... En aval du livre il s’agit autant de la philosophie des sociétés et de l’organisation sociale elle-même. Où se dessine un champ révolutionnaire, depuis l’activité de la connaissance non comme savoir mais comme partie structurée et structurante de la liberté sociale et des choix, de penser et d’exister semblablement ou autrement à plusieurs. Cette fois, ce n’est pas du point de vue de l’idéologie mais depuis les questions logiques des probabilités du hasard dans le temps du vivant, de la vitalité et de la mortification. En outre, bien après le renoncement à la justification raciale par les sciences, c’est maintenant, avec ce livre, le passage au-delà des espèces en biologie. Quel église peut accepter d’entendre cela sans frémir ?
Exile on Main Street (39). Jean-Jacques Kupiec cite cet album des Rolling Stones paru en 1972, qui rassemblait des pièces musicales écrites depuis 1968 (mouvement dont le groupe avant la mort de Brian Jones avait été partie prenante activement), qui accompagna sa vie de jeune philosophe au-delà des études appliquées et notamment dans sa première traversée sauvage des Etats-Unis en auto stop, prolongement de son séjour studieux dans une université canadienne. Comme son père avait été un des résistants communistes héroïques naturalisé venus de Pologne, resté fidèle au parti après la guerre, il faut imaginer ce que l’explosion de la jeunesse de 1968 et la traversée américaine purent signifier pour un ancien adolescent des Jeunesses Communistes, qui était allé passer ses vacances scolaires dans les camps de pionniers des pays du Pacte de Varsovie, parce que les alliances officielles de la France le permettaient, et comment d’une expérience à l’autre, dans ces générations d’étudiants du monde postmoderne, on put se former individuellement depuis la différence et les ruptures, à la fois considérées comme une difficulté et comme une chance. Cela permet de comparer l’époque où nous vivons maintenant. Pourtant, il n’y a pas de topologie pour correspondre à l’intuition critique, c’est l’ailleurs ou l’altérité. L’exil social puis le risque, jusqu’à ce que le monde en vienne à trouver que vous ne vous êtes pas trompé, c’est à dire longtemps après le commencement. C’est cela la position du chercheur quand il a l’intuition du changement. Chaque inventeur responsable d’une innovation scientifique a risqué d’être considéré comme un perturbateur menaçant gravement l’ordre établi. On sait ceux qui souffrirent de devoir renoncer, ou refusant de le faire qui parfois y perdirent la vie.
Aujourd’hui, plutôt que la peine de mort on connaît mieux le préjudice public ou social pour les idées non conformistes, mais pourtant dans des démocraties qui se veulent exemplaires telles l’américaine ou l’européenne, des artistes ou des penseurs activistes ont pu encore connaître l’emprisonnement : Steve Kurtz du Critical Art Ensemble, à propos du Bio Art critique des OGM aux États-Unis et en France c’est Julien Coupat, toujours et encore à propos de l’éthique de la bio-génétique, puisqu’à la frontière canadienne il aurait refusé de se soumettre au passeport biométrique, que comme Agamben il conteste, incarcéré au prétexte du livre L’Insurrection qui vient, essai politique dans l’imitation du manifeste, collage signé sous un pseudonyme collectif qui pourrait bien ne renvoyer qu’aux auteurs des textes traités en cut up, parmi lesquels Flaubert et j’imagine Lautréamont, et qu’on lui prête abusivement d’avoir écrit après l’avoir mis en équivalence d’un acte de sabotage à la SNCF, dans lequel il paraît avoir été impliqué pour être compromis, mais que pour autant il n’a pas commis.
Quant au domaine scientifique, aujourd’hui encore, c’est souvent la tentative d’externaliser des circuits de la représentation institutionnelle les chercheurs atypiques, soit à cause de leurs hypothèses anti-conformistes soit à cause de leurs cursus non académiques, à fortiori s’ils présentent les deux cas à la fois. Du moins tant qu’ils n’ont pas de reconnaissance internationale, ce qui heureusement commence à ne plus être le cas pour Jean-Jacques Kupiec. Néanmoins, l’atteinte diverse aux catégories des savoirs et des choses constitue un point de cumul avec la singularité de son cursus et son statut de chercheur, qui lui font payer le prix de sa liberté de penser parmi la communauté instituée : non du fait des personnalités scientifiques elles-mêmes, puisqu’il en est et pas des moindres pour s’intéresser à son travail ici comme à l’étranger, mais du fait de l’institution dans son principe de reproduction des savoirs et d’en représenter le pouvoir local, et de ceux qui en tirent leur statut à en reproduire les processus.
En plein bi-centenaire de la célébration de la naissance de Darwin, on peut considérer qu’il est probablement un des premiers chercheurs actuels, sinon le premier, qui ait pensé la biologie contemporaine dans une relation directe avec l’hypothèse la plus radicale de la théorie de Darwin. Juste après la publication de Ni Dieu ni Gène, il a expliqué dans un article les aléas de sa réflexion entre philosophie et biologie (34), parlant de la façon dont l’idée lui était venue, et comment il avait commencé à engager l’expérience installée par cette hypothèse. Il s’agissait en premier lieu d’une réflexion sur la génétique de l’embryon, puis sur le SIDA (7) avec Pierre Sonigo, dont l’ouvrage déjà cité co-signé en 2000, Ni Dieu ni gène : Pour une autre théorie de l’hérédité (3), fait encore acte. Toujours dans le cadre de l’INSERM il a poursuivi de travailler sur l’embroygenèse ; dans un cadre d’échanges suivis depuis plusieurs années avec le physicien des particules, Bertrand Laforge (33), il a commencé à mettre au point une méthodologie pour convenir à des modélisations stochastiques du vivant. L’ouvrage collectif qui vient de paraître chez Syllepse Le hasard au coeur de la cellule (1), dont nous procurons en notes l’Introduction intégrale téléchargeable en pdf, lève enfin le voile, pour ceux qui n’ont pas suivi la critique de la théorie du tout génétique, sur la mouvance internationale de la pensée du vivant et la place déterminante de Kupiec dans cette histoire.
