15 JOURS DE SILENCE — de Emmanuel Holterbach
(notes & échos)
— Présentation par Lionel Marchetti —
L’allure ? Juste un pas
qui apparaît-disparaît
en place cosmique
Emmanuel Petit
Un mois passé au sein des montagnes m’a habitué à me sentir minuscule.
Emmanuel Holterbach
Les mots sont transparents. Les mots n’ont pas de poids. Aventureux, autonomes, ils cherchent la vibration, l’onde, cette ligne incise et précise qui pourrait les emporter plus loin — comme une graine, par nature, laisse le vent agir. Les mots, cependant, n’ont pas cette coque qui les protège. D’emblée les voici nus, prêt à germer. D’où leur fragilité, doublée, parfois, d’une étrange incandescence ; d’où cette nécessité, à leur encontre, lorsque enfin ils sont là, d’une absolue vigilance. Face à ce qui se dérobe, dirait Henri Michaux, car la présence la plus simple parfois nous glisse des mains — pour aussi revenir autrement. Vigilance à considérer également, pour le poète, comme une attention auxiliaire et surtout manifeste à ce qui est. Une idée de l’éveil. Au sens où par exemple il s’agirait, dans l’acte, quel qu’il soit — ici la marche, l’écriture et la marche ; ou encore la musique : Emmanuel Holterbach est également compositeur — d’éviter de s’accrocher, de se harnacher, de vouloir bien faire, de trop désirer. À l’inverse : être là ; à sa juste place. Pas question donc, ici, pour l’écrivain comme pour le musicien, d’invoquer telle ou telle tension, tel ou tel petit théâtre mental jusqu’à s’en repaître. Bien au contraire. Considérer simplement ce qui est, vertical et devant soi. La vigilance s’affirme alors comme une promesse naturellement tenue. Main dans la main avec le dehors. Jusqu’à doubler, consciencieusement — et une fois pour toutes ? — la tentation rapace qui rôde, se glisse, grandit parfois en nous et qui, d’un coup de bec prétendument savant cherche à piquer les mots, à les stopper, jusqu’à éventuellement gober le tout pour n’en faire qu’un petit paquet stérile, bien ficelé, savamment digéré puis recraché…
Mais revenons à ces quelques jours de silence.
Un mois passé au sein des montagnes m’a habitué à me sentir minuscule.
La transparence ne se laisse pas si bien saisir. C’est une chance. Venus d’on ne sait où quelques mots exacts s’immiscent néanmoins jusqu’ici. Ils se maintiennent, perdurent, s’agencent, diffusent subtilement leur sève et voilà qu’ils suffisent à tout arrêter, à tout déclencher, à tout réenclencher.
Mots amorces.
Mots d’un corps qui marche, observe, écoute et savoure.
À son allure.
L’illumination brutale d’un éclair annonce un orage distant et inaudible.
La pensée ne joue pas seule. Ces 15 jours de silence correspondent à quinze jours de pérégrinations dans la montagne.
Après la pluie montent les senteurs épicées du sol :
Sève de résineux
humus
feuilles de figuiers
poudre ce chitine
Si seulement je savais composer une musique qui ait la même évidence, la même force limpide que ces senteurs.
Mots comme fleurs futures — verticale lumineuse et unique.
Silex trouvé sur le chemin.
Mots transparents sans pesanteur inutile.
À l’équilibre.
Mots simples. Ceux-ci parfois disent peu, c’est un fait. Mais n’est-ce pas suffisant ? Ils se tiennent, par eux-mêmes, dans la fraîcheur. Et surtout dans la justesse d’un usage premier : face au réel tout comme à la tangente d’une ligne.
À l’aplomb — ils écoutent.
Ils sont là.
Ils disent alors le nécessaire d’une expérience : un souffle, une couleur, la découverte, ce reflet fragmenté, une chute de pluie, un insecte extravagant mais surtout enchanteur, quelques autres créatures minérales stridulantes, les roches dans la turbulence d’un torrent asséché, l’odeur, une vue — l’instant — et c’est ainsi qu’à la lecture de cette série de 15 jours de silence quelque chose de l’espace du grand dehors se manifeste. Quelque chose de l’ordre de la musique du monde.
