La Revue des Ressources

Un avenir de mouton 

traduit du coréen par Krennen Martinez

lundi 16 février 2015, par Hwang Jung-eun

La librairie était située dans un vieil ensemble d’appartements.
Elle se trouvait dans le sous-sol d’un centre commercial insignifiant d’à peine un étage qui sortait de terre tel un gâteau plat. Occupant tout l’espace du sous-sol, c’était une boutique de grande superficie mais, isolée et entourée de magasins si décrépits qu’à son ouverture il n’y avait eu que peu de clients. Pour la faire connaître, le gérant avait placé un panneau publicitaire à côté des escaliers qui menaient au sous-sol, et pas moins de deux cents plafonniers à l’intérieur du magasin. À la nuit tombée, la lumière qui se répandait dans tout le niveau se propageait encore loin en haut des escaliers. Attirées par cette lueur, les personnes qui passaient sous la rangée d’arbres bordant la route venaient feuilleter les livres, acheter un ou deux exemplaires et le nombre de clients avait ainsi peu à peu augmenté.
La plupart du temps, je travaillais à la caisse. Lorsque j’avais un moment libre, j’enfilais des gants et j’allais ranger les étagères, faire l’inventaire ou frotter le sol avec une serpillière. Une fois ces tâches terminées, je retournais à la caisse et fixais la porte d’entrée. Les jours ensoleillés comme les jours de pluie se succédaient derrière une vitre. Cet environnement n’était pas si mauvais. J’aimais travailler dans une librairie. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais c’était bien le cas. Lorsque l’on montait les escaliers en éventail, il y avait un cerisier et une cabine téléphonique inondés par la lumière d’un lampadaire. Le cerisier à côté du lampadaire était le premier à fleurir au printemps. Durant la période de floraison, les pétales tombaient en illuminant la nuit d’une couleur argentée. Je voyais toute cette scène depuis la caisse. Ils virevoltaient un par un dans les airs avant de toucher le sol. Les pétales se dispersaient comme des petits points sur l’escalier qui descendait vers la librairie. Une bourrasque les faisait s’envoler en tourbillonnant dans un coin isolé. À cette époque, une jeune fille du nom de Jinju avait disparu dans les alentours de la librairie.

oOo

Jeune, je travaillais déjà. Lorsque je me remémore la période du collège ou du lycée, je me souviens d’abord de l’endroit où je travaillais à ces époques-là. Chaîne de fast-food, restaurant familial, centre de prêt de livres, j’ai aussi collé des prospectus dans la rue et le week-end je faisais frire des crevettes pour la dégustation dans un coin de supermarché. En fait, je travaillais tout le temps ! Je n’ai compris cela qu’il y a peu. Sans penser que c’était injuste ou regrettable. Je me suis juste dit quelque chose du genre Tiens, c’est vrai ça.
Pendant que je travaillais, il m’arrivait de croiser des camarades de mon école ou des gens de mon âge, j’avais honte. Je me disais alors que ce n’était pas grave, que c’était une honte que je pouvais supporter. Une honte que j’oubliais aussi vite qu’elle était arrivée. J’arrivais à l’oublier.
Je n’ai démissionné qu’une seule fois par excès de honte. J’avais dix-sept ans, j’étais encore au lycée et pendant les vacances, je travaillais dans une boutique de vêtements dans un quartier animé. Il y avait une enseigne sur laquelle était inscrit Roman ou Roma en lettres italiques couleur bronze et on y vendait des vêtements en tissu bon marché. L’après-midi, une personne passait régulièrement au magasin. C’était une femme en tailleur qui fouillait par-ci par-là en traînant une valise qui semblait à chaque fois complètement vide, et un jour j’ai dû m’occuper de cette cliente. Elle avait l’air d’hésiter entre un pull noir et un pull blanc, je lui ai suggéré de prendre le blanc. C’est une couleur chaude, ça vous irait à ravir, lui ai-je dit, mais elle le prit des deux mains en me dévisageant. Depuis quand le blanc est-il une couleur chaude ? m’a-t-elle demandé. Le blanc est une couleur froide ma pauvre, une couleur froide. N’as-tu jamais pris de cours d’arts plastiques ?
J’ai rougi. Je suis restée plantée là, en la regardant, et je sentais mon visage déjà rouge rougir davantage. J’avais l’impression de me tenir nue devant elle. Ce n’était pas parce que je m’étais rendu compte de mon ignorance ou de ma négligence, mais parce qu’elle pensait que je n’avais jamais été à l’école. J’étais terriblement gênée et je ne sais pour quelle raison, j’avais les larmes aux yeux. Quelque temps après, j’ai quitté ce magasin pour ne plus jamais y retourner.