Sans oublier de citer ses honorables partenaires car il n’y a pas de chercheur inventif sans exercer la séduction des belles rencontres. Ce sont celles qui rendent la recherche exécutive ou progressive, d’abord se rencontrant à la marge des laboratoires d’attache, où que se trouve celui qui apporte le déclic attendu pour permettre de changer la donne. Jean-Jacques Kupiec, par les séminaires qu’il anime ou auxquels il participe et par ses publications directes, ressort comme un architecte obstiné. L’architecte obstiné de la voie de sortie du labyrinthe divin, des sciences du vivant. Une fois encore, dans l’histoire de la pensée, un essai scientifique révolutionnaire engage sa route d’abord à l’aventure du plus large public. L’Origine des individus est à la fois le manifeste, l’expérience, la chaire, et l’enseignement, d’un biologiste magistral qui n’a pas de laboratoire dédié, parce qu’il ne correspond pas au profil attendu. Mais c’est peut-être mieux comme ça, sa recherche se fait en bonne compagnie, par exemple au Centre Cavaillès et dans un échange international de très haut niveau, mais le laisse libre de penser autrement qu’en termes de commande du résultat. Qu’importe puisqu’il pense, expérimente, critique, et publie. C’était son idée obsédante dès sa jeunesse, c’est son idée partagée, et puis encore, et encore partagée, ailleurs, autrement, et notre vision de l’univers vivant se reconstruit dans un autre sens, au fur et mesure qu’il déplace un monde et le reconstruit. Mais c’est toujours sa fascination du vivant qui poursuit de chercher, d’informer, de s’informer, d’animer, de développer, et de se constituer en constituant autrement la pensée de la biologie. Son actualité respective d’auteur par la publication du nouvel ouvrage qui nous convie, qui ne désempare pas sur l’hypothèse du hasard sélection, mieux l’intègre dans une nouvelle proposition, vient de s’accroître de sa traduction en anglais chez World Scientific, dont les choix du comité scientifique, essentiellement constitué de Nobelisés notamment physiciens, sont incontestés dans la communauté internationale de référence.
Ainsi vont les idées en France qu’elles souffrent toujours de malentendus dans leur propre pays. Frantz Fanon l’exprima de façon mémorable à propos de la pensée moderne et de la pensée politique des Lumières, le criant comme une alerte dans l’introduction de son manifeste anti-colonialiste Les damnés de la terre (5) écrit depuis Washington en 1961, et Jean-Paul Sartre dans sa préface... Est-ce parce que le titre peu servile de l’ouvrage de Kupiec dans une montée joyeuse aux extrêmes du pari évolutionniste paraît plagier en le modifiant celui de Darwin L’origine des espèces, comme une proposition de dépassement de son inspiration majeure deux cent ans plus tard ? Alors on verrait l’arrière garde du cortège réductionniste (22) uni au cortège holiste (23) justifier sous la bannière de Karl Popper, dévoyé, le retour aux sources de la tendance triomphante, contre l’innovation par la théorie critique imprévue ?
Dans le cadre de ma "Carte Blanche", cet entretien peut être considéré comme le second volet d’un diptyque sur les penseurs français actuels anti scolastiques et "non aristotéliciens" (cela ne veut pas dire anti-aristotéliciens), dont le premier volet est l’article " I love Mehdi Belhaj Kacem " à propos de son ouvrage L’esprit du nihilisme : une Ontologique de l’Histoire. Article où d’ailleurs le livre et les idées de Jean-Jacques Kupiec sont cités. Dans le premier cas, il s’agit d’une lecture générale de l’oeuvre prolifique d’un auteur encore jeune, sans cesse renouvelée sans se reproduire et malgré les ruptures s’effectuant logiquement en deça ; dans le second cas il s’agit d’évoquer l’impact d’un ouvrage qui pourrait être considéré comme une première oeuvre, en dépit de la maturité de son auteur, tant ses livres sont rares bien qu’il soit connu dans la communauté scientifique pour des articles remarqués, qu’il demeure chercheur à l’INSERM (CNRS), et qu’il soit engagé par plusieurs séminaires au Centre Cavaillès à l’École Normale Supérieure. Parmi lesquels le 29 juin cette année le Séminaire Lamarck, à l’occasion du bicentenaire jumelé de la parution de son ouvrage Philosophie zoologique en 1809, année de la naissance de Darwin qui plus tard le considéra comme son précurseur (6). À lire L’origine des individus comme le premier ouvrage magistral et en même temps l’ouvrage de la maturité de Jean-Jacques Kupiec cela laisse supposer un Nioque de l’avant-printemps (8), la gestation sous-terraine d’une réflexion de longue date jusqu’à cette révélation. Un peu comme le processus de la vie, à la fois imaginé et réalisé par l’auteur à travers l’événement successif de ses publications personnelles et collectives et de leurs titres, intègre pourtant en amont et en aval une disposition aléatoire où le temps joue son rôle, dans la formation sociale comme dans la formation de la pensée. C’est d’ailleurs l’objet de la préface par l’auteur que de l’exprimer, et sa propre plasticité intellectuelle.
L’hétéronomie, l’hétéro-organisation, l’aléatoire du vivant qui n’est pas le déni de la génétique mais la remet à sa place relative, y compris la présentation scientifique de la biologie elle-même, manifestent plus que la diversité c’est-à-dire l’altérité en chaque chose. Où l’identité ni la production ne pourraient répondre davantage seules en termes de vie sociale. Ce n’est pas seulement parce que l’idée nous plait mais parce que scientifiquement fondée par des recherches et l’évaluation des résultats, dans la hauteur de son point de vue elle se situe ailleurs des doctrines, innovant en puissance depuis la construction et le développement singuliers de l’auteur, ce qui transmet une énergie évidente à ses lecteurs...
"Ne jamais chercher l’autre dans l’illusion terrifiante du dialogue" (15)... Il conviendra donc de se reporter directement à l’ouvrage abordé, d’ailleurs c’est l’objet de la lecture dialogique afin d’y inviter ensuite, d’éviter d’être dialogue tout à fait.
A. G-C.
The Origin of Individuals at World Scientific Books : Abstract and Contents
[ L’entretien bien que spontané et libre entre les deux lecteurs se présente dans une longueur qui les a décidés à le publier en série. À partir du 11 juin 2009 il paraîtra à raison d’une séquence par jour, soit six séquences pour la version intégrale de l’article, informé dans l’index progressif de la page d’accueil de La revue des ressources. Quand le titre de la Recension dialogique aura disparu de l’accueil, elle restera accessible à son adresse URI, dès à présent celle de cette page, qui peut être archivée en bookmark. Elle pourra aussi être retrouvée en procédant par requêtes dans les moteurs de recherche dont celui de la revue. D’ici là, même les partie déjà publiées resteront instables. L’article est repérable par le n°1228 présent dans le suffixe de son adresse ]
Présentation de L’origine des individus (1) dans le site de l’éditeur français :
Les enjeux de la biologie ne concernent pas seulement le vivant en tant que tel. Par ce qu’elles nous disent de notre identité et de notre place dans le monde, les théories biologiques influencent les sciences humaines. Au vingtième siècle, elles ont servi de caution à des idéologies comme le darwinisme social et l’eugénisme. La polémique sur le déterminisme génétique pendant la campagne présidentielle de 2007 et celle qui a suivi sur les tests ADN témoignent qu’elles interviennent toujours dans le débat politique.