Le vent se lève ; l’éclat de la saison change.
Le monde t’a fait grand dit Antonio Porchia, il t’a fait mystère. [1]
Deux pierres — l’une contre l’autre frottées.
Érotisme brut de la montagne.
Lorsque la flamme brûle, il est préférable de retirer le doigt.
Une flèche.
Quelque chose, ici-même, est créé.
Abandon à l’instant pour une maturité de l’instant.
Le silence.
Ici, différentes nuances et saveurs de silence se mélangent :
Silence des ravines, des creux
silence des ruisseaux asséchés
silence des névés
silence tectonique des roches soulevées
silence des nuages qui glissent à portée de main
…/…
Il fait chaud, terriblement sec, cette montagne a tout du désert.
Et aussi :
Je veux franchir le seuil de la nuit et m’aventurer plus loin encore…
Mais déjà, comme il se doit, tout cela s’échappe. La vision file, glisse, s’évanouit pour disparaître sous quelques mailles nouvelles — n’est-elle pas vivante ? — puis elle apparaît ailleurs, en des régions hautes et escarpées, au plus proche de ces nouvelles lignes de crête. Bientôt, sous nos pas minéraux, elle se déplie, grandit, de nouveau se froisse, insaisissable, subitement augmente et enfin, pour notre plus grande joie, d’échos en échos, de falaises en falaises… elle rend un son.
Discret
au fond de ce ballon doux et moussu
cerné de mâchoires de roches dénudées
un enchevêtrement d’antiques cercles de pierres
dessiné de main d’homme
trace un motif simple et concis
qui aborde avec justesse et sans bavardage
la question de l’infini.
Lionel Marchetti
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15 JOURS DE SILENCE — de Emmanuel Holterbach
(notes & échos)
Accompagné d’une photographie de l’auteur en exergue
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15 JOURS DE SILENCE
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CLANS, VILLA LES VALLIÈRES
Les baies vitrées du salon donnent sur l’imposante falaise de calcaire qui barre l’autre côté de la vallée.
Au sommet de la crête est saupoudré Bairols
village médiéval perché jusqu’au vertige.
Clans et Bairols sont séparés par un gouffre, large et profond comme un fleuve de vide.
Tout au fond, invisible d’ici, coule la Tinée.
Du salon, je regarde les nuages bas qui au matin remontent ce large couloir, en glissant à hauteur de mon regard, comme des vaisseaux fabuleux.
VALLON DE CHAUDANE
C’est la nuit.
Sorti de Clans sur la route qui traverse le Vallon de l’Ubac
— la cime tordue d’un conifère.
Perchée à son sommet, une chouette m’observe et s’envole.
Traverser un petit nuage orange accroché au réverbère.
Je m’aventure dans la nuit du vallon abrupte de la Chaudane.
Flottant au dessus de la courbe du virage et couvrant la pente, des lucioles par centaines !
Assis sur un rocher dans ce silence, je ne fixe rien du regard et avale le paysage tout entier.
Le monde respire au rythme des clignotements qui couvrent mon champ de vision ouvert.
Quelques lucioles passent en frôlant mon visage, laissant une courte traînée verte sur le fond de ma rétine.
L’illumination brutale d’un éclair annonce un orage, distant et inaudible.
Le monde est enchanté.
En remontant vers Clans, une minuscule fée au derrière clignotant me précède à hauteur du visage et guide ma marche patiente.
Je me crispe à chaque frôlement de la forme vive et ténébreuse d’une chauve-souris, si proche, craignant pour la vie de mon amie la luciole.
LA CÉTOINE, LA FIGUE ET LA FOURMI
Dans le figuier du jardin un fruit mûr attire mon regard.
Charnu, replet, une partie de sa peau brille plus qu’il ne faudrait au soleil.
À y regarder de plus près, je m’aperçois que c’est simplement un trou dans la peau qui laisse apparaître un fragment de carapace, d’un vert vif et doré, parfaitement adapté à la courbe du fruit.