J’étais dans un lycée professionnel. En dernière année, près de la moitié de la classe avait quitté les bancs de l’école pour aller travailler. Pour ma part, j’étais partie dès le début du semestre et je faisais partie de ceux qui avaient rapidement trouvé un emploi. C’est parce que j’ai de bonnes notes en comptabilité, avais-je alors pensé, mais ce travail n’avait aucun rapport avec la comptabilité. Derrière la caisse d’un hypermarché, il consistait à déplacer les articles d’un bout à l’autre en validant le code-barre, à annoncer le prix, à prendre la carte de crédit des clients, à l’introduire dans le lecteur et à leur demander de signer. J’y travaillais dix heures par jour. Tous les jours à la caisse, je ramenais et repoussais un nombre incalculable d’articles et je pressais un nombre incalculable de clients vers la sortie. Il m’est arrivé de me faire gifler par l’un d’entre eux, par-dessus la caisse suite à une légère altercation, mais ce genre d’incident n’arrivait pas souvent. Rien dans ce travail ne méritait qu’on s’en souvienne. Je me rappelle juste mon impatience au moment de prendre le bus. À cette époque, j’empruntais une ligne où les intervalles entre deux bus étaient longs. Je courais toujours après eux pour aller et revenir du travail, car si j’en ratais un de peu, je devais rester debout à attendre trente à quarante minutes qu’un autre arrive, je détestais ça. Le soir, j’étais tellement fatiguée que j’avais l’impression que mes bras et mes jambes étaient en train de fondre mais malgré cela, je n’arrivais pas à dormir. Couchée dans mon lit, je regardais le plafond avec la sensation que deux ou trois adultes se tenaient debout sur ma poitrine. Un jour, je me suis mise à tousser sans pouvoir m’arrêter. On m’a diagnostiqué une tuberculose pulmonaire et j’ai démissionné de mon poste de caissière, que j’avais depuis cinq ans.
En attendant mon rétablissement complet, je ne pouvais rien faire d’autre que de rester à la maison à prendre du poids. À cette époque-là, ma mère se battait contre son cancer du foie depuis déjà dix ans et mon père, qui prenait soin d’elle, s’occupait aussi des tâches ménagères. Il était également plein de bienveillance à mon égard. Il ne se plaignait jamais du manque d’argent, ne me demandait jamais quand j’allais pouvoir retourner travailler. Mon père et ma mère, frêles, ne disaient pas un mot, la maison était paisible. Couchée, j’avais l’impression que mes parents se faisaient délibérément discrets pour la rendre aussi calme. Sans m’en rendre compte, moi aussi je me faisais discrète.
Durant mon séjour, j’ai pu lire quelques livres. Je ne voulais pas en acheter de nouveaux, alors je lisais plusieurs fois ceux qu’il y avait chez nous. Mon père gardait quelques ouvrages dans une vieille bibliothèque qui trônait dans le salon. J’en prenais un au hasard, puis je retournais m’allonger pour lire.
Le plus souvent, je lisais les nouvelles d’un auteur qui avait mis fin à ses jours en sautant dans une rivière, à l’âge de trente-cinq ans. Deux de ces nouvelles se trouvaient dans un recueil, parmi celles d’autres écrivains. Une avait été écrite à ses débuts et l’autre juste avant sa mort. La première était nette et pleine de force malgré sa brièveté, la deuxième était juste débile. Dans cette dernière il avait l’air obsédé par un truc futile qui le rendait mélancolique, misérable et cela se terminait par une phrase dans laquelle il disait ne plus avoir la force d’écrire. Ce texte ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. À la lecture de ces deux nouvelles, je ne ressentais rien, mais je les reprenais quand même. L’écrivain ne s’inquiétait-il donc pas de ses derniers instants ? Et lorsque je mourrai, comment cela se passera-t-il ? Je n’ai pas envie d’avoir l’air d’une débile. Je n’avais surtout pas envie de laisser une chose débile derrière moi. Je m’inquiétais de ce genre de chose, de laisser quelque chose de débile au monde.
Il m’a fallu presque un an pour me remettre de la maladie et pour retrouver toutes mes forces. Lorsque je me suis remise à chercher un emploi, je pensais d’abord à la longueur du trajet. Par une annonce, j’avais repéré une librairie pas loin de chez moi qui cherchait du personnel. J’ai demandé l’adresse par téléphone et je m’y suis rendue. Dans l’entrée en pagaille, sans doute pour préparer l’ouverture de la librairie, je suis restée assise pendant une heure, avant de passer un entretien dans la même position. Les questions n’avaient rien de difficile. Tu peux travailler longtemps ? j’ai répondu oui.

Je préférais la librairie à mes précédents emplois.
D’abord parce que c’était une librairie. C’était toujours mieux que de m’occuper d’une cliente qui demandait à se faire rembourser une culotte utilisée et tachée. Ensuite, il y avait les chats. Sur une plate-bande où poussent des arbrisseaux, à côté de l’escalier qui mène à la librairie, une chatte avait mis au monde trois petits chatons.
Hojae les a nommés Siru, Injeol et Kong. Le plus frêle d’entre eux et le plus sombre, Kong, avait l’air d’être sur le point de mourir. Alors Hojae lui a ôté les croûtes qu’il avait aux yeux, l’a pris sur ses genoux et l’a caressé du pouce jusqu’à ce que sa température remonte. Il a ensuite posé un parapluie sur les arbrisseaux pour protéger les chats de la pluie et des rayons du soleil. Après cinq jours, Hojae a poussé le parapluie et a déposé une boîte en plastique. Je l’ai attentivement observé mettre du film plastique étanche et un vieux linge au fond de la boîte et y déposer les chatons. Hojae finit par rouvrir le parapluie au-dessus de celle-ci. À peine nous sommes-nous éloignés de la boîte que la mère des chatons est sortie des arbustes, l’a reniflée et y est entrée. Ces chats recevaient l’attention et l’amour des gens qui passaient par la librairie. Il y avait aussi des enfants qui leur voulaient du mal, et envers ceux-là, Hojae se montrait menaçant. Craignant que les parents ne le prennent mal, le gérant de la librairie rouspétait en lui demandant de se débarrasser des chats, mais Hojae n’en avait rien fait. Il ne pouvait rien reprocher à Hojae, c’était un employé modèle, alors les chats étaient restés sur la plate-bande.