Habituellement, la critique du déterminisme génétique se fait au nom de principes éthiques. Dans L’origine des individus, Jean-Jacques Kupiec se place d’un point de vue différent, celui de la recherche biologique. Il démontre que le déterminisme génétique ne doit pas être rejeté uniquement parce qu’il est moralement injuste, mais parce qu’il est faux scientifiquement. Il est en contradiction avec les données acquises par la biologie moléculaire. L’analyse montre également que les théories holistes et les théories de l’auto-organisation ne sont pas des alternatives valables. Pour résoudre la contradiction du déterminisme génétique, la biologie doit dépasser les schémas de pensée qui l’ont toujours enfermée depuis l’Antiquité.
L’ontogenèse et la phylogenèse sont deux aspects inséparables d’une même réalité ne constituant qu’un seul processus d’hétéro-organisation. Au cours de cette ontophylogenèse, les êtres vivants individuels et les espèces se forment de manière identique. L’environnement n’est pas seulement ce qui est extérieur à l’organisme, il se prolonge dans son milieu intérieur où agit la sélection naturelle. L’ ontophylogenèse détruit la conception d’un individu qui n’existerait que par sa détermination interne et lui substitue celle d’un individu existant par la relation à ce qui lui est extérieur.
L’Autre est présent dans les fondements biologiques de notre identité.
Jean-Jacques Kupiec est chercheur en biologie et en épistémologie au centre Cavaillès de l’Ecole normale supérieure de Paris. Son travail concerne la biologie moléculaire, la biologie théorique et la philosophie de la biologie.
« Une théorie qui aura sûrement un impact considérable » 1/6.
David Christoffel :
Je pensais qu’on aurait pu commencer par commenter, au-delà du mouvement général, le fait qu’il y ait des opérations intellectuelles un peu isolées mais fortes. Notamment à propos du probabilisme et du déterminisme. Ce doit-être comme la première fois que je vois un retournement de cette puissance, qui ne se pose même pas la question de la discipline, qui est en amont de ça. Comment tu commenterais cette façon de faire du déterminisme, un probabilisme comme un autre ? Parce qu’on sait pas dans quelle histoire cela s’inscrit, si on le prend comme opération intellectuelle séparée, est-ce qu’il faut en faire un moment de l’histoire de la philosophie, et là c’est quand même très curieux…
Daniel Guibert :
C’est un viol de l’histoire de la philosophie. C’est même pas une simple inversion à l’intérieur de la philosophie, c’est pas un jeu de mots. C’est pas un jeu de concepts. C’est simplement une mise en perspective considérable, effectivement. Pour reprendre la phrase finale de la courte recension de Laurens Bernstein ezcznsion (2) où il dit que ce chercheur a produit une théorie qui aura sûrement un impact « considérable ». C’est sans doute là un nœud de problèmes.
D.C. : Et c’est aussi un nœud du problème, c’est que l’inscription disciplinaire n’est pas possible.
D.G. : Il est transdisciplinaire d’emblée.
D.C. : Oui, d’emblée. Au point qu’il s’amuse à dire que « la biologie devient intéressante pour la philosophie ». C’est de l’ordre du jeu.
D.G. : Oui, parce qu’il pratique un réductionnisme au passage, qui est le propre de son activité intellectuelle, centrée sur la question de la biologie telle qu’il l’entend philosophiquement dans une conception physique, matérialiste, se qualifiant lui-même de "physicaliste" (30). Il mène son combat à cet endroit-là. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des possibilités de déploiement ou de sur-déploiement de la biologie, dans la mesure où c’est un mode de pensée, c’est un comportement d’être. À partir de ce moment-là, la question de la discipline ne se pose pas. À la limite, que ça apparaisse en biologie, sans doute parce que c’est un des moments épistémologiques clé du 20è et du passage au 21è siècle. Cette fixation sur le biologique et sur l’ordre du vivant, on l’avait déjà dans les années 50 à 70. La question de l’ordre du vivant est inscrite dans toutes les recherches, sous des formes extrêmement diverses, dont le holisme.
D.C. : Cette espèce de transgression est donc liée à la situation de la biologie dans la société aujourd’hui, il met la radicalité en retrait mais elle est bien cet endroit, la radicalité de ce que ça pourrait politiquement porter que d’entendre ça. Parce qu’il annule complètement la légitimité de toute espèce de régulation…
D.G. : Autre que celle de l’ordre de vivant.
D.C. : Oui, autre que celle…
D.G. : Mais là, tu mets en équivalence un ordre biologique et un ordre politique.
D.C. : Je pense qu’il faut creuser plus ses concepts à lui pour en reparler, parce qu’à brûle-pourpoint…
D.G. : On extrapole déjà.
D.C. : Oui, on extrapole parce qu’on se place de façon trop disciplinaire, justement, quand on pointe comme ça. Alors, le holisme, justement, il le tient dans une dynamique conceptuelle qui est la même que la mise en vis-à-vis du probabilisme et du déterminisme (28).
D.G. : Il joue un rôle, c’est un peu la double face de son Janus. Mais la double face négative. Entre le déterminisme mécanique ou mécaniste (27) et le holisme, il y a une histoire qui est celle du 18è au 20è siècle. On est passé insensiblement d’un déterminisme mécanique, la fameuse auto-organisation, à une conception systémique (30) des choses. Mais dans le passage de l’un à l’autre, on a simplement inversé le jeu. Ce n’est plus l’élément qui détermine le tout, mais la totalité qui gère l’ensemble selon un principe de finalité. Tout système a une finalité. La finalité lui échappe d’une certaine façon, elle lui est appliquée. Tout système est assigné à sa finalité. Mais cette finalité finalement, elle provient d’un extérieur qui est transcendantal, mystique, tout ce qu’on veut.
D.C. : Oui, c’est ça : par où elle rentre dans le mécanisme ? Parce que le déterminisme (28) devrait être, dans l’histoire des idées, ce qui exclut la finalité. Quand je pense à Spinoza par exemple, dans les Lettres, le déterminisme est un moyen de démonstration de l’anti-finalisme. Alors que Kupiec, ce qui est formidable, c’est qu’il nous indique que c’est bien par la science et dans le déterminisme scientifique que la surdétermination anthropologique et le finalisme (25) à fond mystique ou religieux revient, pratiquement là où on le soupçonnait le moins.