Aucun doute possible, c’est la grosse et magnifique Cétoine, avec son habit de joyaux qui s’est installé à l’intérieur de la figue pour mieux s’en repaître et qui la dévore de l’intérieur.
Bonheur d’une gargantuesque bombance sous le soleil.
Furieuse, avec ses habitudes de propriétaire sur tout, la fourmi court sur la surface brillante des élytres, tentant vainement de déloger
ou d’inquiéter cette géante placide par la force.
LE GEAI
Partis du Col de Sine en direction du Brec d’Ilonse, nous cheminons sous un ciel anthracite et tourmenté.
Mais les grondements rauques de l’orage nous font prudemment reculer…
En chemin, je tombe en arrêt devant un geai, mort, qui gît sur un tapis d’épines de pin. Un coup de tonnerre trop proche me fait déguerpir à regret.
Nous fuyons en voiture, quand l’orage nous engloutit — nuages noirs, vent en furie, gouttes comme le poing explosant sur le pare-brise. La route que nous avons pris à l’aller est devenue un torrent bouillonnant.
Deux jours passent.
Ce geai me hante. Son image s’est fixée dans mon esprit. Je veux le retrouver, le prendre avec moi, conserver ses os. J’y retourne.
Cependant, revenu sous le pin, plus rien… Évidemment.
La montagne ne gronde plus.
Des fumeroles de chaleur montent du fond de la vallée et dansent dans le soleil.
Pendant un instant je ne suis plus que vide, puis indécision.
Et soudain je songe que le geai a trouvé un chemin qui lui est propre
et je continue le mien.
SPIRALES, CHAUVES-SOURIS
Léonore me dit :
Papa, tu sais, ici ils utilisent beaucoup ces signes…
Comment ça s’appelle déjà ?
— Des spirales ?
— Oui, c’est ça, ici ils aiment beaucoup les spirales !
Et c’est vrai.
À Clans, avenues des Vallières, partout, aux portes des maisons, aux fers forgés des barrières, au sommet des réverbères
et jusqu’au vol des chauves-souris : des spirales.
CLANS, VILLA LES VALLIÈRES II
(Nocturne)
En contrebas du jardin, dans la broussaille, crissements et chuintements d’une mystérieuse créature de la nuit.
À ma gauche, bavardage d’une famille autour du barbecue.
Deux mondes qui ne se mélangent pas…
Je veux franchir le seuil de la nuit et m’aventurer plus loin encore.
VALLON DES MILLEFONTS
Discret
au fond de ce vallon doux et moussu
cerné de mâchoires de roches dénudées
un enchevêtrement d’antiques cercles de pierres
dessiné de main d’homme
trace un motif simple et concis
qui aborde avec justesse et sans bavardage
la question de l’infini.
COL DE VEILLOS
Survol circulaire de trois aigles en maraude au dessus du Vallon de Veillos.
La marmotte siffle.
ORAGE
Un raz-de-marée gris venu de l’autre côté de la vallée a englouti Clans.
Pluie nuage vent tourbillon.
La villa est prise au sein d’une tourmente liquide déchaînée.
Tout se gondole sous le vent, les arbres sont férocement invités à danser dans l’euphorie sauvage de la tempête.
Le paysage est tordu par des vagues de pluie qui s’abattent par paquets sur les vitres qui apparaissent comme des surfaces verticales, transparentes, animées et aqueuses.
J’ai le sentiment que je les traverserais si je m’y appuyais.
Pour intense, cette gifle orageuse n’est que de courte durée.
Et bien vite le soleil revient, indulgent, insouciant.
Beau et grand silence.
Après la pluie montent les senteurs épicées du sol :
sève de résineux
humus
feuilles de figuiers
poudre de chitine
graminées.
Si seulement je savais composer une musique qui ait la même évidence, la même force limpide que ces senteurs.
LES LACS DE TERRE ROUGE
La ligne bleue déchiquetée d’une langue de neige s’avance sous l’eau cristalline du premier lac de Terre Rouge sous la Cime de Tavels.