Mais Hojae avait quitté la librairie avant les chats.
Il avait décidé de retourner à l’université pour obtenir un diplôme qu’il avait abandonné. Il disait, pour je ne sais quelle raison, que dans une société où la plupart des gens avaient au moins une licence, il était embarrassant pour un homme de ne pas en avoir une, mais il n’a pas voulu m’expliquer jusqu’au bout. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? me suis-je juste demandé, cela m’avait serré le cœur.
Hojae, qui avait repris ses études, prenait cela très au sérieux. Nous nous retrouvions le soir car il sortait de la bibliothèque en même temps que je quittais mon travail. Ni l’un ni l’autre n’avions d’argent, alors nous allions dans un motel bon marché. Trop fauchés pour un rendez-vous amoureux. Pour économiser sur les frais de nourriture, nous partagions un menu hamburger. Après avoir fait l’amour, nous avions encore plus faim, alors nous déposions notre monnaie sur le lit ou sur la table, et nous calculions ce que nous pouvions manger avec cet argent.
Hojae était grand et avait l’habitude de dormir collé à un rebord du lit. Lorsqu’il se couchait tout droit, en dépliant les jambes, ses pieds dépassaient largement du sommier. Même dans cette position, il ne tombait pas du lit. Hojae dormait sans bouger d’un pouce. Avant de dormir, je m’amusais à lui mettre un coussin sur le ventre et le matin, il se réveillait avec le coussin au même endroit. Plusieurs fois, couchée à ses côtés, il m’est arrivé de lui parler de mon père. Ce père qui s’occupait silencieusement de ma mère. Ce père de petite corpulence, qui avait perdu toute sa masculinité, qui avait plutôt l’air d’une grand-mère qui faisait le ménage.
Il serait temps que ma mère meure.
Il serait temps que mon père meure.
Ai-je dit ça ? Ai-je vraiment dit ça ? Je ne me souviens plus de ce que j’ai dit ou pas. Je me souviens avoir sorti au moins une de ces deux phrases. Lorsque je lui ai dit que je ne voudrais jamais faire d’enfants, il ne m’a pas demandé pourquoi.

Hojae avait passé le semestre suivant sans encombres et avait commencé à chercher du travail, mais ça n’était pas aussi facile que prévu. Il se décourageait à chaque fois que son dossier était examiné et qu’il passait un entretien. Un jour, il avait été embauché pour faire du travail administratif, mais au bout de deux mois il n’en pouvait plus, il avait fini par démissionner et était devenu encore plus maussade. Il disait qu’il lui fallait plus de choses pour obtenir un meilleur emploi. Il disait qu’il avait l’impression de ne pas avoir d’expérience particulière. Sur le lit du motel, Hojae m’écrasait de son corps en repliant mes jambes, et collée contre lui, je regardais son visage. Parfois, Hojae insistait pour ne pas utiliser de préservatif, mais après avoir fini, il avait l’air plus inquiet que moi.
L’inventaire de la librairie se faisait une fois tous les trois ou quatre mois. Après avoir effacé la liste de l’ordinateur, trois de mes collègues et moi devions enregistrer un à un les ouvrages collés sur les étagères, cela nous prenait une bonne partie de la soirée. Il arrivait aussi que les comptes s’accumulent à chaque fin de mois, c’était le cas ce jour-là. Après une longue soirée, j’allais voir Hojae avec une épaisse liasse de reçus dans mon sac. Il m’attendait au motel. Épuisée comme si j’avais travaillé toute la nuit, je m’endormais à moitié pendant qu’il était sur moi. Par moments, Hojae s’arrêtait et une goutte de sueur qui lui pendait du menton ou de je ne sais où, est tombée dans ma bouche. J’ai senti une onde de chaleur se répandre dans mon ventre, une sensation effrayante. J’ai frappé le dos de Hojae avec la paume de mes mains. Arrête.
Je lui disais Arrête ! mais il regardait mon visage avec indifférence.
Cette nuit-là, nous nous sommes disputés. Des choses que nous n’imaginions pas pouvoir dire sont sorties de nos bouches et ont entraîné des mots encore plus violents. Des mots qui nous étonnaient, des mots qui nous blessaient. A la fin, j’en ai pleuré d’énervement dans la salle de bain. Pendant ce temps, Hojae se tenait assis au bord du lit à grimacer comme un gamin qui avait fait une bêtise.

Après cela, nous avions continué à nous voir, mais nous avons fini par ne plus nous contacter. Un soir, nous nous sommes disputés devant un cinéma, il m’a plantée là avec les tickets, s’en est allé pour ne plus jamais revenir. C’était la fin.
Je continuais de travailler à la librairie, tout en m’occupant des chats de Hojae. Les trois chatons avaient grandi, Shiru et Injeol avaient disparu, laissant Kong tout seul, mais Injeol était revenue enceinte. Kong se souvenait sans doute de ses sœurs, car après l’avoir reniflée, il était resté à ses côtés. Après qu’Injeol eut mis bas, Kong ne se disputait pas avec les petits, tout allait bien.
Il y avait toujours quelques chats sur la plate-bande. Ils disparaissaient et réapparaissaient, ils mangeaient puis repartaient. Ils venaient manger sur la plate-bande puis, lorsqu’une des femelles était enceinte, elle y revenait. La chatte et ses chatons. Des générations de chats se succédaient et peu importe où ils allaient, ils revenaient sous le parapluie d’Hojae toujours ouvert au-dessus des arbrisseaux. La toile se ratatinait sur la vieille armature du parapluie. Lorsqu’il pleuvait, je restais à l’entrée du magasin et j’écoutais les gouttes de pluie tomber sur le parapluie abandonné par Hojae. Où est Hojae maintenant ? A-t-il toujours la même façon de dormir ? A-t-il rencontré une fille qui s’est rendu compte de cette habitude ? Hojae ne s’était pas mal comporté avec moi, mais j’ai alors pensé qu’il s’occuperait mieux de sa prochaine copine.
Les jours ensoleillés comme les jours de pluie se succédaient derrière une vitre. Les rayons du soleil n’effleuraient le bas des escaliers que lorsqu’il était au plus haut dans le ciel. Par-delà la frontière de verre, le soleil ; partout à l’intérieur de la boutique, de l’ombre. Certes la librairie était éclairée par de nombreux néons, mais cette lumière était singulièrement différente. Comment dirais-je, je regardais souvent la lumière du soleil, inondée de cette lumière blafarde. Je ne suis plus certaine de quel jour c’était. Un après-midi, en fixant par la fenêtre les escaliers dorés par le soleil, je me suis rendu compte que ma peau n’y était pas exposée plus d’une trentaine de minutes par jour. Même lorsque la lumière était la plus belle, je restais plantée à l’intérieur et la vie continuait ainsi. Je me suis dit qu’il me serait peut-être impossible de rencontrer à nouveau quelqu’un. Je ne pouvais pas m’imaginer retrouver une telle opportunité.

