des trois dernières semaines. Après un examen minutieux, je n’y ai rien trouvé de particulier : il n’y avait que des sommes inférieures à 100 euros, destinées en général aux courses et dépenses domestiques.
Je n’ai parlé à personne de la disparition de T. Comme elle, je n’ai pas de famille proche. Née apparemment d’une union illégitime entre un riche commerçant et une femme entretenue, ma mère avait passé son enfance dans un orphelinat près de Hanoi. J’ignore ce qu’elle avait fait pour gagner sa vie une fois sortie de cet établissement et comment elle était allée jusqu’à Saigon où elle avait ensuite rencontré mon père – celui-ci l’épouserait puis l’emmènerait en France quelques années après la chute de Dien Bien Phu. Du côté de mon père, ce n’est pas une tribu non plus : de tout son cousinage éparpillé dans les départements du Nord, j’avais, par hasard, fait la connaissance d’une seule cousine croisée une ou deux fois depuis (elle habitait non loin de mon quartier, je crois). Ma mère est décédée d’un infarctus lorsque j’étais encore au lycée. Peu de temps après, mon père est sorti avec une femme apparemment très jeune, à peine plus âgée que moi, puis il a changé sans arrêt de maîtresse. Pourtant, je ne les ai jamais rencontrées (je n’avais aucune intention de le faire). Complètement indifférent à l’égard de la vie intime de mon père, je n’avais pas de préjugé sur le libertinage des hommes. De toute façon, ma mère était morte et mon père était donc libre de faire ce qu’il voulait. Comme il subvenait à ma vie matérielle, je n’avais rien à lui reprocher. Quoique nous partagions le même appartement familial, il m’est rarement arrivé de le voir. Il rentrait en général très tard et découchait souvent. Cinq ans plus tard, après mon départ pour Paris, sans doute trop fatigué par ces relations ou pour une autre raison que j’ignore, il s’est remarié avec une femme que jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais croisée. A la naissance de leur premier enfant, ils ont déménagé dans une petite ville du Sud.
Ils ne sont pas venus à mon mariage. En réalité, nous n’avons pas fait de fête ni envoyé de faire-part. La cérémonie à la mairie terminée, nous sommes allés avec les deux témoins dans un restaurant proche où j’avais réservé une table pour quatre. Après la naissance d’Hannah, j’ai envoyé une photo d’elle à mon père (pour être sincère, je n’avais pas pensé à le faire mais un jour, tombé sur ma cousine dans un supermarché près de chez moi, j’ai pris conscience que je n’en avais aucune quand elle m’a demandé de ses nouvelles - cela m’a un peu gêné). Immédiatement, j’ai reçu la réponse de mon père. C’était la première fois que je l’ai senti ému. Dans une lettre manuscrite, sur presque toute une page de format A4, il a parlé de sa vie dans cette ville du Sud, de son travail comme administrateur d’une usine de fabrication de pièces d’automobiles, sans manifester ni de satisfaction ni de mécontentement. À la fin, il nous a remerciés de l’avoir rendu grand-père. Il a offert à Hannah (qu’il appelait « ma toute petite-fille chérie ») un album de timbres de papillons tropicaux aux couleurs magnifiques, sur la dernière page duquel il a écrit qu’il espérait que plus tard, la petite compléterait la collection. Cette page, Hannah l’a déchirée puis égarée quelque part, mais l’album est toujours sur une étagère de sa chambre, même si elle le regarde de moins de moins.
J’ai oublié de préciser que mon père avait joint à sa lettre une photo de sa propre famille. Sur la photo, il n’avait pas beaucoup changé – pas de cheveux blancs ni de rides au visage. Sa femme, assez forte, n’était ni douce ni sévère. Au milieu se trouvait un garçon d’une dizaine d’années. C’est seulement à ce moment-là que j’ai appris qu’ils avaient un fils. C’est aussi la seule fois où j’ai vu, tout au moins sur cette photo, mes « proches » - ma belle-mère et mon demi-frère. Puis je n’ai plus reçu aucune nouvelle d’eux pendant cinq ans. Je suis sûr de la date car c’était peu de temps après la naissance d’Hannah.
Au terme des deux entretiens, le commissaire et son adjoint m’ont dit qu’ils ne me convoqueraient plus. Ils m’ont donné chacun leur carte de visite avec leurs numéros de portable avant de me serrer la main : « Si vous avez des nouvelles ou si vous vous souvenez de quelque chose, contactez-nous tout de suite, même à des heures tardives », m’ont-ils dit. « À quelle heure au plus tard ? », ai-je demandé d’un air naturel. « Minuit ! Si je ne suis pas là, laissez-moi un message », m’a répondu le commissaire. Son adjoint, après quelque hésitation, a ajouté : « Ceci dit, vous n’aurez aucune nouvelle. C’est un cas apparemment complexe ! » avant de me taper à l’épaule : « Ainsi va la vie. Pas la peine d’être triste ! ».