D.G. : Dans la biologie.
D.C. : Dans la biologie, voilà. Et l’actualité de ce finalisme, c’est l’auto-organisation qu’on retrouve y compris chez Prigogine (9).
D.G. : Tout à fait, c’est-à-dire que son cheval de bataille, le point sur lequel il se structure en opposition et en opposant, c’est bien cette question de l’auto-organisation et toutes les formes de déterminisme…
D.C. : Et surtout de pointer cela dans un ordre de considération qui n’est pas forcément le plus programmatique. Comme je citais le passage sur Prigogine, c’est à un niveau très rudimentaire qu’il relève la réinjection du finalisme, c’est-à-dire que la matière puisse être créatrice elle-même de forme. Au fond, si on faisait une lecture strictement journalistique ou trop positiviste, on pourrait dire qu’il surdétermine philosophiquement un débat qui pourrait ne pas avoir lieu d’être tellement philosophique. Dans une perspective scientiste, on pourrait dire ça. Sinon qu’à l’inverse, il se sert d’Aristote pour montrer à quel point ce sont les moments les moins suspects dans lesquels une théorie scientifique peut venir à s’appuyer sur des vieux préjugés philosophiques.
« Une maîtrise de l’ambiguïté énorme » 2/6.
David Christoffel :
Il faut aussi parler du statut qu’il donne à la non-spécificité, par exemple des molécules, qui lui permet de penser l’ontogenèse et la phylogénèse ensemble. Cela aussi, ça paraît un tour de force.
Daniel Guibert :
Oui, c’est fondamental. Moi j’ai du mal à le manipuler, mais c’est fondamental dans sa démarche. C’est vraiment auto-organisateur, paradoxalement, pour le coup. À partir du moment où il considère que ça pose des problèmes même relatifs à un langage qu’on a l’habitude de mettre en avant, qui est celui de l’espèce (au sens de l’espèce humaine). Mais la non-spécificité, cela signifie qu’il n’y a pas de détermination a priori des choses ou des êtres. Il faut vraiment essayer d’interroger la non-spécificité de ce point de vue-là. On ne peut asseoir une non-spécificité que sur une démarche critique envers tout déterminisme. Qu’il soit un déterminisme par le bas (comme le déterminisme classique), ou un déterminisme par le haut qui entre dans les phénomènes par l’intermédiaire de leur finalité, en leur attribuant a priori une finalité qui organise tout système ou tout mouvement systémique : le fonctionnement, la structure, l’évolution, l’environnement etc. Tout est alors structuré par cette incise qui est celle d’une finalité qui est donnée.
D.C. : Dans le passage sur Prigogine aussi, on peut voir que la finalité ne fait que combler les parts de mystères d’une théorie mal fichue. Et elle en devient le principe générateur.
D.G. : C’est ça, c’est l’explication ultime. Pourquoi les choses sont comme ça ? C’est parce qu’elles ont une finalité, parce qu’elles obéissent à leur finalité. À mon avis, il a découvert ça quand il s’est confronté au protocole de la biologie génétique ou de la biologie moléculaire. Quand il n’y a pas de réponse, on injecte soit du déterminisme par la molécule soit du déterminisme par une totalité présupposée.
D.C. : Mais d’où lui vient l’intuition que ce déterminisme-là, qui se donne pas comme le plus finaliste d’apparence, était quand même travaillé par cette espèce de… Peut-être à cause de l’unilatéralisme du rapport cause/effet…
D.G. : C’est un déviant. Il était dans la même situation expérimentale (ou scientifique ou méthodologique) que ses collègues, sauf qu’il n’obéit pas. Il n’obéit pas au cadre intellectuel qu’on plaque sur l’univers de la recherche, y compris bien sûr dans le point ultime de cette recherche, qui est la recherche biologique. À partir de ce moment-là, quand il y a du reste, de la dissidence, de la non-conformité, le chercheur normal le fait apparaître. Kupiec le dit là où les autres le cachent. C’est mon explication naïve, mais je présuppose quand même que c’est cette engeance anti-autoritaire d’une certaine façon, qui lui permet de repenser les choses.
D.C. : C’est aussi cette engeance anti-autoritaire qui l’amène à remettre autant de sources magistrales dans le débat. C’est un acte politique.
D.G. : Pourquoi on fait comme si les choses allaient de soi, selon le protocole qu’on nous impose, alors qu’on s’aperçoit qu’il y a des tas de contradictions. Et là, il y a toute sorte d’ambiguïté sur le mot « contradiction ». Parce que lui-même, il est contre la dialectique. À l’intérieur du protocole scientifique de recherche, la dialectique détermine un cadre absolu dans lequel il faut passer par la résolution des contradictions.
D.C. : La dialectique, c’est un finalisme dynamique en fait.
D.G. : Voilà, cela revient à dire que la finalité absolue, dans la dialectique de la nature, c’est qu’il y a des contradictions, mais qu’on peut toujours les résoudre et que c’est de là que vient le mouvement.
D.C. : Oui, elles sont même dédiées à se résorber. La dialectique est un cache-sexe du holisme. Si bien que les contradictions ne sont même pas pour de vrai des contradictions.
D.G. : Oui, elles sont là pour ça. Et Kupiec, par contre, il traque l’astreinte holiste de la dialectique au sein de la démarche scientifique appliquée à la biologie moléculaire et à la biologie génétique.
D.C. : C’est-à-dire qu’il met en cause une science qui trouve de la cohérence là où il n’y a pas lieu qu’il y en ait. Alors, il y a la question du niveau auquel il se place et la maîtrise de l’ambiguïté énorme avec laquelle il la manie. Cela s’appelle L’origine des individus alors que cela parle très peu des individus. Cela commence par dire que l’évolution des espèces est un débat nominaliste et cela aboutit presqu’à dire que l’individu, c’est la cellule.
D.G. : Oui, d’une certaine façon, c’est le minimalisme classique.
D.C. : Ou, dans un contexte pré-socratique, ce serait une modalisation nominalisée de l’élémentarisme. D’où cette section qui souligne que c’est l’organisme qui sert la cellule et non pas l’inverse, que l’organisme n’est jamais là que pour maintenir la vie cellulaire.