À la librairie, quatre employés travaillaient du matin au soir et d’autres venaient à temps partiel, le matin ou l’après-midi. Le gérant avait posté une offre d’emploi sur internet. L’ayant vue, des jeunes étaient venus en se disant qu’ils n’obtiendraient peut-être pas de meilleur emploi. Des jeunes qui regardaient les quatre coins de la pièce d’un air bête, ne faisaient rien tant qu’on ne leur disait pas de travailler et qui détournaient le regard, sans avoir l’air intimidés, lorsqu’ils se faisaient reprendre pour une erreur. Il arrivait souvent que ces jeunes arrêtent de travailler juste après avoir reçu leur salaire, sans que l’on puisse les recontacter.
Jae-Oh avait cinq ans de moins que moi, mais était déjà diplômé d’une université prestigieuse et préparait un concours pour devenir fonctionnaire. Il me disait qu’il était venu à la librairie pour se faire de l’argent de poche avant de réellement préparer le concours national. Il habitait dans un appartement proche de la librairie, ne venait que le matin, mais au bout de deux mois était venu travailler aussi l’après-midi. Il était plutôt jovial, mais lorsque je lui parlais, la discussion devenait étrangement déroutante. Jae-oh n’écoutait rien avec une grande attention. Il lui arrivait de dire qu’il avait fait des choses qu’il n’avait pas faites et qu’il n’avait pas fait des choses qu’il avait faites. Il avait toujours son mot à dire même sur des choses qu’il ne connaissait pas, il affirmait que tout ce qu’il disait était vrai, faisait preuve d’un entêtement effrayant, et si en fin de compte on lui prouvait qu’il avait tort, alors il rétorquait C’était donc ça ! comme s’il s’était obstiné pour rire. Il était tellement têtu qu’il aurait pu couper un épais câble en plastique avec des centaines de petits coups de cutter, au lieu d’utiliser une lame prévue à cet effet, et toucher à mains nues les fils électriques ainsi dévoilés, sans sourciller, comme s’il était paralysé. De le voir comme ça tous les jours m’angoissait.
Dites !
Un jour, il s’est approché de moi pour me parler.
Vous saviez que l’entrepôt de cette librairie était en fait un passage ?
Nous utilisions la cave sous la librairie comme entrepôt. Dans un coin du côté ouest se trouvait une petite porte qui s’ouvrait de l’intérieur, et lorsqu’on la franchissait, un escalier descendait dans une vaste pièce qui dégageait une odeur de moisi. Le sous-sol du sous-sol. La salle faisait la même superficie que la librairie, la même que tout le centre commercial. Sur le haut plafond, d’épais tuyaux s’entrelaçaient en dessinant des formes géométriques, les murs intérieurs qui n’étaient pas peints laissaient le ciment apparent. Jae-Oh disait que cette salle était une partie d’un tunnel qui traversait l’immense et vieil ensemble d’appartements. Il avait entendu cette histoire du gardien de l’immeuble. Il lui aurait raconté que contre l’un des murs de la salle, il y avait une cloison en bois et que derrière celle-ci se trouvait un énorme tunnel. Un tunnel de cette taille aurait pu abriter tous les habitants si jamais une guerre ou quelque chose du genre avait éclaté. Tout est relié.
Un abri, c’est un abri, dit Jae-Oh en ricanant. Je l’ai dévisagé sans comprendre ce qu’il y avait d’amusant ou de drôle mais, comme si lui avait compris, il a hoché la tête et est retourné à ses occupations.
Dans l’entrepôt soufflait un vent sorti de nulle part.
On pouvait sentir chaque molécule de ce vent froid et humide. Après avoir entendu l’histoire de Jae-Oh, je me suis dit qu’il pouvait venir du tunnel, alors je me suis approchée du mur dont il m’avait parlé et j’ai tendu l’oreille. Le vent semblait vraiment venir de ce mur. J’ai frappé du poing et un bruit a retenti. C’était un bruit suffisamment fort et creux pour qu’un tunnel se trouve de l’autre côté de la cloison. En m’imaginant cela, je me suis mise à détester cet entrepôt. Je ne pouvais pas pour autant dire que je l’aimais avant, mais lorsque j’y descendais, j’avais l’impression de rentrer à l’intérieur d’un étrange être vivant. L’impression d’entrer dans la gueule d’une bête longue, sombre, gigantesque. À l’heure du déjeuner, les employés se relayaient pour descendre dans l’entrepôt, un par un, mangeaient assis sur n’importe quelle boîte, et moi je m’installais face à la cloison. C’était mieux que de lui tourner le dos. À cette époque, j’ai fait un cauchemar dans lequel je marchais sans répit dans cet espace obscur et sans fin. Pour en sortir, je devais prendre une intersection, mais celle-ci n’apparaissait pas. Je marchais indéfiniment à l’intérieur de cette galerie qui ressemblait aux entrailles d’un insecte longiligne, d’un serpent. Tout ça n’était qu’un rêve, mais pour moi c’était un cauchemar.
Jae-Oh a travaillé un an et demi à la librairie, puis il est parti. Il avait récupéré son salaire du mois et n’était pas réapparu le lendemain. Le début du semestre était toujours très chargé, dès le matin, et le patron, pris d’impatience, m’a demandé d’appeler Jae-Oh, alors je l’ai appelé. Allô ? Jae-Oh n’a pas répondu. Je lui ai alors demandé s’il comptait venir, Pour quoi faire ? m’a-t-il interrogée en retour. À son départ, il avait demandé des indemnités. Des indemnités pour les employés à temps partiel ? lui avait alors répliqué le directeur, mais Jea-Oh n’a pas dû lâcher l’affaire et a probablement prétendu que c’était inscrit dans la loi et que dans le cas où il ne les recevrait pas, il y aurait beaucoup à dire à propos de la gestion douteuse des registres de la librairie et d’une forme d’embauche qui ne s’inscrivait pas dans le système de couverture sociale. Le patron de la librairie disait qu’il s’était fait avoir par Jae-Oh et peu de temps après, il s’était mis à se méfier de moi et à faire ses transactions en secret. Il avait même récupéré les livrets de compte qu’il m’avait confiés, pour les tenir lui-même. Chaque fois qu’il s’énervait à propos de l’embauche, le mot ingratitude sortait de sa bouche.
Malgré tout, je suis restée à la boutique et j’y travaillais dur. Il m’a fallu attendre un bon moment, mais le salaire augmentait petit à petit, je pouvais dépenser un peu d’argent. Ma mère se battait toujours silencieusement contre la maladie et mon père me préparait tous les jours un panier-repas, uniquement rempli d’accompagnements mijotés dans la sauce soja. L’heure venue, je descendais dans cet entrepôt qui sentait le moisi et je mangeais en fixant le mur. Il y avait des jours comme ceux-là.

