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feuilleté de chantiers
d’où, les idées, les vues…
C’est en grand sédentaire, que je suis revenu à un quartier qui connaît depuis vingt ans d’incessants aménagements, donnant lieu à des modifications des possibilités que l’on a de se le représenter.
Ce terrain vague se situe dans le Nord-Est parisien, le vingtième arrondissement, entre la rue des Cascades et la rue de la Mare. Il enserre un « regard », la rue des Cascades en comprend trois, ouverture protégée, donnant accès à une source. Entourés de palissades, dans l’attente incertaine de la mise en œuvre d’un projet immobilier, cet espace en vacance d’usage est soustrait aux regards des passants. Regards qui habitués hier à un immeuble bordant cette rue, aujourd’hui effacé aussi de la mémoire par la surprise d’un dégagement et de la lumière qui s’y répand, ne peuvent franchir la trop haute clôture pour s’étendre en une vue qu’annonce un lointain neuf, la crête d’immeubles qu’ils ne reconnaissent pas. Cette clôture garantissant que cette portion de rue ne soit un sentier au tracé arbitraire parmi d’autres possibles.
Attisée par tant de promesses de dépaysement, la curiosité lasse de se contenter des quelques furtifs coups d’œil que lui laissent les planches disjointes et les trous à des emplacements trop fixes, se ménage un passage aux explorations errantes et buissonnières. Enfin libre d’aller, l’on se fond aux tableaux entrevus, pour constater d’abord qu’il n’y a presque rien en ce lieu séparé de la ville :
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une végétation déjà envahissante étonne, couvre d’innombrables variétés les moindres éboulis où, après la démolition de bâtiments et le rassemblement des espaces vacants, ne subsistent plus que les vestiges d’anciennes constructions en des gravats épars mêlés aux ultimes effets abandonnés par leurs derniers occupants. Contenus éventrés d’armoires, abandonnés, livrant des usages oubliés d’où émergent en claires arêtes les emplacements crayeux des fondations, obsolètes ajustements sur lesquels a buté l’excavatrice. Sourde volonté d’effacement achevée par les aménagements conçus à la pose des palissades. Si tout objet risque de s’y dissoudre, — l’abandon qui le guette à rester posé là trop longtemps abolirait en lui toute marchandise le laissant, dépossédé, revenir au statut ordinaire des choses — le déplacement de tels vains reliefs selon un arrangement trop certain retient le regard qui d’abord vague, errant, est surpris d’être arrêté par d’aussi futiles détails dont la précision semble témoigner du passage d’autres vagabonds ou de quelque ésotérique rituel.
Ainsi, m’apparaissent les aménagements bricolés que j’ai bien dû improviser pour placer face au champ choisi pour le photographier, une boîte presque aveugle, arrangée en sténopé, sans réglage ni cadrage possible. Il m’a semblé adéquat de me servir d’un instrument si sommaire, ne dépareillant pas avec les autres objets du lieu et nécessitant des temps de pause longs, ainsi que l’étirement du temps propre aux terrains vagues.
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Les images obtenues ne sont pas dépourvues d’intentionnalités, mais celles-ci ont été fixées il y a douze ans, lors de la fabrication de l’appareil, par la définition de ses dimensions, la distance de la surface sensible à l’ouverture, le sténopé, étant égale à la diagonale du film, ceci ayant la réputation de correspondre à la focale d’un objectif de cinquante millimètres, ouverture analogue à celle de la vue naturelle. L’intention présidant à la prise des images ne consistant plus actuellement qu’en le geste de poser la boîte ainsi et là. C’est ainsi que j’ai posé des regards là, dans ce terrain vague. Cette boîte qui parmi les choses dont par le dénuement elle est si semblable, témoigne de leurs positions par cette passive propriété qu’elle a de permettre au Monde d’inscrire son image en son sein. Le terrain vague, retiré de la Ville par sa clôture n’en demeure pas moins public, car temporairement soustrait à toute appropriation. L’abandon d’un lieu ne pouvant conduire qu’à s’abandonner à soi même, selon une quête aussi introspective, cet espace collectif d’improbables usages intimes sans partage, abominable désert à rêver, décharge affective et matérielle, lieu de natures laissées en friches, rappelle à tout promeneur occasionnel qu’il est semblablement friches autour d’une source, son regard, se donnant là, en ce calme désastre, à voir et à lire.
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®revue « lieu-dit », n°13 terrain vague,
carte blanche à Cécilia de Varine, juin 2000