Couleurs boréales d’une marche d’été.
NUAGE D’HARMONIQUE
Dans l’angle du clocher et du toit de la Collégiale
un Cumulo-nimbus se meut du dedans
comme animé par les résonances harmoniques de la cloche
lorsque sonnent les onze heures.
AVANT LA MONTAGNE ROUGE
Le criquet, partout ailleurs teinté de gris
a pris ici la couleur de cette roche rouge dont est faite la montagne.
Argile constituée aux origines du monde vivant
enfoncée longtemps sous les océans
puis soulevée en montagne aride
ravinée à la longue par les colères du Cians.
Parti sur un mauvais sentier, je m’assois pour manger un peu
avant de faire demi-tour.
L’une de ces petites créatures rouges
qu’on pourrait croire enfantée de la roche même
en profite pour prendre ses aises sur ma carte dépliée au sol
et semble m’indiquer la voie à suivre.
MONTAGNE ROUGE I
(Le Pays des Papillons)
Des ruines du petit moulin de l’Ablè sur le Cians
jusqu’à l’aplomb de la Tête de Pérail — cheminant sur ces strates de roches rouges, qui semblent dessiner les courbes de niveaux de ma carte dans le paysage même, j’ai vu plus de papillons en quelques heures
que je n’en vois généralement en une année :
Gazé (Apuria Crataegi)
Citron de Provence (Gonepterix Cleopatra)
Apollon (Parnassius Appolo)
Azuré du Serpolet (Maculinea Arion)
Cuivré de la Verge d’Or (Heodes Virgosrea)
Moiré Sylvicole (Erebia Æthiops)
ou peut-être le Grand Nègre des Bois (Minois Orgas)
Azurée de Bruyne (Polionatus Icarus)
des Zygènes noirs à points rouges
et d’autres encore impossible à identifier, tous en quantité…
La posture de l’un d’eux sur une fleur me parait étrange.
À y regarder de plus près, une Araignée crabe est en train de lui faire son affaire.
MONTAGNE ROUGE II
(Les Colles Planes)
Ici, le peu de végétation que l’on trouve s’accroche péniblement ;
les herbes sont sèches, les buis et les mélèzes au vert vif résistent dans les ravines. Le pays des papillons est loin derrière moi. Loin aussi ce hameau en ruine… Les conditions de vie devaient être bien difficiles.
Partout, cette roche rouge friable tranche sur l’azur du ciel.
Arrivé au bout du chemin, je m’assois.
Devant moi, en cercle
cinq rochers gris — les seuls de cette couleur — qui les a porté jusqu’ici ?
Immobile, je m’associe à cette assemblée minérale.
L’esprit de Bashô me glisse à l’oreille :
Si paisibles,
Et les voici qui se fondent dans la pierre
Ces chants de criquets.
Créatures minérales stridulantes
(elles ont la couleur de sang séché de la montagne).
J’imagine le bleu du ciel devenu jaune, ou violet ; je pourrais tout aussi bien me trouver sur Mars. Quelle force dans ce sentiment d’être loin de tout ! Pourtant la route n’est qu’à une centaine de mètres en contrebas.
Il fait chaud, terriblement sec
cette montagne a tout du désert
Deserto Rosso
Je n’ai pas pris assez d’eau
et recherche la fraîcheur
à l’ombre du buis
qui chante doucement dans le vent.
L’air me tient dans une grande main.
Cette montagne me boit comme un buvard.
Je paie ce tribut avec joie.
Et je sais que je finirais momifié si je restais trop longtemps.
Et chaque seconde est précieuse, ici, à contempler le paysage oblique des Colles Planes.
LE MIROIR ACOUSTIQUE
J’aime cueillir de la menthe à midi chez Isabelle.
Au beau milieu du jardin
j’attends que sonnent les douze coups de midi
à la cloche de la Collégiale.
D’ici ils se reflètent à l’identique
sur la montagne
dans la direction opposée
avec un léger retard.