Aujourd’hui, deux jours après l’événement, j’ai reçu au bureau l’appel d’un inconnu. Il se nomme Delon, capitaine de la police et chargé par le service des affaires civiles de suivre l’enquête sur l’ensemble du territoire français. Il répète encore son nom. Je regarde furtivement Paul, puis dis à voix basse que je le recontacterai à l’heure du déjeuner. À l’autre bout du fil, il clappe de la langue en signe d’insatisfaction, mais me laisse son numéro avant de raccrocher de manière assez sèche. Paul ne réagit pas, ignorant sans doute la disparition de T. Par ailleurs, ces derniers jours tous mes collègues sont pris par le projet d’une nouvelle filiale de fabrication de produits pharmaceutiques en Europe de l’Est. Quant à moi, je n’ai pas de notion de projet, ancien ou nouveau, car je suis comptable et mon travail consiste à établir des fiches de paye. Bien que la loi Aubry implique une semaine de trente-cinq heures, je ne quitte jamais le bureau avant 19h, même le vendredi. À vrai dire, je travaille presque trente pour cent de plus que la durée fixée par la loi. Et il en va de même pour les autres employés de la société. C’est pire pour les chefs. La plupart d’entre nous touchent le treizième mois de salaire, une sorte de prime, ce que précise notre contrat de travail. C’est pourquoi la nouvelle loi du travail, quoique diffusée dans tous les médias, n’a pas réussi à percer le portail en acier très haut et très large de notre société. Autrement dit, Aubry c’est un mot tabou. Mes collègues discutent autant qu’ils veulent d’Hitler, Fidel Castro, Ben Laden, Chirac… ou de n’importe quel membre du gouvernement, sujets souvent enrichis par nos chefs parfois inspirés, mais personne ne parle de Martine Aubry. Ainsi, pour justifier le fait que je devais arriver tard et partir tôt à cause d’Hannah, j’ai simplement dit que ma femme était malade. Brunel, mon supérieur hiérarchique (il est au même étage que moi, un bureau plus loin), a fait un signe de tête qui ne signifiait ni oui ni non, les yeux rivés sur l’écran d’ordinateur, mais je suis sûr qu’il a enregistré tout ce que j’ai dit. De manière inexplicable, j’ai l’impression qu’il connaît tous les détails de ma vie privée. Une fois par exemple il m’a demandé des nouvelles de T., ce qui m’a fait presque sursauter car je n’avais jamais parlé de ma famille à quiconque au bureau, mes collègues ne connaissaient ni le nom de ma femme ni celui de ma fille. Par chance, son téléphone a sonné et il m’a fait signe de sortir. Cette fois-ci, j’ai craint également des questions de Brunel. Heureusement il n’a rien dit. Le marché pharmaceutique est devenu très concurrentiel en Europe de l’Est, nous devons faire face à nombre d’adversaires dont les plus redoutables viennent d’Allemagne.
Ce soir-là, j’ai proposé au couple de concierges d’accompagner puis de chercher Hannah à l’école, soit un service de trois heures au total, contre 21 euros par jour. Si je rentrais trop tard, ils la baigneraient et la feraient dîner, et je réglerais ce complément à la fin du mois. Ils m’ont demandé, en contrepartie, de payer en liquide et de ne rien déclarer. À vrai dire, leur proposition n’était pas intéressante pour moi car une fois déclarée, je pourrais déduire cette somme de nos impôts. Mais je n’avais pas d’autre solution. En outre, le fait qu’ils habitent au rez-de-chaussée est très pratique pour moi. Je laisserais ainsi Hannah chez eux avant de partir au travail et passerais la récupérer le soir sans perdre une minute de plus. En me raccompagnant à la porte, la concierge qui n’a sans doute pas pu se retenir, m’a demandé si j’avais des nouvelles de « Madame » avant de se tourner vers son mari, qui lui faisait les gros yeux. Sans lui répondre, je me suis glissé dans l’ascenseur.