D.G. : Oui, c’est un bon moment de son livre…
D.C. : Justement, c’est un beau moment, mais qui passe comme une nécessité formidable. Mais c’est perturbant ici, cette notion d’individualité. C’est typiquement une notion qui en tant qu’elle est à la fois biologique et philosophique (et même politique), est plus que suspecte. Parce que la notion d’individualité devient…
D.G. : Je lui ai posé la question du titre, on en a parlé un peu. On n’a pas passé des heures à discuter, mais je lui ai dit ce qui me gêne, d’abord c’est « origine » et ensuite « individu ». Le mot « origine », la métaphysique de l’origine, c’est le mouvement d’inscription d’une transcendance qui est génératrice de l’ordre et qui constitue la question de la finalité. C’est l’origine qui gère la question de la finalité des êtres et des choses. Il me dit « oui, mais on peut passer au-delà du titre, parce que c’est ce que j’ai trouvé de mieux qui pouvait servir de titre justement… » Il est donc dans une autre problématique. À ce moment-là, il est dans une question de communication, il n’est plus dans la problématique de la biologie ou de la philosophie. Mais quand même il y a l’individuation, qui n’est pas de la communication...
D.C. : C’est pour ça que la question de l’individu ne pénètre pas ses démonstrations. Parce que l’origine des individus, ça réplique quand même à l’évolution des espèces. Je pense que c’est un calquage sur Darwin. Donc, ce sont les individus à la place des espèces. Cela sous-entend que l’individu n’est pas forcément un référent plus stable que l’espèce. Et l’origine, ça peut dire qu’il s’agit d’une démarche généalogique, peut-être au sens nietzschéen, c’est-à-dire l’origine comme outil conceptuel mobiliste qui permet de destituer un fondement métaphysique instable, tout en mettant en place une déconstruction des valeurs…
D.G. : C’est d’ailleurs le piège de la généalogie...
D.C. : C’est ça, c’est comme une métaphysique dynamique...
D.G. : Oui, alors qu’au-delà du titre, Kupiec ne prend pas ce vocabulaire. Il dit qu’il faut se rabattre sur la question de l’historique. Si on veut débloquer la question du déterminisme en général, on est obligé de se réinsérer dans un processus événementiel qui, parce qu’il est temporel, vient remettre en cause la linéarité, l’idée d’un processus qui aurait une origine et une fin.
D.C. : Y compris d’une linéarité généalogique qui serait même celle de Darwin.
D.G. : C’est qu’il y a toutes sortes de glissements sémantiques dans son propos. Cela lui permet à la fois d’utiliser des termes, d’avoir une stratégie rhétorique, mais il est aussi piégé par les mots. Par exemple, quand il utilise le mot « origine », il y a la référence à l’origine des espèces de Darwin, mais il n’y a ni plus ni moins que la saisie d’un moment dans un processus qui est, lui, complètement aléatoire.
D.C. : Et en même temps, les mots, il les défie. Avec le Glossaire…
D.G. : En tous les cas, il essaie…
D.C. : Tu veux dire que ça reste…
D.G. : Oui, ça reste difficile. D’abord, parce qu’il y a pas tous les mots. C’est très sélectif. Et notamment sur le plan rhétorique. Les mots sont choisis. L’autre question qu’on pourrait d’ailleurs se poser, c’est de savoir si tous les mots qui sont présents-là, sont des concepts opératoires de sa théorie.
D.C. : En quoi est-ce qu’il en manquerait ? Justement, je crois qu’il n’y a pas le mot « individu ». Évidemment, il n’y a pas le mot « origine ». Par contre, il y a « Ontologie hylémorphique ». On dirait quand même que son champ conceptuel de références aristotéliciennes est très scolastique. Et encore, ce serait une certaine scolatisque, un peu vaporeuse... C’est qu’une sorte de point d’équivalence entre essentialisme anti-matérialiste et aristotélisme, c’est très peu hellénique comme lecture de l’aristotélisme. Il faudra lui demander, mais on dirait qu’il fait comme si Aristote était anti-matérialisme, ce qui me semble être déjà une théologisation rétrospective d’Aristote.
D.G. : C’est pour ça que j’utilise le mot « rhétorique ». C’est une construction.
D.C. : Même sa lecture de Descartes, elle est celle d’un scientifique…
D.G. : Oui, elle est orientée.
D.C. : La proximité de Descartes et La Mettrie (26), il l’utilise plus épistémologiquement que philosophiquement…
D.G. : Il fait intervenir des pièces qui sont elles aussi des figures de rhétorique.
D.C. : C’est ça.
D.G. : Aristote, il joue ce rôle-là. Descartes aussi. La Mettrie, etc.
D.C. : Bien sûr…
D.G. : On est bien d’accord. Mais il faut le considérer du point de vue de son principe argumentatif.
D.C. : Oui, c’est ça.
D.G. : Que ce soit juste ou pas juste, ça n’a pas d’importance. Ce qui est important finalement c’est le processus logique qu’il met en marche et qui utilise du carburant à droite à gauche. Et qui le fait arriver à cette ’extranéation’ de son ontophylogénèse.
D.C. : C’est là que l’ambiguïté est opérante. D’un côté, il peut se recenser lui-même « c’est la philosophie qui se trouve irriguée par la biologie ». Et d’un autre côté, il indique comme il y a trop de philosophie dans la biologie exactement là où la biologie dit qu’elle est détachée de la philosophie. Quand il démonte l’ordre par l’ordre, il indique surtout que la notion d’ordre telle qu’elle est pratiquée dans la biologie moléculaire déterministe, c’est une notion extrêmement travaillée philosophiquement, peut-être beaucoup plus qu’il ne le propose lui-même. D’ailleurs, il ne prend pas tant que ça le temps de définir philosophiquement le hasard, alors que c’est sa notion de sortie.
D.G. : Il ne définit pas philosophiquement le hasard, parce que dans sa théorie scientifique le hasard confère l’altérité, et l’altérité c’est justement ce qu’on ne peut pas définir. Là je risque de m’étaler, dans tous les sens du terme, mais bon... sur l’importance de la philosophie, par exemple : sans l’histoire et la philosophie des sciences, il n’aurait pas éprouvé la nécessité critique d’une nouvelle méthodologie, je veux dire appliquée à l’étude du vivant, qui soit capable de tirer la biologie de l’impasse génétique. Enfin impasse, c’est-à-dire dès qu’il a entrevu le radicalisme de Darwin, ça voulait dire qu’il savait l’importance du hasard dans la sélection, dans l’évolution, et même avec l’intuition d’un impact considérable sur la théorie de la différenciation cellulaire. Mais sans champ d’application personnel à l’époque. D’ailleurs il parle très bien de tout ça dans le bouquin collectif qui vient de sortir chez Syllepse (1) ; Il parle aussi des dates de référence (son premier article en 84 ou 86, je crois). Justement sur l’histoire de cette pensée et la façon dont tout ça s’est organisé et connecté de façon critique et internationale, surtout américaine et française, entre quelques chercheurs...