oOo

Je l’ai vue à cet endroit.
Printemps, c’était une saison où ma pensée se perdait dans l’agitation de la rentrée. J’étais seule à la boutique, dans le vide laissé par les clients, juste avant l’heure de fermeture. À l’époque, la librairie vendait des cigarettes. Elle étaient disposées derrière la caisse, sur un présentoir en verre sous cadenas. Il existait un règlement pour les points de vente de tabac, un règlement que je respectais à la lettre. La librairie était souvent fréquentée par des jeunes, alors à moins d’être sûre, je ne vendais des cigarettes qu’après avoir vérifié les cartes d’identité.
Cette nuit-là, une jeune fille s’est placée devant la caisse et m’en a demandé. Deux paquets. Un ruban attaché autour du cou, elle portait un uniforme et serrait des billets dans sa main droite, sans doute destinés à payer les cigarettes. Elle était plutôt mignonne et me regardait avec un air de défi dans les yeux, mais semblait légèrement inquiète. Je lui ai dit que je ne pouvais pas lui vendre de cigarettes, elle m’a répondu qu’elle était venue pour faire les commissions pour quelqu’un. Elle disait que les adultes qui le lui avaient demandé l’attendaient là-bas et elle pointa du doigt l’extérieur. J’ai tourné la tête pour regarder, des hommes se tenaient debout à côté de la cabine téléphonique. Ils étaient deux. L’un d’entre eux portait une casquette et regardait dans notre direction. C’est bon maintenant ? dit la jeune fille d’un ton cassant. Dis-leur de descendre et de venir les acheter eux-mêmes, ai-je répliqué. Elle a hésité, puis elle est sortie de la librairie. Je l’ai observée attentivement monter les escaliers, s’approcher de ces hommes et leur parler. Elle avait dû leur transmettre ce que je lui avais dit, car l’homme à la casquette est alors lentement descendu dans ma direction.
Debout face à la caisse, il avait l’air plus trapu, plus menaçant que dehors. De corpulence robuste, il portait une casquette à visière sombre et dégageait une odeur de fumée. La jeune fille de tout à l’heure ne vous a-t-elle pas demandé des cigarettes ? il parlait avec courtoisie. Elles étaient pour moi, j’étais juste dehors, pourquoi avoir refusé ?
Il regardait dans le vide. Même dans l’ombre de sa visière, je distinguais ses yeux jaunes et injectés de sang. Quand je lui ai dit que pour acheter des cigarettes, il me fallait vérifier la carte d’identité, il a ri et a soupiré comme pour se moquer, a cherché dans sa poche et en a sorti un portefeuille. C’était un vieux portefeuille en cuir. Il en a extirpé une carte de la taille d’une pièce d’identité, l’a tenue dans une main sans me la donner, m’a regardée avec intensité et m’a adressé la parole. Pour quelle raison devrais-je balancer mes informations personnelles en échange de quelques paquets de cigarettes ? Je suis un adulte, pourquoi y serais-je obligé ? Comment pourrais-je vous faire confiance ? Faites correctement votre travail s’il vous plaît.
Il remit la main qui tenait la carte dans sa poche et sortit en prenant son temps. L’autre homme et la jeune fille l’attendaient en haut des escaliers. Debout près de la cabine téléphonique, ils se sont mis à discuter. Lorsque les hommes disaient quelque chose, la fille hochait la tête. Ils sortaient leur main de leur poche et touchaient sa tête ou sa taille fine. À chaque fois, elle avait un mouvement de recul et rigolait. Des pétales tombaient sur sa tête comme de la neige sèche.
Que dois-je faire ?
Cette scène était vraiment étrange. Pourtant, rien ne laissait penser que c’était suspect. Je veux dire, ils ne faisaient que discuter. Il semblait n’y avoir aucun lien entre les hommes et la fille. Je me suis dit qu’ils ne se connaissaient sans doute pas bien, et à cette pensée mon cœur s’est serré. J’ai tapoté la caisse du bout des doigts, hésitante. Devrais-je sortir maintenant et demander à la fille ? Devrais-je lui demander quelle relation elle entretient avec eux et comment ils se sont rencontrés ? Ai-je le droit de faire ça ? Pourquoi ne pas juste appeler la police ? Les appeler pour leur dire quoi ? Qu’une fille est en train de discuter avec des hommes ? Et s’ils me faisaient du mal après ? Et si je devenais la cible d’une vengeance, moi qui suis coincée ici, à la librairie, et qui n’ai d’autre choix que de revenir tous les jours.
J’ai décidé de laisser tomber. Cette chose ne m’apporterait que des ennuis. Cela m’arrangeait de penser qu’ils se connaissaient. Qui pouvait savoir ? Je n’ai pas le temps de m’occuper des affaires des autres. J’ai arrêté d’y penser avant même de me demander comment je devais l’interpréter, j’ai enregistré les ventes de la journée sur ordinateur et je me suis préparée à rentrer chez moi. À un moment, j’ai tourné la tête pour regarder à l’extérieur, mais ils étaient déjà partis.