À l’heure du déjeuner, je descends à la cantine acheter un menu express composé d’un sandwich au jambon et d’un jus de fruit puis rejoins d’un pas rapide mon bureau. J’attends que Paul soit bien parti pour composer le numéro de Delon. À deux reprises, ce dernier précise que l’affaire ne dépend plus du commissariat du quartier et que d’après son expérience, elle a l’air « plus grave que prévu ». Puis sans attendre de connaître l’effet de son propos sur moi, il me demande de lui fournir la photo la plus récente de T. Cela veut dire que depuis deux jours la police la cherche « sur tout le territoire français » sans aucune photo d’elle. Quelle blague ! « Que la police cherche elle-même cette photo. Au ministère de l’intérieur ou à l’office des Migrations Internationales, vous trouverez son dossier de demande de naturalisation », dis-je en grommelant. Delon fait semblant de ne pas m’avoir entendu : « N’y a-t-il pas une photo de Madame dans ses tiroirs ? ». Je lui réponds que je n’ai pas l’habitude de fouiller dans les affaires des autres. Vraisemblablement incrédule, Delon garde le silence pendant un bon moment avant de raccrocher. Je lance le sandwich dans la poubelle, bois une gorgée de jus d’orange puis jette la canette presque pleine. Le liquide, éjecté, imprime une grosse tâche sur le tapis, mais je n’ai pas envie de l’essuyer.
J’ai donc sauté un déjeuner pour la première fois depuis longtemps, et cela à cause du propos tout à fait futile d’un flic ! T. a disparu mais ce n’est pas ma faute. On n’a pas le droit de me traiter ainsi. La police n’a pas le droit de douter de mon innocence. Qu’on me laisse travailler tranquillement ! Il suffit que j’abandonne mon boulot seulement une heure sans autorisation pour que mes patrons m’invitent à rester chez moi pour toujours. Avec tous les nouveaux diplômés qui sortent chaque année des écoles de comptabilité, avec tous les comptables au chômage qui font la queue tous les mois devant les ANPE, avec toutes les candidatures d’agents comptables qu’ils reçoivent chaque jour, ils ne me permettront jamais de perdre mon temps à la recherche d’une photo.
Ce sentiment désagréable m’habite continuellement jusqu’au début de l’après-midi lorsque Paul et un autre collègue entrent dans le bureau, tout heureux car aujourd’hui le bifteck de la cantine était assez réussi, c’est-à-dire cuit à point. Apparemment, le vin aussi y est meilleur depuis quelque temps, nos patrons ayant accepté d’y mettre un peu plus de moyens – je le sais parce que notre service de comptabilité connaît les dépenses de l’entreprise au centime près. Le regard rivé sur moi, Paul me demande si je veux un café. L’autre collègue lui glisse avec un clin d’œil complice qu’il leur faut un café serré pour digérer ce morceau de bifteck de deux cents grammes au moins. « Quand les muscles du ventre sont tendus, ceux de l’œil sont détendus ! Si je pouvais faire la sieste dans un coin de bureau ! » ajoute-il. Avec indifférence, j’acquiesce d’un léger hochement de tête. Rien dans mon estomac n’a besoin d’être digéré, lequel commence à gargouiller, un glouglou que je suis le seul à entendre. Paul sort de la pièce puis revient au bout de quelques minutes avec trois tasses en plastique fumantes avant d’en placer une devant moi. L’odeur du café et la vue des volutes de fumée me décontractent. Paul continue à bavarder tandis que l’autre déclare : « …par derrière, c’est la façon qui plaît le plus aux femmes… ». « N’importe où ! », commente Paul d’une voix basse. Leurs propos ne m’étonnent pas du tout. Quelle que soit la qualité de la nourriture qu’ils ont trouvée à la cantine, mes collègues parlent de cul après le déjeuner. L’estomac et le sexe sont étroitement liés. On dit quelque part que quand la farine manque - pendant la guerre par exemple – les gens sont presque indifférents au sexe.
Chaque entreprise est une communauté, ce n’est pas par hasard qu’on l’appelle aussi « société ». Autrefois, avant l’existence des entreprises, la société était divisée en classes, celle des riches et celle des pauvres. De nos jours, les termes « classe », « riches », « pauvres » sont politiquement incorrects. Néanmoins, s’ils ont disparu du langage, ils existent toujours dans la tête des gens. Un simple coup d’œil jeté sur l’avis d’imposition de Monsieur A, et l’on sait s’il est riche ou pauvre. La feuille de paie de Monsieur B le situe immédiatement dans l’organigramme de son entreprise. Même les enfants ne peuvent échapper à cette « échelle des valeurs », leurs tarifs pour la cantine trahissent la place de leurs parents dans la hiérarchie sociale — modeste écrivain, cadre supérieur ou médecin libéral. Quand une femme se plaint de ce que ses enfants payent au tarif F la cantine, le centre de loisir et le rugby, il est possible qu’elle veuille laisser entendre qu’elle (ou son mari, ou les deux) gagne(ent) bien sa (leur) vie. En revanche, la mère d’un élève au tarif A le cache souvent.