D.C. : Je ne l’ai pas encore lu...
D. G. : Oui faute de temps. moi non plus. Je me suis juste contenté de jeter un coup d’oeill sur le premier chapitre... Mais ça nous conforte. Là je reviens sur la philo et les sciences. Donc plus tard, quand il s’est trouvé dans une énigme des résultats, en labo sur l’embryogenèse, il s’est souvenu de l’évidence qu’il avait eue à propos de Darwin. Et là se désignait un champ d’application. Enfin, je lance des hypothèses sur ce qui a pu se passer, mais elles ne sont pas fantaisistes... Alors, il a surement pensé que la modélisation des probabilités en physique des particules, au moment où tout le monde discutait et critiquait le projet sur la matière pour l’accélérateur du CERN, c’était une actualité générale.. Bref, sur la question méthodologique d’intégrer le hasard dans le dispositif du vivant, ça faisait sens avec les outils en physique des particules. À partir du moment où on s’occupait de ce qui bougeait. Et il se doutait bien, à l’importance qu’il prêtait à la donne radicale du hasard sélection, que l’enjeu de cette méthodologie appliquée à la biologie, si elle s’avérait pertinente, serait un modèle paradigmatique. Mais il ne connaissait pas encore la singularité de la méthode, puisqu’il l’a inventée en construisant son corpus d’étude entre la fécondation artificielle, le processus vivant de l’embryon en lui-même, et puis les virus, et les cancers, et surtout en termes de données pour singuariser les modélisations... De toutes façons les statistiques étaient l’outil du travail sur l’embryogenèse pour cadrer la probabilité des risques (dont génétiques ) dans la fécondation artificielle, mais lui il a eu l’idée d’en retourner l’application. Je pense que c’est lui... Pour les physiciens c’était limpide. C’est devenu exécutif et comme on pouvait le supposer les résultats ont été féconds. Seulement avant d’en arriver là, il a fallu que Kupiec soit un lecteur passionné de philosophie.
D. C. : Il n’y a aucun doute là-dessus.
D. G. : Maintenant au stade expérimental, entre la mise au point des données pour la modélisation probabiliste, et la simulation performante du vivant par ces modèles probabilistes, à ce moment là il est dans la même situation que les physiciens avec lesquels il travaille, dans un acte scientifique expérimental, donc il se rabat radicalement sur le dispositif de modélisation qu’il adopte, jusqu’à la lecture des résultats obtenus, et même dans l’interprétation de l’événement. Je dis événement car il ne savait pas a priori ce que ça allait donner (à cause du hasard dans le modèle)...
D. C. : Voilà pour les sciences.
D. G. : Puis, vient le temps de la publication. À ce stade la philosophie réapparaît. Parce qu’il y a un changement de perspective paradigmatique engagé par la méthode et les résultats à exposer dans le compte rendu scientifique de l’expérience. Et là il doit bien se situer autrement que dans l’émergence matérialiste des holistes qui font actuellement tendance en biologie.
D. C. : Oui, mais c’est pas par dogmatisme ni par aant-gardisme.
D. G. : Non. Mais pour le question de fond sur le paradigme. Parce que l’émergence prend bien en compte les paramètres divers auxquels on attribue des changements, par contre elle exprime encore un formalisme qui ne permet pas d’intégrer le principe de l’altérité biologique comme un processus du vivant actif dans l’ontophylogenèse. Entre ce qui est réputé connu et ce qui serait inédit ou étranger, dans le cadre référentiel donné de l’espèce par exemple, ou tout simplement parce que l’altérité est informelle par principe, alors le holisme ferait relever de l’anomalie ou de l’’accident le processus inconnu ou les effet résultants imprévus, et selon les cas ne les considèrerait pas comme des paramètre scientifiques. Alors que pour Kupiec ce n’est pas l’accident c’est la vie ordinaire de la diversité cellullaire, qui se fiche de l’espèce ou de la forme... En même temps, où le hasard a son rôle il y a de l’information et-ou de la chimie et même de la formation sociale non prédestinée, qui s’innove chaque fois renouvelée, entre les cellules par exemple, et pour les cellules peut-être qu’elles se parlent pas ou se balancent des trucs pour se métamorphoser sans même prendre la peine de dialoguer, enfin je dis ça pour montrer la complexité de l’ontophylogenèse. Ce n’est pas le problème du matérialisme qui est posé, c’est celui de la formalisation attribuée au processus du vivant dans le matérialisme émergent, le holisme...
D. C. : Dans le sens de la formalisation ça resterait voisin du finalisme. C’est peut-être ce qu’il voulait dire à propos de l’"accident"...
D. G. : Alors que tout l’effort de la nouvelle biologie va être au contraire de montrer que la différenciation cellulaire ne résoud pas plus que le gène, notamment que justement cette différenciation elle-même puisse devenir l’entropie de la reproduction indifférenciée d’une cellule à l’identique, mutée ou soudain autrement située ou reliée. La nouvelle question qui ressort de tous ces phénomènes processuels, observés dans divers domaines, serait au contraire celle du principe d’individuation radicale, comme processus du vivant. Donc tous les louvoiements de Kupiec entre philosophie et sciences, dans son dispositif de recherche comme dans son dispositif d’écriture, ce serait simplement dans ce cas une transparence de l’écriture des différentes métamorphoses de la pensée du chercheur, engagées par la plasticité des processus qu’il observe. Et alors son matérialisme à lui, c’est en toute cohérence des processus cellulaires qu’il recherche et de la méthode qu’il leur soumet : le physicalisme. Mais ici, étant une stratégie abstraite de la réalisation du vivant dans la biologie, alors c’est un physicalisme particulier, une abstraction du matérialisme.... En tous cas, dans une connotation postmoderne on pourrait dire que la stratégie de la recherche de Kupiec, chercheur, objet et méthode, est "organique", y compris d’un point de vue esthétique.
D.C. : Oui, parce que toutes ses démonstrations sont de cet ordre-là.
