La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Interventions > Une sociologie de la décroissance est-elle possible ?

Une sociologie de la décroissance est-elle possible  ? 

mardi 2 septembre 2014, par Edouard Schaelchli

Pour éviter tout malentendu, disons d’emblée qu’il n’est pas question ici d’imaginer qu’on puisse voir à l’œuvre, dans le présent d’une société toute entière absorbée par l’aveuglante illusion d’une croissance illimitée de nos moyens d’agir en vue de satisfaire à des besoins indéfinis, quelque chose qui répondrait à l’idée préconçue d’une décroissance sensée redéfinir les conditions d’une vie sage et équilibrée. Ceux qu’on appelle, avec Serge Latouche, les « objecteurs de croissance  » indiquent prophétiquement une limite (déjà dépassée, toujours dépassable) au delà de laquelle c’est le lien social en tant que tel qui est en question, en tant qu’il sert précisément à rendre impossible, par le jeu même des contradictions qui le constituent, le développement à sens unique, illimité, d’une tendance de la vie sociale au détriment des autres. Nous ne cherchons nullement ici à situer sociologiquement tels ou tels actants de la vie sociale ou à décrire en termes sociologiques le courant auxquels les tenants de la décroissance se rattachent – et dont la collection des Précurseurs de la décroissance, publiée aux éditions du Passager clandestin, permet de comprendre le sens politique et philosophique,tout en l’inscrivant dans la tradition multiséculaire des pensées de la mesure et de la critique de l’hubris. Nous voulons, selon une formule d’Alain Caillé paraphrasant Nathalie Heinich au sujet de la quête de reconnaissance, nous intéresser moins « à ce que la sociologie dit de  » la décroissance qu’à ce que la décroissance « fait à la sociologie et permet d’en dire  » [1]  : une sociologie de la décroissance s’amorce peut-être nécessairement dans une décroissance de la sociologie.

Entre ces deux termes, il y a un hiatus en effet, ou il devrait y avoir un saut à faire qu’il ne faudrait pas que la question posée occulte précisément.

Car si la sociologie est, en dernière instance, discours du social sur lui-même ou présence, dans le discours, du social comme dimension qui englobe le discours même qui parle de lui, en quoi diffère-t-elle de n’importe quelle mythologie  ? Loin de pouvoir produire un quelconque objet de discours qui représenterait le social tel qu’il est, la sociologie est au contraire un certain discours que produit le social en son moment critique, au moment de n’être plus le sujet d’une parole en laquelle tout un chacun se reconnaît en tant qu’être social, lié à d’autres qui font corps avec soi, parole essentiellement mythique où, comme le dit Ellul, « par une opération de mémoire construite  », le groupe entre « en possession d’une persuasion de son existence  » qui lui permet d’engendrer, par le biais de « l’anamnèse de l’élément structurant  » [2], des identités durables et cependant toujours actualisables. Dans l’anamnèse, ce qui remonte nécessairement, c’est ce qui, au niveau immédiat des relations ordinaires, reste hors d’atteinte, ne peut être dit ou pensé en tant que tel mais a besoin de revenir sous forme de figure étrangère ou extraordinaire, à l’occasion d’événements qui rompent l’ordre familier  : soit catastrophes contre lesquelles les moyens ordinaires ne peuvent rien, soit rites ou fêtes qui font entrer l’extraordinaire dans une périodicité qui en conjure le caractère dangereux. Alors revient l’acte fondateur, la vertu de l’ancêtre ou du dieu tutélaire, dans lesquels chacun selon son rôle retrouve la pleine possession de son identité propre, secrète, inassimilable aux conditions habituelles de l’existence où chacun vit dans le respect le plus strict des interdits fondamentaux qui ne font en fait que dire négativement ce qu’il en est du lien social.