Comme les bulletins de paye sont crus ! Ils disent sans fard à toute la société les secrets de chacun. Si l’identité d’une personne est révélée grâce à son portrait, sa valeur sociale est déterminée par son salaire. La location d’un logement oblige à montrer ses feuilles de paye au propriétaire. Le crédit impose de montrer ses feuilles de paye à la banque. Pour changer de travail, il faut montrer ses anciennes feuilles de paye au nouvel employeur… Les feuilles de paye sont devenues aujourd’hui une véritable carte d’identité.
Tous les mois, je dois établir les bulletins de salaire de l’ensemble des employés de l’entreprise. À l’exception des membres de la direction, je suis sans doute le seul à connaître la valeur de chacun des collègues. Je me demande si ce n’est pas la raison pour laquelle manifestement ils ne m’aiment pas.
Paul et l’autre collègue bavardent toujours avec animation, en faisant sans arrêt des clins d’œil. « Elle » semble être une femme pas très jeune mais brûlante avec des « trucs incroyables ». Paul promet à l’autre de la lui présenter et celui-ci lui répond par un gros sourire. A les voir, je me dis qu’il faut être vraiment bête pour souffrir comme moi, que si le capitaine Delon m’a posé cette question, il l’a fait sans arrière-pensée : tout ce qu’il voulait, c’était une photo de T. Bref, je suis innocent, personne n’a droit de me jeter en prison.
En même temps, je reconnais avoir été trop naïf en faisant confiance à la gentillesse de la police et avoir été excessivement ému par ces deux tasses de café et ces deux morceaux de sucre que le commissaire et son adjoint m’ont proposés. Instinctivement, je sais que dans quelques jours, je changerai d’avis sur eux.
Il est 19h15. Je me lève puis enfile ma veste. La faim me donne des vertiges tandis que mon ventre fait grève. Il ne gargouille plus et semble épuisé car depuis le matin je ne l’ai rempli que d’un seul croissant. Refuser de bouger est alors sa réaction la plus violente. Un vide au niveau de la ceinture me fait un mal de chien. A ma vue, la standardiste me salue puis me demande comme par hasard : « Un flic a cherché à te joindre. Qu’est ce qui se passe ? ». Je garde mon sang froid en lui disant qu’il y a eu un petit cambriolage chez mes voisins et que la police téléphone à tous les habitants de l’immeuble pour se renseigner. Elle se tait. À la sortie de l’entreprise, je me demande encore pourquoi ce matin, elle m’a passé le capitaine Delon sans m’avoir prévenu. Selon le règlement de la boîte, tous les appels extérieurs doivent passer par le standard et ne peuvent être transmis au destinataire que si celui-ci donne son accord. Cette réflexion me trouble profondément, encore plus que la conversation avec le flic à midi. Celui-ci a donc réussi à contourner le règlement, il n’avait peur de personne et s’est moqué de cette société pharmaceutique privée de rien du tout (sur ce point je reconnais qu’il avait raison). Il est probable qu’il s’est présenté comme inspecteur de la police, chargé des affaires spéciales, afin de discuter longuement avec la standardiste avant de la convaincre de lui passer directement ma ligne. Mais pourquoi n’a-t-il pas voulu qu’elle me demande mon avis ? A-t-il craint que je refuse de lui parler ? A-t-il pensé que coupable, je cherchais à échapper à la police ? Quels renseignements sur moi a-t-il obtenu d’elle ? Que savait-elle du reste de moi ? Pour quelle raison m’a-t-elle salué si bruyamment ce soir ? Ce salut dissimulait, semble-t-il, une insolence, un mépris, ou encore quelque arrière-pensée à mon égard.
Le métro est bondé. À deux reprises, mes pieds ont été écrasés par des chaussures pointues, ce qui ne me fait néanmoins pas oublier le sentiment désagréable causé par la conversation avec le policier. Je serre mon cartable contre moi pour ne pas le perdre. De temps en temps, mes voisins me repoussent car trop fatigué, je dois m’appuyer contre eux. Une femme me fait même la leçon à haute voix : « Ne profitez pas des heures de pointe pour avoir un comportement de voyou ! ». Comme elle parle français avec accent, personne n’y fait attention. Jamais je ne suis tombé dans une situation aussi minable. Heureusement, je n’ai pas raté les changements dans le métro. A mon retour, ma montre indique 20h.