Attentif, j’écoute ces vingt quatre ponctuations du temps
et goûte, avec délice, la mesure d’espace
que raconte ce motif résonnant.
LUCIOLE
Aux heures cristallines de la nuit, de fins pinceaux de lumières
tracent des géométries fluides au dessus des herbes du jardin.
Clignotements.
Courbes délicieusement chaotiques.
C’est la luciole, qui chante l’amour avec une couleur d’étoile.
LAC NÈGRE
Au dessus du Lac Nègre, sur la ligne sinueuse du sentier qui serpente jusqu’au sommet de la paroi, deux petites échardes humaines
progressent lentement
et font oublier un instant
qu’ici
le temps pourrait bien paraître tout à fait immobile.
PAS DU PRÉFOUNS
Qu’y a-t-il en dessous, qu’y a-t-il à l’intérieur de ces énormes montagnes ?
Quelles cavités ?
Quels espaces sous-terrains ?
Quelles grottes enchantées à la fois silencieuses et résonnantes ?
Une mère chamois et son petit trottinent sur la pente vertigineuse, au beau milieu de ces aiguilles de granit qui griffent les nuages.
Quelques pierres glissent sous leur sabots et rebondissent sans bruit
très loin en contrebas.
Ce que le vide peut être réconfortant ici !
LA GRENOUILLE
La voilà qui trône sur un roc solide au beau milieu du torrent.
Sombre, presque noire, elle me regarde sans s’inquiéter.
Elle pourrait bien être en train de me demander :
— Où vas-tu avec cet air d’aller si vite,
quand tu es d’une mortelle lenteur ?
Dans son regard, j’ai l’impression de n’être qu’une abstraction, tandis qu’elle — ancrée dans la réalité du monde, liée à l’infini du temps — possède la force et l’aplomb de la montagne.
Dans son regard je sens qu’il en va de moi comme de notre civilisation, de notre Grandeur : nous ne faisons que passer.
Aujourd’hui croyant voir une grenouille
j’ai rencontré un esprit de la montagne.
SUR LE BREC D’ILONSE
Au sommet chauve du Brec d’Ilonse, assis à quelques centimètres du gouffre, je déjeune.
Ce mont bourdonne d’insectes, vifs et affairés dans la chaleur du soleil et du sol : Bourdons, Guêpes, Abeilles, Ichneumons, Mouches, Syrphes
Asilides, Bombiles, Scarabées, Longicornes, Coléoptères
Cétoines en tous genres
rares papillons
Fourmis, Criquets et Araignées de toutes tailles…
Je ne suis pas seul, oh non !
Les mouches nerveuses se passionnent pour mon saucisson, mon fromage. Mais je n’ai pas à m’occuper de les chasser : une coccinelle qui m’a pris d’amitié, semble-t-il, charge les intrus avec hargne et, tel un minuscule faucon, revient sans cesse sur la peau de mon bras droit !
Je m’enivre de paysage et pique-nique en pivotant sur moi-même comme une toupie lente. Comme si le cœur du Brec d’Ilonse était mon axe.
Et je remercie cette adorable coccinelle qui m’offre de me plonger dans la contemplation, sans être gêné par l’avidité des diptères.
SOUS LE BREC D’ILONSE
Dans la pente courbe, de longs lichens verts pendent aux branches nues de ces immenses conifères — assemblée silencieuse des vieux sages barbus de la forêt.
LA LUNE À ANTIBES
Aujourd’hui, j’ai décidé de goûter à la fraîcheur de la mer.
Derrière moi : le soleil couchant et ses délicieuses dorures.
Face à moi : la délicatesse d’un ciel moiré de gris, de bleu laiteux et de mauve, interrompu par la ligne des broderies fractales de l’onde.
Je flotte au sein de miroitements hypnotiques et changeants
dont les teintes douces dialoguent avec celles des cieux.
La lune est une demi-sphère pâle qui trône au dessus des flots.
Insouciante reine des marées.
Je sais, je sens que je nage en ce moment même au beau milieu de l’univers.
Et pourtant…
Derrière moi : la route, un gigantesque parking, une foule éparse et bruyante et les galets huilés de crème solaire qui reflètent le soleil.