Après cet événement, on m’a posé beaucoup de questions.
Je n’avais jamais autant été le centre de l’attention. Les gens me demandaient ce que j’avais vu. Dans quelle direction ils étaient partis, ce qu’ils portaient, à quoi ils ressemblaient, comment ils se comportaient et comment ils parlaient. Je répondais aux questions auxquelles je pouvais répondre, aux autres que je ne savais pas. Même aux questions importantes, je répondais que je ne savais pas. À quoi ressemblait cet homme ? Dans quelle direction sont-ils partis ? J’ai été convoquée au poste de police, mais après avoir observé plusieurs photos, je ne pouvais même pas en pointer une avec certitude. Comment étaient-ils ? Aujourd’hui encore, lorsque j’y pense, je vois la silhouette de l’homme à la casquette, sous le lampadaire, qui regardait dans ma direction. Il regardait dans ma direction, avec ce visage que la visière de sa casquette rendait encore plus sombre, sous la lumière du lampadaire qui s’abattait sur sa tête. Un visage qui ressemblait à toutes les photos que j’observais, sans ressembler à aucune. Dans le poste de police, je suais à grosses gouttes en regardant les clichés, puis j’en ai poussé un légèrement en avant. Les officiers m’ont demandé si je reconnaissais cet homme et après un moment de réflexion, je leur ai dit que c’était celui qui lui ressemblait le plus, mais que je n’étais pas bien sûre. En réalité, il y avait beaucoup de choses dont je n’étais pas bien sûre. Ils m’ont appris que la disparue s’appelait Jinju.
Elle avait disparu après avoir réservé sa place pour le concert d’un chanteur pop qu’elle adorait. Un sac a été découvert, profondément caché entre les arbustes de la plate-bande, et un sous-vêtement maculé de sécrétions a été découvert, dans un chantier non loin de l’ensemble d’appartements. Un morceau de tissu roulé en boule caché entre deux briques d’un mur. Une des camarades de Jinju, la dernière à l’avoir vue avant cela, a indiqué un banc sous des glycines à cent cinquante mètres de la librairie, elles se seraient quittées à cet endroit, les policiers chargés d’enquêter dans le voisinage sont venus me voir. La rumeur s’était vite propagée, car elle concernait une disparition à l’intérieur même de l’ensemble d’appartements. Les gens sont venus à la librairie pour voir l’endroit et pour me poser toutes sortes de questions. Parfois, les voix s’élevaient. La jeune fille avait disparu ici.
J’étais la dernière personne à l’avoir vue.
Un témoin sans cœur.
Une adulte qui n’avait pas su protéger une jeune fille qui avait besoin d’être protégée.
J’étais devenue ça.

Et puis, il y avait la mère de Jinju.
Elle venait me voir tous les jours à la librairie. D’un âge avancé et la peau tannée, elle était encore plus menue que sa fille, qui, elle, n’avait pas fini de grandir. Ses membres étaient fins et sa tête, elle aussi, était minuscule. Un être humain en moins grand, un être humain miniature. Je ne connaissais pas son histoire, mais elle avait dû être l’enfant d’un couple misérable. La mère n’avait pas dû manger à sa faim et le nouveau-né n’avait donc pas pu se nourrir correctement. Elle avait sans doute eu Jinju à un âge assez avancé.
Des liasses de prospectus avec une photo de sa fille serrées sous son bras, la mère de Jinju circulait autour de la librairie et en distribuait aux passants. Après l’avoir fait assez loin, elle revenait et entrait dans la librairie. Tous les après-midis, elle se tenait devant la caisse et me demandait si j’avais aperçu le suspect. Si je n’avais pas remarqué quelqu’un qui ressemblait au suspect aujourd’hui, si personne ne l’avait vu dans le quartier, puis me demandait ce que j’avais vu. Elle insistait pour que je lui raconte tout ce que j’avais vu. De quoi avaient-ils l’air ? Qu’est-ce que Jinju faisait avec eux ? De quoi avait-elle l’air ? Est-ce qu’elle avait l’air d’avoir bu ? Elle semblait avoir été battue ? Avait-elle des blessures sur le visage ou les avant-bras ? Était-elle menacée ? Paraissait-elle effrayée ? Était-elle en train de pleurer ? Dans quelle direction étaient-ils partis ? De quel côté était-elle partie ? Elle me redemandait ces choses plusieurs fois. Et puis elle me demandait ce que j’étais en train de faire pendant ce temps. Elle terminait toujours par cette question.