À me voir entrer dans le bureau, Paul m’informe qu’il y a tout juste deux minutes, quelqu’un m’a téléphoné. La personne n’a pas indiqué son nom mais a laissé son numéro en me demandant de la rappeler à l’heure du déjeuner. Sans enlever ma veste, je m’approche de Paul et saisis de ses doigts le post-it jaune. Comme je l’avais prévu, ce flic a de nouveau cherché à me joindre. Son évocation m’ennuie. Je me demande comment il a pu connaître en détails mon emploi du temps, Paul et mon responsable direct étant les seuls à savoir qu’aujourd’hui, comme chaque troisième mercredi du mois, à 9 heures, je devais aller voir le directeur-adjoint chargé des finances pour lui donner la disquette dans laquelle j’avais enregistré les bulletins de paye. Il me fallait ensuite à peu près dix minutes pour regagner mon bureau, c’est-à-dire le temps passé dans l’ascenseur puis dans le couloir d’une longueur d’environ cinquante mètres. Delon le savait et il a fait exprès de me téléphoner avant 9h10 pour discuter avec Paul pendant mon absence. Il n’a pas voulu dire son nom (dont il est d’ailleurs très fier en raison du célèbre acteur) ni ses fonctions (dont il n’est pas moins fier) afin que Paul n’hésite pas à répondre à toutes ses questions.
Sur le post-it jaune, à côté du numéro de Delon, je vois un dessin représentant une très longue série de ressorts. Paul a l’habitude de les dessiner en écoutant le téléphone. Il y a toujours sur son bureau, des feuilles de papier destinées à cet exercice. Il y trace des cercles de toutes tailles. Cette manie qu’il avait eue déjà avant d’être embauché ici n’a suscité en moi aucune question jusqu’au jour où j’ai vu un film d’espionnage américain : le personnage principal, un agent de la CIA, ayant réussi à décoder les signes particuliers qu’un de ses collègues avait notés dans ses brouillons, est parvenu à une conclusion extrêmement importante : celui-ci était également espion mais travaillait pour une agence ennemie. Grâce à cette découverte, ses patrons ont pu détruire complètement leurs adversaires, puis pour le récompenser, ils lui ont offert un poste de chef de service. Bien entendu, il s’agit d’un happy-end très hollywoodien, mais il faut reconnaître que l’acteur était excellent. J’ai été obsédé par ce personnage pendant plusieurs jours au point de ramasser secrètement des brouillons que mes propres collègues avaient jetés dans la poubelle et d’examiner ensuite les signes qu’ils y avaient dessinés. J’en ai déduit enfin que seul Paul faisait des ressorts et uniquement en écoutant le téléphone. C’est peut-être pour cela que j’ai compris que cette habitude ne lui était pas venue du monde du travail, mais de lui-même. Cependant, je ne sais pas dans quelle situation elle avait pris forme. Paul l’ignore également sans doute.
À voir les ressorts dessinés par Paul sur le post-it à côté du numéro de téléphone du flic, je me demande dans quel état d’esprit il était au cours de la discussion avec ce dernier. Ces ressorts s’entremêlent sans aucune logique, et je suis incapable d’y trouver la réponse. Seulement je suis certain que la conversation a été assez longue. Soudain, Paul me demande : « Qu’est ce que tu as ? C’est grave ? ». Alors je sors la phrase que j’ai utilisée hier pour répondre à la standardiste. Paul a l’air étonné : « J’ai du mal à croire que ce type soit flic ». Je me demande à quoi il voulait faire allusion. Delon s’est-il montré si poli ? Mais quelque soit son talent de comédien, la politesse la plus élémentaire aurait voulu qu’il ne parle d’une personne qu’en sa présence. Aussitôt informé de mon absence, il aurait dû raccrocher le téléphone après avoir laissé son nom et son numéro. Ces deux gestes auraient duré au maximum 10 secondes. Or, il a profité du fait que je n’étais pas là pour faire parler Paul pendant 10 minutes peut-être. Pour un flic, 10 minutes suffisent à obtenir des tas de renseignements importants. Tout d’un coup j’essaie d’imaginer la scène dans laquelle quelqu’un me téléphone en l’absence de Paul pour enquêter sur sa vie privée. Pourquoi pas ?