D.G. : Si la stochastique en biologie est une modélisation statistique du vivant dynamique (dans la relation au temps), alors c’est comme s’il s’agissait d’une réalisation de la biologie dans sa méthode de simulation. On pourrait même imaginer que la méthode "s’individue" avec ce qu’elle observe. Au contraire chez les astro-physiciens ou les physiciens des particules, ils nomment a priori la plupart de ce qu’ils cherchent, le boson de Higgs par exemple, c’est un projet. Où au contraire le modèle tendrait à réaliser la diversité biologique du vivant. Encore que la modélisation stochastique, pour le peu que j’en sache du moins s’il y a modélisation, instruise une ouverture limitée du hasard. Toutes les possibilités ne sont pas forcément prises en compte. Tandis que dans le dispositif darwinien, l’ouverture est maximale, c’est un principe posé mais non défini, ne serait-ce parce que le calcul probabiliste n’existait pas encore comme tel. C’est ça qui est intéressant chez Darwin, le principe radical du hasard dans la sélection... chez Kupiec le hasard se précise comme hétéro-organisé par l’événementiel, d’une certaine façon. Alors, il me semble qu’il s’accroche pur et dur à ce calcul statistique particulier. C’est une hyper méthodologie : une logique particulière qui a effectivement l’intérêt d’ouvrir à l’improbable, et qui utilise précisément des calculs probabilistes pour sortir à la fois du mécanisme et du finalisme, pour sortir de ces philosophies aliénantes de la science actuelle aussi parce qu’elles sont représentatives... Là, il y a cette opportunité exceptionnelle, pour une méthodologie importée, d’être une méthode non spécifique de la biologie et pourtant qui devient elle-même singularisée par la biologie, à l’instar d’une l’hypothèse du hasard sélection chez Darwin. Une méthodologie événementielle elle-même. Peut-être que cette intuition de Kupiec réalise celle qui a commencé par le calcul probabiliste moderne de Paul Erdős, bien après Pascal, alors comme une sorte d’artefact ironique de la vie, dont il aimait jouer autant que le développer.
« Tous les paris les plus stupides possibles sont vrais et pensables. » 3/6.
David Christoffel :
Comment tu commenterais le fait qu’il source la théorie du hasard par Pascal ? Cela pourrait vouloir dire qu’il donne une valeur de défiance théologique à l’usage du hasard comme…
Daniel Guibert :
Alors qu’il y ait de la défiance théologique, ça, je suis tout à fait d’accord avec toi. C’est peut-être précisément le concept clé de sa rhétorique.
D.C. : C’est bien sur le plan argumentatif qu’il est tellement signifiant d’en passer par les jeux de hasard pour donner une source à la théorie du probable.
D.G. : Oui, pour suivre ma petite figure de la rhétorique, on peut dire qu’il avait besoin, dans son argumentation, d’une preuve à l’appui et, si possible, une preuve non biologique. Il avait plutôt besoin d’une preuve philosophique. C’est son ambiguïté. Son système argumentatif prend appui sur la philosophie comme déni de toute religiosité, de toute possibilité de recours à la transcendance, et en même temps il s’agit de se défier de ce que les protocoles expérimentaux peuvent induire. Parce que le protocole lui-même est un protocole qui insère, qui intègre le transcendantal. Il a donc besoin de temps en temps, de trouver des points d’appui. Et je crois que Pascal joue ce rôle-là.
D.C. : Oui, parce qu’il y a « Je est un autre » qui est extrait de la Lettre du voyant de Rimbaud, mais du coup on entend un peu aussi le Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (19), on est dans un contexte poétique très précis qui va être lui-même générateur d’un repositionnement de l’écriture. Rimbaud, Mallarmé, on pourrait ajouter Jarry, on est placé dans un moment de la poésie qui est peut-être le plus en contestation des modèles argumentatifs prosaïques ou qui se pose le plus en ballottage par rapport à ça. C’est donc aussi une position par rapport à la langue.
D.G. : Oui, tout à fait, la position symbolique du poète qui peut aller au-delà des autres. On voit surgir un glissement de l’être poétique. Celui qui est en pleine poiëse n’est plus dans la reproduction de la figure transcendantale. Ce n’est plus : Dieu a créé le monde, si je suis un artiste ou un poète, « je » est un créateur absolu donc il y a pas de place pour l’autre. Ou alors de temps en temps, on laisse la place à l’autre, mais c’est parce que c’est l’autre absolu. Lui il n’est pas là-dedans, l’autre est en lui, non fusionné (sinon ce serait pas l’autre) mais pas divisé pour autant, tout au contraire il marche ou plutôt il fait marcher l’affaire, il est un principe actif simultané, synchrone ou désynchrone du vivant, on pourrait dire. Mais ça ne peut pas marcher sans l’autre.
D.C. : Oui, on pourrait dire qu’au lieu d’être allo-centré, c’est allo-décentré — je dis ça parce que je viens d’écouter Michel de Fornel (20) parler de Bülher à propos de la théorie du langage — (21). C’est décentré par l’autre et on fait l’autre nous décentrer.
D.G. : Oui, c’est pour ça qu’il met « Je est un autre ». C’est pour dire que lui-même il se positionne par rapport à ça, il maitrise pas tout parce que c’est l’aube de sa théorie et elle viendra se préciser davantage par ailleurs, comme lui avec Darwin, mais sa pensée fonctionne avec ce qu’il ne sait pas encore et ça, à la fois ce fonctionnement et son énigme aussi d’anticiper, il le sait.. Il n’est plus dans l’obédience transcendantale, quelle qu’elle soit, sous toutes les formes, y compris les formes les plus positives qu’on puisse imaginer, celles qui sont inscrites dans les processus de découverte scientifique. Il est au coeur du réalisme de la pensée comme processus.
D.C. : On avait cette entrée politique dans la question, qu’on n’a pas pu prendre tout à l’heure, on n’était pas encore assez loin dans l’appropriation terminologique... On pourrait la commenter du point de vue de l’écologie. En lisant le livre, on se dit qu’on est dans une hésitation générale en écologie, dans le balancier que commente encore Patrick Blandin (17), entre deux écologies disponibles : soit la mystique où on pose la nature comme la seule puissance régulatrice viable, soit le modèle hypocrite capitalistique de développement durable où la régulation par l’homme est possible et la gestionnite présupposée efficace. Mais d’un côté comme de l’autre, le balancier penche vers une régulation. Et ce que fait Kupiec, c’est montrer que la régulation elle-même est déjà une appréhension théologique et finaliste. Enfin, je crois que, dans la conclusion, le mot « régulation » intervient à un autre niveau, mais…
D.G. : Oui, c’est un terme clé, en l’occurrence.
D.C. : Et qui a des résonances écologiques certaines, puisqu’il en va effectivement du rapport de l’homme à la nature.
D.G. : Sur la question de la régulation, la seule régulation pensable selon lui, c’est la régulation du hasard. Là, il tourne en rond autour de la question de l’évolution darwinienne.