Face à moi, au loin, l’amoncellement de monstrueux bateaux de luxe vante la richesse de leurs propriétaires dans l’intimité de cette douce immensité liquide.
Et je rêve alors d’un monde d’avant ou d’après l’humanité, vidé de notre médiocrité tonitruante.
MILLE MÈTRES
(De la vallée de la Gordolasque, vers la Vallée des Merveilles)
Je suis au bas de l’immense pente abrupte.
Un dénivelé de mille mètres m’attend
avant d’arriver au col d’Empuonrame
qui me fera passer dans la Vallée des Merveilles.
Je l’entreprends avec une lenteur mesurée
comme un vieillard.
Un pied, puis l’autre, qui montent
chaussé de ces fantastiques chaussures
qui semblent faites dans un cuir d’éléphant.
Mon ascension se fait avec lenteur
mais inexorablement, sans y penser
l’esprit imbibé dans le paysage.
Sans m’en rendre compte, j’ai pénétré cette strate épaisse de silence
qui démarre à mi-pente et qui se perd à l’infini du Cosmos.
D’ici, plus rien n’arrive du fond de la vallée
tout est aspiré par le haut
et moi aussi.
Je monte.
Ici, différentes nuances et saveurs de silence se mélangent :
Silence des ravines, des creux
silence des ruisseaux asséchés
silence des névés
silence tectonique des roches soulevées
silence des nuages qui glissent à portée de main
silence d’un monde qui semble dormir
quand il n’est que forces titanesques.
Silence parfois à peine griffé par l’onde grave des aéroplanes qui passent,
renforçant encore son intensité.
Moi, minuscule au sein de cette immensité
je suis une miette heureuse de me reposer un temps
sur les flancs de ce monstre minéral.
Pourquoi ne pas rester encore ici quelques millénaires sans bouger ?
LE LIT DU VAR
Lointaine et émouvante étincelle de chair
sur une île de galets cerclée d’eau courante
un couple nu fait l’amour dans le lit du Var.
Corps jouissants
sertis dans ce paysage aplani par le fleuve
bordé de falaises verticales.
Eau
Pierre
et
Chair
Érotisme brut de la montagne.
LE MASQUE DU CHAMOIS
Il se tourne vers moi
je n’ose plus bouger
je le connais craintif et il bondirait pour s’enfuir si j’avançais encore.
Pourtant, c’est lui qui m’impressionne, me pétrifie.
De profil, la beauté fascinante de l’antilope de montagne
muscles prodigieusement puissants qui roulent sous le pelage ras et doré
mouvements accordés aux forces de la montagne.
De face, les traces noires triangulaires sous les yeux,
les yeux eux-mêmes, cavités sans fond qui me regardent
prolongés par le dynamisme vertical de ses cornes d’ébène.
De face, le chamois offre un masque
et je ne possède aucun mot pour le décrire.
Pourtant ce masque me parle avec un langage immémorial
un langage sans mot qu’intuitivement je comprends
et respecte infiniment.
&
LA NUIT
Sous des étoiles aussi fines et pétillantes que les bulles du champagne que nous venons de boire, le flot de paroles joyeuses que nous avons échangées se transforme doucement :
Isabelle et Éliane se remémorent les jours où il a fallu qu’elles
apprennent à parler le langage des morts.
À la lueur paisiblement vacillante d’une flamme de bougie les deux femmes me semblent aussi distantes que des géantes, et leur mots, d’une rare profondeur, tirés d’un vocabulaire intime conçu dans les séjours sombre de la douleur, me sont en partie incompréhensibles.
Pour autant, je sais leur valeur.
Un mois passé au sein des montagnes m’a habitué à me sentir minuscule, à être silencieux, moi, le grand blond bavard. Et ainsi, chose rare, en écoutant Éliane et Isabelle, je me tais.
En face, la masse sombre du Mont Falourde se découpe sur la tapisserie brillante de la nuit, et l’air est prodigieusement léger…
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Emmanuel Holterbach