Pendant un long moment, je ne sais comment je devrais réagir face à cette situation. Raccrocherais-je avec mécontentement ou ferais-je le naïf en donnant toutes les informations connues sur le collègue avec qui je partage un bureau depuis plusieurs mois ? Mais que pourrais-je raconter de lui en fait ? En dehors de cette manie de dessiner des ressorts en écoutant le téléphone, il en a une autre, celle d’enlever de temps à autre ses lunettes, de souffler dessus très fort jusqu’à ce qu’elles soient complètement mouillées avant de les nettoyer avec un pan de chemise. Une fois je lui ai offert un paquet de lingettes nettoyantes, mais ensuite rien n’a changé. Depuis, chaque fois qu’il enlève ses lunettes, je m’enfuis dans le couloir. L’odeur de son haleine, très forte, rappelle celle du carbure. Il doit être atteint d’une maladie respiratoire extrêmement grave, mais il n’ose le dire, de peur que personne n’accepte de travailler dans le même bureau que lui. Parfois, dans la faible lumière de l’après-midi, la vue d’un voile de poussière devant lui me fait penser à une foule de microbes qui profitent de cet espace exigu et bien chauffé pour se reproduire à une vitesse vertigineuse avant de finir par pénétrer directement dans mes poumons.
Finalement, je ne sais toujours pas quelles informations je donnerais sur sa vie privée si l’on me questionnait là-dessus. Evidemment, ses deux manies n’intéressent personne. Il en va de même pour la maladie respiratoire, d’autant qu’elle n’est pas prouvée. Il vaut mieux proposer à la police de contacter directement son médecin ou Brunel qui connaît parfaitement, j’en suis sûr, l’état de santé de chacun des employés. En outre, comme Paul a été embauché seulement il y a quelques mois, son attestation médicale a dû être mise à jour.
Il est vrai que son haleine et sa maladie respiratoire me posent problème, mais au plus profond de moi, je sais que son antipathie ne vient pas de cela.
De nouveau, Paul me demande : « Qu’est ce que les cambrioleurs ont pris ? ». Face à mon regard hébété, il cherche à poser la question autrement : « Tes voisins ont été cambriolés, n’est-ce pas ? ». Avec un hochement de tête, je dis pour mettre fin à la conversation : « Heureusement ils n’ont rien perdu, parce que le couple de concierges a découvert le cambrioleur à l’instant où il tentait de casser la serrure ». Mais j’ai eu tort, car mes propos ne font qu’exciter davantage la curiosité de Paul qui se redresse en criant : « Comment ont-ils pu le découvrir si vite ? ». Puis il pose incessamment diverses questions sur la concierge et son mari : sont-ils jeunes ou vieux ? Gais ou froids ? Espagnols ou Portugais ? Vivent-ils seuls ou avec des enfants ? Quelle est leur ancienneté ? Les charges de l’immeuble doivent être très élevées pour pouvoir payer et la concierge et son mari ? Combien chaque appartement paye-t-il en moyenne par trimestre ? Je constate avec surprise que Paul est aussi curieux qu’une vieille fille. C’est la première fois qu’il est si bavard avec moi. D’habitude, dans le couloir il parle comme une mitraillette avec d’autres collègues, mais une fois dans le bureau, il devient silencieux, voire méprisant (j’avoue que je n’ai pas l’intention d’en connaître la raison car au fond, je suis plutôt content de la situation). Voilà plusieurs mois que nous partageons un bureau mais nous n’avons jamais discuté de sujets personnels. Une ou deux fois, je l’ai invité à prendre un café mais quelques jours après, de manière courtoise il a trouvé l’occasion de m’en payer un autre.
Je décide de ne plus répondre aux questions de Paul puis poursuis mon travail comme si de rien n’était. Il le devine et se tait. Dès lors, dans le bureau on entend seulement le cliquetis des claviers. Dans un coin, le thermomètre indique 25 degrés. Il me semble que l’haleine de Paul est de nouveau réchauffée, et des milliers de microbes se bousculent pour sortir de ses poumons à la recherche de la chaleur. L’air saturé d’odeur de carbure devient étouffant.
Au bout de quelques instants, je m’avise que la pensée des microbes ou l’odeur de carbure est finalement plus agréable que le sentiment de doute, qui a dû naître chez moi dès l’annonce par Paul de l’appel de Delon. Le dessin des ressorts est toujours sur mon bureau. Je plisse les yeux encore une fois et découvre qu’ils étaient de moins en moins ronds, comme s’ils n’avaient pas été tracés d’un seul trait. Dans les manuels scolaires, on apprend que les nerfs du cerveau dictent le fonctionnement des autres organes (par exemple, pendant une course à pied, si on se rappelle soudain qu’il y aura demain un examen, les pieds se déplaceront plus lentement, les bras perdront leur élan, les soupirs se feront entendre). Je déduis que lors de la conversation avec Delon, Paul a appris des nouvelles qui l’ont profondément perturbé. Mais quelles sont ces nouvelles ? Concernent-elles seulement la disparition de T. ou ont-elles un lien avec d’autres aspects de ma vie privée ? Dans le second cas, sont-elles si importantes que Paul me les cache ? Delon lui a-t-il demandé de ne pas m’en parler ? Ces questions me tracassent. L’odeur de carbure m’étouffe de plus en plus.