Mais la sociologie voudrait faire de l’être social tel qu’il est l’élément structurant d’un ordre qui ne serait finalement que le reflet de ce qui est, que l’homme ordinaire, pur produit du social auquel il est adapté, n’ait pas à chercher en dehors de la sphère de ses relations ordinaires le motif profond de ses faits et gestes. Quelle sociologie, dira-t-on  ? Pas assurément celle qu’esquissèrent Bataille, Caillois et Leiris dans leur improbable collège. Celle qui, plutôt, dérive du « postulat utilitariste et matérialiste  » selon lequel « le principal problème qu’ait à affronter l’humanité est celui de la rareté des moyens matériels de satisfaire les besoins  ». Pour cette sociologie, qui non seulement se passe mais se veut essentiellement fondée sur l’absence de toute métaphysique, le social, dans son « indistinction et (sa) généralité  » première et dernière, est incarnée « dans les ‘’masses’’  » [3], seule forme sous laquelle l’humanité est à la fois toute entière unie et identique à elle-même et dans laquelle toute la diversité des individus réduits à leur propre réalité peut se fondre en un tout cohérent. Cette réduction massive réalise l’utopie obsédante dont toute société, selon Ellul, est toujours plus ou moins travaillée de quelque part, l’utopie d’unité qui conduit à éliminer toute forme de déviance afin de restaurer l’état primitif d’une humanité non encore déchue de son rapport originel au monde ordonné des dieux. Mais tandis que toutes les sociétés traditionnelles, organisées selon des principes de différenciation extrêmement forte des éléments qui la constituent (castes, genres, âges, fonctions etc), choisissent de réaliser cette unité dans l’ordre symbolique, la société moderne, qui se fonde en grande partie sur le refus de l’ordre symbolique, est seule à avoir systématiquement cherché à faire du temps profane, temps de la vie quotidienne où règne en maître le principe de la différenciation, le temps proprement consacré à la réalisation de cette utopie, sous l’égide d’un pouvoir politique explicitement émancipé de toute tutelle religieuse, l’Etat, significativement désigné par le mot qui désigne l’être arrêté et saisi dans tel moment déterminé de son devenir.

Les différenciations sociales, une fois évacuée la possibilité de les comprendre symboliquement, n’ont d’autre justification que dans l’ordre le plus bas, l’ordre socioéconomique dans lequel règnent les seuls intérêts, collectifs ou particuliers. Seul peut s’élever au dessus d’eux, hypostasié par une complexe opération d’alchimie politico-juridique, l’intérêt d’un être social supérieur à toutes les parties du procès économico-politique, l’intérêt général , « principe d’ordre, de rationalité, de totalisation  », comme dit Jacques Chevalier, par rapport auquel l’unique forme de déviance est celle, ajoute Ellul, de « celui qui prétend que son intérêt particulier est plus important que l’intérêt général et qu’il donne préférence à son intérêt dont il est seul juge, ou encore celui qui nie (dans son discours ou sa conduite) qu’il y ait un intérêt général, et ne veut connaître que des intérêts particuliers  » ou encore « qui récuse l’Etat et l’administration en tant que représentants d’un intérêt général présupposé  » [4].

Ce qui s’élève ainsi au dessus des intérêts particuliers fait du social l’objet d’une préoccupation constante qui tend à subordonner toute forme de vie sociale au souci de réaliser l’unité présupposée d’une humanité définie par des besoins naturels et universels, partout ressentis mais inégalement satisfaits, en vertu desquels doit croître toujours davantage une production de biens et de services dont la consommation est la tâche assignée à des populations dont la croissance justifie continuellement cette production, à l’échelle d’une planète devenue le lieu unique d’un social qui délie partout les hommes de leurs liens particuliers à des lieux et à des communautés dessaisis de toute vocation propre et vidés de toute signification autre qu’économique. Nul lieu ne peut alors se tenir fermé à l’intrusion du visiteur à qui son pouvoir de consommer tient lieu de droit d’entrée, cependant que se ferment partout les lieux traditionnellement ouverts à la libre (et vaine) pâture de ceux qui n’ont d’autre titre à faire valoir que le fait d’exister.

Il n’est donc, pour l’instant, d’autre sociologie possible que celle qui, voyant croître continuellement son domaine sous la forme d’un monde sorti de ses limites matérielles par l’effet d’une technique qui se dématérialise à mesure qu’elle achève de réduire la réalité à ses dimensions matérielles, ne cesse de voir décroître en même temps la diversité des formes possibles de socialité, animales comme végétales.

P.-S.

Le logo est extrait de l’article de l’hebdomadaire Marianne :
La décroissance en politique... ce n’est pas pour tout de suite ! (capture d’écran Dailymotion - latelelibre - CC).

Notes

[1Alain Caillé, La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, éditions la découverte, Paris 2007, p. 11.

[2Jacques Ellul, Déviances et déviants, Editions Céres, 1992.

[3Jean Baudrillard, Le Ludique et le policier, Sens et Tonka, 1976, p.

[4Jacques Ellul, , Déviances et déviants, Editions Céres, 1992, p. 61.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter