C’est à bon droit, certes, que Serge Latouche, dans la présentation d’Ellul qu’il a donnée pour la collection des Précurseurs de la Décroissance aux éditions du Passager clandestin, s’interroge sur les limites à assigner à l’“annexion” du “maître bordelais” au domaine d’une décroissance qui se voudrait plus qu’une simple négation des valeurs portées par l’idéologie de la croissance. Et l’on ne saurait trop apprécier la probité avec laquelle il se retient, là où il serait si facile, de faire abonder les traits par lesquels la critique ellulienne se déversa sur l’outrecuidance de l’esprit technicien, tout imbu de lui-même au sortir d’une guerre qu’il avait si puissamment contribué à rendre monstrueuse, et si incapable encore au seuil de notre très désenchanté nouveau millénaire de faire autre chose que chanter l’infaillible aptitude de la rationalité techno-scientifique à résoudre tous les problèmes humains à coups de solutions qu’on sait aujourd’hui tout juste bonnes à masquer les très réelles et très inextricables difficultés engendrées par un développement qui, sans jamais répondre aux besoins qu’il prétend satisfaire, en suscite au contraire à plaisir, à seule fin, sans doute, de détourner l’humain d’une plus haute aspiration à l’émancipation.
Rappelons-le, si la croissance constitue bien le problème, on ne peut pour autant considérer purement et simplement la décroissance comme une solution. Car s’il ne s’agissait que de décroître, un simple calcul des coûts (celui que fit, entre autres, Jouvenel, au temps du Club de Rome) de ce qu’on appelle le progrès suffit à dégonfler la baudruche d’un système qui n’eut jamais d’économique que sa propension à se dispenser de calculer ce que la somme de ses gains devait à l’apport gratuit d’un monde abondamment pourvu de tout ce qui est nécessaire à la vie : eau, sources d’énergie, trésors variés de l’ingéniosité de la nature, en contrepartie de quoi la somme de tous les produits de l’industrie destinée à satisfaire les besoins d’une espèce hallucinée par son propre génie ne pourra jamais offrir pour finir qu’un piètre tas de déchets – tas qu’il s’avèrerait néanmoins un jour très coûteux d’avoir à résorber par d’honnêtes moyens et moins coûteux toutefois que d’avoir à reconstituer ne fût-ce qu’une infime partie des richesses dilapidées pour le produire. Le problème n’est pas, assurément, de décroître, mais, pour l’humain, de ne pas trop décroître et de ne pas se retrouver, au bout du compte, non seulement dépourvu du superflu comme du nécessaire, mais encore privé de la simple possibilité de vivre et du petit peu d’estime de soi dont on a quand même un tout petit peu besoin pour affronter les grands problèmes.
C’est pourquoi, oui, il faut apprécier une probité qui s’interdit de reprendre simplement d’Ellul ce qui, tout naturellement, conduit à penser la croissance comme l’ultime maladie d’une civilisation qui ne sait plus, à force de savoir scientifique, que développer toujours plus les moyens de reproduction de ce qui fait sa puissance – qui, donc, vidée de tout ce qui, en elle, s’enracinait dans un rapport au monde naturel qui lui imposait ses limites, ne peut plus voir se prolonger sa croissance que sous la forme d’une excroissance de son rapport à soi qui ne fait que masquer toujours davantage la décroissance réelle de son emprise sur un monde déséquilibré par elle et délivré des lois dont elle s’était auparavant elle-même crue émancipée.
Le mouvement de la Décroissance (que Latouche prend bien soin de définir positivement, et non par simple opposition à un système dont il est en train de devenir trop facile de dénoncer l’absurdité) cherche en effet à jeter les bases d’une action qui, tout en s’opposant à toute idée de relance d’une croissance déjà négative qui ne peut être obtenue que par le développement des moyens les plus anormaux, ne s’épuiserait pas dans sa dimension critique, comme s’il suffisait d’inverser les signes de la croissance en mettant du plus là où il y a du moins et vice versa. D’où l’idée fructueuse d’une société d’abondance frugale où chacun serait d’abord appelé à construire son propre projet d’existence dans l’indifférence la plus sereine à l’égard d’une crise économique qui ne concerne finalement que les signes de la croissance, c’est-à-dire avec le souci exclusif d’établir ou de conserver avec les autres un rapport d’amitié véritable, d’échange réciproque, de dépendance mutuelle – idée à laquelle, nous nous dépêchons de le préciser, nous croyons qu’Ellul, comme tout homme sensé, adhéra certainement, à la fois en tant que chrétien et en tant qu’anarchiste.
Ce qu’il s’agit de savoir, c’est si, dans la fatalité d’une croissance illusoire qui ne peut désormais se résoudre qu’en décroissance (que ce soit sur le mode de la catastrophe ou sur celui d’une régression de l’humain), il y a place pour un projet volontaire, pour une liberté s’exerçant en connaissance des nécessités qui la limitent, pour l’exercice d’une souveraine responsabilité de l’homme. Ou si, contraints de réduire drastiquement nos ponctions sur un monde qui n’en peut plus de nous fournir de quoi satisfaire nos appétits de puissance et nos désirs de dépassement de nos limites, nous n’allons pas être contraints aussi de renoncer à toute exigence de justice, à toute forme de liberté politique, bref d’accepter une espèce nouvelle et inédite de dictature, fondée en raison, dictée par les nécessités de l’heure.
C’est sur ce point que la probité de Serge Latouche l’oblige à s’interroger sur les limites de “l’annexion élulienne à la décroissance” – interrogation dont nous ne doutons pas qu’elle sera aussi nécessairement au cœur de la réflexion lorsqu’il s’agira de présenter Bernard Charbonneau comme éventuel précurseur de la décroissance, lequel – infiniment plus qu’Ellul – se montra résolument hostile à toute forme d’organisation politique qui ne serait pas centrée sur l’impérieuse nécessité de laisser à l’individu la pleine et entière responsabilité de ses choix et de ses actes – ce qui exclut, nous semble-t-il, le recours à aucune forme de propagande en faveur d’un projet global de société ou d’une législation universelle qui pourrait être adoptée par l’ensemble des Etats en vue d’orienter l’évolution des sociétés en fonction d’une volonté générale ayant intégré, par exemple, les principes de l’écologie la plus radicale, projet que les deux penseurs gascons ont l’un et l’autre mille fois dénoncé comme l’avènement même du totalitarisme.
Latouche ne manque évidemment pas de voir que c’est le rapport au politique qui pose problème. Est-ce en dernière instance la volonté politique qui détermine notre rapport au monde ? Est-ce une certaine orientation de la politique qui assure à l’économie libérale dite de marché le pouvoir de s’instituer partout comme la seule forme possible de société ? Il en découlerait logiquement qu’une révolution d’ordre politique serait le moyen susceptible de conduire à une réduction du domaine de l’économie de marché qui assurerait à d’autres formes d’échanges, essentiellement sociales, la possibilité de s’instituer et de se développer à l’abri de toute logique de profit, sous la tutelle d’autorités conçues pour obéir à des fins purement sociales, librement déterminées par des groupes humains n’ayant à se préoccuper que de leurs intérêts communautaires propres – l’intérêt général se bornant à rendre légalement impossible toute entreprise visant à excéder les limites dans lesquelles un groupe réussit à suffire à ses propres besoins, hormis les cas à prévoir où jouerait le principe supérieur d’assistance mutuelle et de solidarité supra-communautaire.
Pour Ellul, la question ne se pose pas du tout ainsi, parce qu’il ne conçoit pas une instance politique susceptible d’agir de manière autonome sur l’ensemble du système que forment, du fait de leur technicisation avancée, les différents domaines de la vie économique, sociale et culturelle. Seule la médiation technicienne permet de concevoir une action globale sur l’ensemble des facteurs qui auraient à être maîtrisés si l’on voulait changer l’orientation générale. D’où l’idée d’une dictature totalitaire comme seule alternative au chaos que ne peut par ailleurs manquer d’engendrer la croissance inévitable d’un système dans lequel les différentes instances, en se technicisant toujours davantage, ont tendance à s’autonomiser toujours davantage les unes des autres pour atteindre des objectifs qui ne sont finalement déterminés que par les moyens qu’elles mettent en œuvre. L’économie néo-libérale, loin d’impliquer une quelconque subordination de la technique à une logique qui serait d’abord celle du profit, manifeste au contraire la complète subordination du système économique à une logique technicienne qui le conduit à s’autonomiser totalement pour ne poursuivre que les fins (de rentabilité) induites par les techniques qu’il met en œuvre. Quant aux instances étatiques et bureaucratiques, qui peut croire qu’elles aient décru du fait de l’écroulement des régimes soviétiques, alors que sous la tutelle de l’ONU, de l’OTAN, de l’Unesco, du FMI, (de combien d’autres OMC ou OCDE, sans parler des mille et unes administrations régionales que font pulluler partout les politiques nationales ou continentales de décentralisation), presque tous les Etats du monde se trouvent rassemblés pour constituer une immense zone de libre-échange qui, loin d’être livrée à l’anarchie, fait l’objet d’une règlementation cancéreuse qui prétend ne rien laisser à l’écart de l’économie marchande ? Chaotique et absurde, la mondialisation néo-libérale l’est assurément, mais nullement par défaut de règlementation, bien plutôt par excès, du fait d’un surcroît d’organisation internationale qui n’obéit qu’à une loi de croissance interne, tandis que parallèlement se poursuit l’excroissance d’un système économique émancipé de toute logique autre que technicienne.