Sans le regarder, j’ai l’impression qu’il m’observe avec attention. De temps en temps, le cliquetis de son clavier s’arrête de manière étrange, exactement comme un chat qui joue avec une pelote de laine, dont tout le monde sait que le but n’est pas d’aider sa maîtresse à dénouer ses fils, mais de guetter la souris qui se cache quelque part dans la maison.
Comme je suis fatigué ! La pièce vacille, l’écran ressemble à un kaléidoscope où clignotent des signes inconnus et des caractères encore plus mystérieux que ceux du sanskrit. Il me vient une évidence : personne n’a envie d’avoir des problèmes avec la police. Ma vie est moins perturbée par la disparition de T. que par l’apparition du capitaine Delon.
Mais la voix de Paul me ramène à la réalité : « Pourquoi ne rappelles-tu pas le capitaine ? », me demande-t-il avec apparemment un peu d’ironie. Tout d’un coup j’ai réalisé que depuis le matin, il était le seul à poser des questions alors que c’est moi qui ai davantage besoin de m’informer. Par quel moyen a-t-il appris que celui qui m’a téléphoné portait le grade de capitaine ? Tout à l’heure, je lui ai dit simplement qu’il s’agissait d’un inspecteur de police. Le fait qu’il en parle comme d’une affaire gravissime n’en est pas moins bizarre, d’autant que je lui ai expliqué que rien n’avait été volé dans l’immeuble. Désire-t-il écouter ma conversation avec le flic (car il ne semble pas vouloir quitter le bureau) ? Le fait-il par curiosité ou sur ordre de quelqu’un ? Sait-il que je n’aime pas la police ?
Sans lever la tête, je dis à Paul : « Mais ne m’attend-il pas seulement à l’heure du déjeuner ? ». Depuis ce matin, c’était ma première question et malgré un véritable effort, je n’ai pas réussi à avoir une voix normale. J’ai l’impression de me trouver face au flic et non pas à un collègue avec qui je partage un bureau depuis quelques mois. En même temps, je sens monter en moi un sentiment de vulnérabilité lamentable. Quelle injustice ! T. n’a pas demandé l’autorisation de qui que ce soit pour disparaître, et on me traite maintenant de coupable. A cette pensée, je me laisse tomber sur le fauteuil. Heureusement, il est assez large avec des bras élevés, comme si ses fabricants avaient prévu les moments critiques que ses utilisateurs devraient vivre.
De l’autre côté de la pièce, le cliquetis vient de s’arrêter. Visiblement, Paul a été surpris par ma question. Je lève la tête en souriant. Il n’y a pas de miroir ici, mais je suis sûr que mon visage est fripé, exactement comme la chemise que je porte en permanence depuis plusieurs jours. Paul garde le silence tandis que je continue de sourire, jusqu’à ce qu’il tourne la tête ailleurs, sans doute pour dissimuler le sentiment désagréable (voire le dégoût) que je lui inspire. Déjà, avant cette histoire, il me détestait suffisamment.
Enfin, arrive l’heure du déjeuner. Je descends à la cantine acheter un menu express. Au retour, je traîne dans le couloir et ne gagne le bureau qu’après avoir vu Paul entrer dans l’ascenseur. La vue de son fauteuil vide me rassure. Puis je me dis qu’il vaut mieux que je ne téléphone pas tout de suite. J’ai peur que cela ne me coupe l’appétit et que ce soir dans le métro, je doive encore m’appuyer tant bien que mal contre quelqu’un pour ne pas tomber. Je mâche lentement mon sandwich et pour me détendre, je lis un magazine. Une fois examinées une dizaine de poitrines de tous types, je tombe en arrêt devant les seins pulpeux d’Emmanuelle Béart. Nue dans l’eau, elle montre au grand soleil ses tétons roses et pointus. Ses fesses sont aussi magnifiques. On voit leurs poils roux d’une douceur incroyable. Elles m’aident à avaler plus facilement mon menu express. Le sandwich au jambon fournit plus d’énergie qu’on ne le croit. Après le jus d’orange, je me sens beaucoup mieux. Je commence à penser que c’est la faim qui était à l’origine de mon pessimisme matinal, d’où cette vision tragique des choses. Puis je me dis que tout à l’heure, avant de descendre dans le métro, j’irai dans un kiosque acheter d’autres revues avec Emmanuelle Béart dont je n’arrive pas à oublier les seins, ni les lèvres. Je n’ai jamais vu des lèvres si appétissantes. Qu’on est bien dans son corps rien que d’y penser ! J’ouvre mon tiroir et y trouve une barre de chocolat que j’ai achetée la semaine dernière mais que j’ai complètement oubliée par la suite. Quelle que soit la situation, il faut penser à soi-même. Je ne suis pas coupable. Si T. a disparu, la police n’a qu’à la chercher. En fin de compte, fuir sa famille n’est pas un crime. Dans notre couple, nous n’avons jamais utilisé le mot « devoir ». Je n’oblige pas les flics à me ramener ma femme. Pourquoi peuvent-ils alors m’obliger à avaler des sandwichs au milieu des papiers pleins de poussières ? Demain, j’irai à la cantine mais pour manger avec une assiette, une fourchette, un couteau et une serviette. Comme Paul et tous les autres collègues, je dégusterai ce steak de 200 grammes et ce fameux vin. À vrai dire, ce n’est pas par hasard que la direction dépense davantage pour la cantine d’entreprise. Mes expériences de comptable me font deviner que ces dépenses sont indissociables des nouveaux projets, un peu comme la pratique vietnamienne qui consiste à nourrir des coqs, avant chaque combat, de viande rouge dorée à la poêle.