Jinju n’est pas réapparue, personne ne l’a retrouvée. Aucun signe de vie, pas une trace.
Je me suis méfiée du tunnel qui menait à l’entrepôt. De ce qu’il y avait derrière cette cloison, que j’observais tous les jours en mangeant. On ne l’avait pas retrouvée, peut-être était-elle tout simplement là. Je me suis dit qu’ils l’avaient cachée ou qu’elle s’était réfugiée dans ce gigantesque tunnel qui transperçait chaque recoin de l’ensemble d’immeubles, comme dans l’histoire de Jae-Oh. Lorsque je lui ai demandé si on ne devrait pas chercher à cet endroit, le gardien du centre commercial m’a dévisagée avec incompréhension. Quoi ?
Il m’a répondu qu’il n’y avait rien derrière ce mur. Rien qui ressemblait à un tunnel. Il me dit qu’il n’y avait qu’un autre mur couvert de moisissure, un peu en retrait.
Je suis retournée à la librairie, perplexe. Comme tous les jours, j’étais la dernière à être descendue dans la cave, lorsque les autres employés avaient fini de manger. J’ai posé mon panier repas sur la boîte qui me servait à la fois de siège et de table, puis j’ai fouillé dans le placard à outils. Des fils électriques, un tube de colle aplati, des vis, des clous, de la mort-aux-rats, un bidon de diluant, un tournevis, du fongicide, une barre et des pinces. Je cherchais un marteau, mais c’était la seule chose qui n’était pas devant mes yeux. J’ai retourné, renversé les choses sur les étagères du placard et j’ai fini par en trouver un sous une serpillière complètement sèche. Je l’ai pris et je me suis tenue debout devant le mur. J’en ai fixé un coin, où de l’humidité et de la moisissure se répandaient comme du lierre grimpant. A ce moment, j’ai senti le vent tourbillonner derrière la cloison. Le gardien ne le savait tout simplement pas. Il y avait un tunnel dont il ignorait tout simplement l’existence. Tu vois. Un vent souffle. Un vent qui traverse le tunnel. Je pouvais le vérifier. C’était possible, en assénant plusieurs coups de marteau. Cela pouvait être plus facile que de casser une coquille d’œuf. Mais justement à cause de ça, je n’ai pas pu le faire.
L’existence d’un tunnel et l’absence d’un tunnel.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de me demander ce qui m’avait le plus effrayé à ce moment. De confirmer la présence d’une cavité obscure à travers le trou que j’aurais fait dans la cloison en bois, ou juste d’un autre mur sur lequel de la moisissure suintait comme du pus. Qu’est-ce qui aurait été le plus effrayant ? Qu’est-ce qui m’aurait le plus donné la chair de poule ? Je ne le savais pas et ne le saurai peut-être jamais. Je me tenais devant le mur, le marteau à la main, puis je suis retournée à côté de la boîte sur laquelle j’avais posé mon panier repas. J’ai déposé le marteau sur le sol et j’ai mangé, mon déjeuner sur les genoux.

Après un bref printemps, l’été avait laissé place à l’automne.
La mère de Jinju venait à la librairie à cette époque. Au début de l’été, elle avait déroulé une natte près des escaliers qui descendaient vers la librairie, et y avait posé le sac de sa fille ainsi que des photos d’elle. Parfois il y en avait trois, parfois quatre. Elles étaient de piètre qualité, car c’étaient des réimpressions de portraits agrandis au maximum. La mère de Jinju les avait collées sur des cartons, le tout recouvert de plastique, et en avait disposé deux derrière elle et une devant. Prosternée tout l’après-midi comme un crapaud, elle ne bougeait pas d’un pouce. Elle avait pris un coup de vieux, et lorsque que l’on s’approchait d’elle, on pouvait sentir une odeur rance. Comme une odeur de céréales périmées.
Le gérant de la librairie, qui l’avait laissée là, présentait des signes d’anxiété en voyant le regard des gens. Il me disait que la situation était certes navrante, mais que ça nuisait aux affaires et m’a demandé de la faire partir. Je me suis exécutée et j’ai monté les escaliers. La gamelle des chats était vide. J’ai ouvert un sac de nourriture caché dans un coin de la plate-bande, rempli le récipient à ras bord puis fini de grimper les escaliers. Elle était toujours prosternée à sa place. L’après-midi, rien ne la protégeait du soleil de plomb qui frappait cet endroit. Au mieux, l’ombre des cerisiers ne l’atteindrait qu’en fin de journée. J’ai abaissé mon regard sur sa nuque brun foncé et son dos étroit.
Madame, je vous en prie !
Vous savez à quel point je suis occupée ? A quel point j’ai du travail ici ? Je ne peux même pas sortir par un temps aussi ensoleillé. Je ne reçois pas la lumière du jour en sous-sol, hein ? Mais vous, pourquoi faut-il que vous restiez là ? Personne ne se soucie de moi, alors pourquoi devrais-je me soucier des autres ? Jinju, votre fille, mais qui ça peut bien être ? Ce n’est personne, pour moi ce n’est personne.
Les cigales chantaient pendant que je me taisais, le regard fixé sur elle, incapable d’extraire tout cela de ma bouche. Juste le ssireureu des cigales. Le soleil qui s’abattait sur moi rendait ma nuque brûlante. Je me suis éloignée pour aller m’abriter sous un arbre, j’ai quitté cet endroit. J’avais mal enfilé mes chaussures, mes tibias penchaient, marcher était douloureux.
J’ai marché à vive allure, je n’y suis plus retournée.

oOo

Ma mère est morte il y a quatre ans.
Elle n’arrivait plus à respirer, à cause du liquide accumulé dans son péritoine, elle est morte sur son lit d’hôpital. Lors de ses derniers instants, il y a eu une légère querelle avec l’hôpital qui voulait la renvoyer à la maison, car aucun traitement ne pouvait la soigner. Il m’arrive de me dire qu’il aurait été mieux pour elle de passer ses derniers instants chez elle.
Mon père vit toujours au même endroit. C’était juste assez grand pour une personne, et pour la première fois c’était convenable. Il dit toujours qu’il arrêtera de lutter pour sa vie à la première maladie qui viendra. À chaque fois qu’il dit cela, je l’écoute sans rien dire, mais je ne pense pas qu’il le fera.
J’ai quitté cette maison il y a trois ans. Au moment de faire mes valises, j’ai mis quelques livres de mon père dans mon sac. Récemment, j’ai lu un essai de George Orwell. Un texte sur la misère. Une misère plus misérable que la misère que j’ai connue. Ces jours-ci, il m’arrive souvent de penser, sans raison, à la mort naturelle, suite à une maladie ou par accident, mais lorsque je lis des choses comme cet essai, je me demande s’il existe une chose plus tragique que de mourir misérablement d’une maladie, vieux, pauvre et sans personne à ses côtés. Orwell nous dit qu’il n’existe aucune arme, inventée par l’espèce humaine, qui rende une personne à la fois aussi forte et aussi inexorablement misérable que cette forme de mort. C’est pourquoi il avait écrit qu’au lieu de mourir vieux, il souhaitait mourir accidentellement, brusquement pendant qu’il marchait dans la rue. Au bout de sa phrase, j’avais rajouté un C’est vrai, en appuyant lourdement sur le crayon à papier. Seul et pauvre, mieux vaut ne pas faire d’enfant. Meurs seul et misérable. J’ai fini par refermer le livre avec les phrases que j’y avais écrites et que je laisserais là. Pendant dix ans, peut-être cent.
Je vis dans un quartier où il y a beaucoup d’acacias. Au début de l’été, ces arbres, qui abondent non seulement sur la colline derrière les maisons mais aussi dans les rues, purifient l’air de leur parfum. Un parfum que l’on peut même sentir depuis un arrêt de bus éloigné, la nuit tombée. Je marche lentement dans les ruelles en le humant et de nombreux souvenirs me reviennent. Il y a des jours où je pense à Hojae. Comment va-t-il ? Est-ce qu’il a trouvé un bon travail ? A-t-il facilement trouvé une petite amie et fait des enfants ? Siru, Injeol et Kong, les chats d’Hojae, sont sans doute morts. Qu’en est-il de leurs descendants ? Est-ce que la mère des chatons a continué à avoir des petits ? Et ces petits, ont-ils eu à leur tour des petits ?
Je suis toujours la même. Comme par le passé, il m’arrive des choses humiliantes sur mon lieu de travail, auxquelles je n’accorde pas beaucoup d’importance. Lorsque la honte est insupportable, je quitte cet endroit pour ne plus jamais y retourner, mais ce genre de chose n’arrive pas souvent, bien évidemment. Puis, si je dois encore déménager dans une autre ville, j’espère que ce sera un endroit avec beaucoup d’acacias. Mais, si jamais je tombe dans une ville où il n’y en a pas, je m’adapterai sans problème.
Je suis toujours la même.
Puis, de temps en temps, vraiment de temps en temps, lorsque la nuit est trop calme, je cherche des articles sur Jinju. Des articles disant qu’elle avait été retrouvée. Des articles disant qu’ils avaient au moins retrouvé son corps, je passe toute une nuit à chercher, à l’aide de tous les mots-clés de l’époque.
Je n’ai jamais raconté cette histoire.

©HWANG Jung-eun, 2013

P.-S.

La rentrée de l’année universitaire 2014-2015 a vu naître un Atelier de traduction coréen-français au sein de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). L’initiative est venue de l’Institut coréen pour la traduction littéraire (KLTI), organisme rattaché au ministère sud-coréen de la Culture, des Sports et du Tourisme qui œuvre pour une meilleure diffusion de la littérature coréenne dans le monde. Une place grandissante dans ses activités est accordée aux échanges entre écrivains, traducteurs, éditeurs et critiques littéraires, ainsi qu’à l’enrichissement du vivier de traducteurs, en Corée comme à l’étranger.
Constituée d’une dizaine d’étudiants de master et de licence de coréen, cette première édition de l’Atelier avait pour tâche de traduire Yangui mirae, nouvelle de Hwang Jung-eun publiée dans la revue Isibilsegi munhak, « Littérature du XXIe siècle » (numéro 62, automne 2013). Plusieurs séances de travail ont été organisées pour clarifier les points difficiles, commenter les constructions narratives et imaginer les possibilités de traduire ce qui pouvait paraître a priori intraduisible. Une rencontre avec l’auteur, qui a eu lieu en décembre 2014 à l’INALCO, a permis d’approfondir la compréhension du texte et de finaliser la ou plutôt les traductions, car l’objectif était que chaque participant établisse la sienne.
La Revue des Ressources, qui avait déjà publié deux très brefs récits du même auteur, la Société des chocomen et G, a bien voulu accueillir sur son site une de ces traductions. Un jury franco-coréen a choisi, parmi de nombreux textes de qualité, celui de Krennen Martinez, étudiant en master, déclarant que « Krennen a des trouvailles vraiment intéressantes et l’ensemble se lit merveilleusement bien. Sa traduction, prise dans son intégralité et dans chaque paragraphe, sonne juste et colle à l’idée et à la petite musique du texte en coréen ».

JEONG Eun-Jin, maître de conférences à l’INALCO

En logo une photographie de Juno Chen.

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