Dans ces conditions, la question du politique, si elle reste évidemment essentielle, ne saurait pourtant être posée valablement sans qu’on ait au préalable interrogé les raisons de son actuel discrédit autrement qu’en en faisant porter la responsabilité à des multinationales délivrées de la peur du communisme et qui auraient du jour au lendemain corrompu tout le système de la représentation en le vidant de sa substantifique moelle démocratique. Le pessimisme ellulien, qui n’a rien, notons-le au passage, d’un mektoub, islamique ou calviniste, si peu incompatible avec les positions les plus jacobines, voit toujours dans le pire, comme le soulignait Illich, une “corruptio quae optima”, et si on veut le comprendre en profondeur, il faut aller chercher avec lui la racine du problème dans un certain rapport originel du politique au religieux, tous deux répondant à un profond désir de l’humain de voir se réaliser un ordre rassurant, compréhensible, en lieu et place du désordre insupportable par lequel se manifeste la réalité du monde. Si la religion ordonne un monde dominé par les forces incontrôlables d’une nature que l’homme, par ses premiers gestes techniques, s’efforce de prendre pour objet d’une action qui le constitue en sujet, la politique ordonne un monde dans lequel les forces sociales, mises en branle par des techniques de production qui témoignent d’une définitive mise à distance de la nature, bouleversent les rapports institués par la tradition et remettent en cause l’équilibre des choses consacrées par l’usage.
C’est aujourd’hui un monde bouleversé par quelles forces qu’il s’agit d’ordonner ? Pas plus que la religion contre les forces sociales, la politique ne peut être invoquée contre les forces qui, traversant l’ordre politique, témoignent à présent d’une définitive mise à distance de la dimension sociale. Comme la religion à son heure, la politique a pour destin d’apparaître comme l’instance dépassée à qui son statut même de chose consacrée interdit d’intervenir en dehors de l’espace figé où elle ne peut plus se mouvoir qu’en tournant sur elle-même. Quelle instance alors pour ordonner un monde qu’il semble que ce soient ses propres forces qui bouleversent, forces économiques, écologiques, biologiques, anthropologiques – entropiques ? Il n’est évidemment plus question de savoir, la science n’étant plus depuis longtemps qu’une des formes d’un pouvoir qui ne s’exerce qu’en échappant toujours plus à qui le détient.
Il serait tentant d’en appeler à cette grande chose qu’on appelait jadis l’élan vital – et qui demeure probablement, n’en déplaise à tous ceux pour qui la vie ne doit surtout pas être considérée comme un mystère, notre plus solide raison d’espérer que l’homme dispose en lui-même de ressources indépendantes de son état social dont il peut user encore pour renouveler les conditions de son existence –, si l’histoire ne nous enseignait pas combien il peut être dangereux de mobiliser sur le plan de l’action consciente les forces qui travaillent inconsciemment toute action. D’où le recours, ellulien (mais qu’Ellul emprunte lui-même à de grands devanciers), au pessimisme, qui est la forme même d’une espérance qui, pour ne pas se laisser abuser par ses propres espoirs, apprend à se tourner vers ce qui lui paraît être la négation même de tout ce qu’elle peut concevoir pour en attendre la seule réponse à ses interrogations : rien, ce “rien” qui reste quand tout a disparu.
Comment comprendre qu’en se livrant au mouvement d’une décroissance qui est l’envers d’une illusion totalement désespérée, l’humanité peut, seulement, s’ouvrir à l’appel de ce qui ne s’exprime que dans le silence et ne se laisse voir que dans l’invisibilité qui est le seul rapport à soi du visage humain ? D’aucune manière, et c’est pourquoi nous devons nous fier au sentiment intime que nous avons lorsque nous refusons de croire à ce qui s’impose à nous comme la figure même de notre destin, sentiment d’une vérité qui nous dépasse et qui, cependant, ne tient qu’à nous, ne tient qu’à notre plus intime liberté.
Bordeaux, le 27 mars 2013.