Je regarde l’heure. Le sentiment de vulnérabilité a disparu, je ne sais pas si c’était grâce à la poitrine d’Emmanuelle Béart ou à la barre de chocolat suisse. Peut-être à toutes les deux.
Il reste une demi-heure avant la fin de la pause de déjeuner et je décide d’appeler l’inspecteur Delon. Je n’ai plus peur ni de lui ni de Paul mais je n’ai pas pour autant envie de parler à un flic devant un collègue. A l’autre bout du fil, personne ne répond. A la cinquième sonnerie, une voix féminine me demande à qui je veux m’adresser. Je dis le nom du capitaine. Pour quelle raison ? demande-t-elle. J’indique le nom de T. Malheureusement, l’inspecteur est en mission. Je lui dis que ce n’est pas grave et que je rappellerai. C’est avec un soupir de soulagement que je raccroche.
Je m’offre un Capuccino à la machine. Le café italien dégage un parfum pénétrant. Combien nos patrons sont généreux ces derniers temps ! On devine l’ampleur du nouveau projet. En voyant Paul de loin, je commande une deuxième tasse. Hier, il m’a invité. Pour la première fois depuis quelques jours, un certain sentiment de quiétude me gagne mais pour combien de temps, je l’ignore. Le café proposé à Paul, j’entre dans le bureau puis appelle le standard. Après un toussotement, je déclare à la standardiste d’une seule traite mais avec clarté qu’à partir d’aujourd’hui, elle doit demander mon avis avant de me passer n’importe quel appel de l’extérieur. Apparemment surprise, elle se tait. Je toussote de nouveau puis lui précise qu’il s’agit d’un règlement de la société et que je n’ai pas envie qu’on me reproche de m’occuper des affaires personnelles pendant les heures du bureau. La standardiste bafouille un « Oui, Monsieur ». Je me réjouis de l’effet inattendu du mot « Règlement ». A certains collègues, en particulier aux standardistes, il faut répéter sans arrêt des termes et expressions qui vous protègent : entreprise, société, direction, demander l’avis, reprocher, critiquer, discuter, se mettre d’accord… En bref, le collectif est une armure idéale. Je revisite ce vocabulaire puis m’arrête aux « droits de l’homme ». Bien que ce terme ne concerne que les individus, nombre d’organismes et de gouvernements se cachent derrière lui. Plus qu’une armure idéale, il est une arme redoutable qu’on utilise contre son adversaire. Cette leçon, il suffit de regarder la télévision pour l’apprendre. Dans ses discours à Pékin, Chirac a cité les « droits de l’homme » pour vendre des Airbus aux Chinois. Dans les pays du tiers-monde, les dissidents font l’éloge des « droits de l’homme » pour se faire inviter par les ambassades américaines à la fête nationale des Etats-Unis. À Paris, Place de la République, les manifestants invoquent les « droits de l’homme » pour faire pression sur le gouvernement en matière de salaires, de contrats de travail, de remboursement total des frais dentaires… Pourquoi oublierais-je alors les « droits de l’homme » ? Les « droits de l’homme », je murmure avec plaisir, protègent les grands capitalistes et le petit comptable que je suis. Avant de prononcer ces mots sacrés, il faut toussoter pour s’éclaircir la voix comme si l’on allait proférer un discours d’État. Et toussoter, je sais le faire !
Sans voir Paul, j’imagine son visage déçu. Sa main qui porte la tasse de café doit trembler. La situation commence à changer, je le sens. « Oui, Monsieur », résonne dans mes oreilles la voix toute faible de la standardiste.