D.C. : Oui, parce qu’il prend quand même le mot « sélection naturelle ». Ce qui est quand même étrange parce qu’on aurait pu...
D.G. : Oui, moi aussi, ça m’a toujours un peu choqué. Mais ça ne lui pose pas de problème, « sélection naturelle », c’est pas sélection par la nature. La sélection naturelle, c’est au sens où : dans l’ordre de la nature qui est un élément constitué, totalement constitué, il y aurait place au hasard... C’est ce que Darwin nous dit, c’est-à-dire qu’il faut pas chercher une détermination, soit par le bas soit par le haut. Et surtout pas par le haut. Et on peut substituer à cette détermination par le haut, une idée positive qui ne serait pas de l’ordre du transcendantal, mais de l’ordre du hasard. Alors là, la discussion philosophique, métaphysique…
D.C. : C’est de savoir qui fait le hasard ?
D.G. : Voilà, qu’est-ce que le hasard ? Comment on peut l’interpréter ? Comment est-il posable ou opposable ?
D.C. : C’est pour ça, quand tu disais au début de la discussion, est-ce que c’est un tournant 20è / 21è siècle, ça pose la question séculaire. De quel tournant est-ce que c’est la théorie ? Est-ce que, historiquement… On peut toujours dire qu’on verra bien, que c’est le hasard qui décidera… M’enfin, on s’attend à ce qu’il y ait un certain nombre de retournements qui soient pensables par ce cadre-là et qui soient imaginables.
D.G. : Ah oui. On peut le gager. On peut lui faire une créance énorme.
D.C. : C’est ça. Du coup, c’est un pari. Soit un pari, soit une prière…
D.G. : Tous les paris les plus stupides possibles sont vrais et pensables. Là, je crois qu’il faut lui faire ce crédit-là, absolu. Il faut lui ouvrir la créance totale. Parce qu’on n’a pas tellement le choix, finalement. Si on continue à se laisser embarquer dans une biologie génétique où tout va être décryptable et assignable et où tout va se replier et se refermer sur nous en tant qu’être, dans le cadre d’un hyper-contrôle je veux dire…
D.C. : Justement. Même ça, on pourrait dire… (Tu me diras c’est presque dialectique d’avoir cette lecture-là, mais…) C’est voué à montrer sa contradiction de manière spectaculaire, parce que… Et il le montre on peut dire statistiquement… Plus on fichera les génotypes, plus on pourra s’apercevoir qu’ils ont peu de rapport avec ce qu’ils génèrent, avec le comportement des individus qu’ils assignent !?
D.G. : Sauf à les inverser. Sauf à constituer toutes ces preuves auto-téliques ou… Il y a un autre mot qui m’échappe…
D.C. : C’est l’usage politique qui en est fait qui devient le sens… Je veux dire que la frénésie dans la prise de contrôle, dans le tout-contrôle, est toujours aussi paradoxalement une perte de contrôle terrible.
D.G. : Oui, parce que c’est une réduction constante qui n’est même pas de l’ordre de la figure de l’entropie. Là, il y a même pas de quoi s’envoyer en l’air.
D.C. : En plus, c’est tellement idéologique que ça perd pied avec toute espèce de réalité ou d’illusion de réalisme. Du coup, ça devient impraticable…
D.G. : Oui, ça devient impraticable. Sauf structure autoritaire absolue. D’une certaine façon, c’est ce qu’on a vécu dernièrement et qu’on est à mon avis en train de revivre dans un resurgissement par toute forme, par tout essai, par toute tentative. Je veux dire que les puissances qui étaient à l’origine de cette tentative du tout contrôle absolu et du rabattement systématique de toute chose sur l’autoritaire, sur le répressif, sur le contrôle, prendraient aussi racine au sein de la biologie.
D.C. : C’est bien la question : quelle est l’application la plus historique qui peut ressortir d’une expérience intellectuelle comme celle-ci ? Certes, il est évident qu’il peut faire contre-pouvoir, il peut démontrer que le recours à la génétique pour des dispositifs sécuritaires est absurde d’un point de vue scientifique. Mais le livre est surtout utile pour penser de manière tellement systémique l’absurdité de ce type de système politique.
D.G. : Sur l’impact de la démarche de notre ami Kupiec, il y a deux choses. D’abord, ça montre qu’il est possible de penser autrement. Et qu’on est toujours autorisé à le faire.
D.C. : Exactement sur les champs où on se croit peut-être le moins autorisé, qui plus est.
D.G. : Précisément dans ce domaine qui, théoriquement, est le plus scientifique. Parce que là, on est face au paradigme. On est bien face à un paradigme au sens de Kuhn (10), où toute la pensée est centrée, concentrée, organisée, structurée, contrôlée de cette manière-là, unitaire - la science "normale". Et lui, il nous dit qu’on peut quand même et encore le penser autrement. Ce n’est pas parce que ça existe sous cette forme autoritaire qu’on ne peut s’en échapper ni continuer à penser. Et notamment à penser l’autrement ou l’autre, plutôt que de continuer à penser le « je » de monsieur machin qui entre en communication avec un autre « je »... Alors ça, c’est la première chose. En second la diversité : ce n’est pas parce qu’une pensée est logique qu’elle n’est pas diverse (hétérogène et/ou hétéronome) et vice versa ; même si ça la constitue en critique, comme l’a fait remarquer Popper à propos de la théorie quantique critiquée par Einstein (11), et qu’on pourrait rapporter ici au déterminisme génétique critiqué par Kupiec. Et la troisième chose que j’ai oubliée, mais je vais essayer de la retrouver quand même… plus tard.
« La question de savoir si ça nous regarde » 4/6.
David Christoffel :
Sur l’impact de la théorie…
Daniel Guibert :
Oui, non seulement il est possible de le penser autrement, mais en plus, ce penser-là n’est pas absolu. Il n’est vraiment pas du tout ou plus du tout contraint de se comparer ou de se figer dans une posture ou une attitude qui serait l’attitude d’alternative absolue. À un autoritarisme, on peut substituer tout autre forme d’autoritarisme… Il est vraiment anti-autoritaire. C’est une pensée à la fois plastique et dynamique. En associant ces deux mots je veux dire non systémique, parce que dynamique tout seul peut être systémique... comme la conception de la vie des systèmes autonomes ou selon la conception de la NASA, mais justement pas la vie comme dispositif en biologie.
D.C. : C’est ça. Et c’est fait de façon très bizarre. Et c’est bien parce que c’est bizarre que c’est poétiquement déterminant. Quand on regarde le nom des chapitres, on a l’impression que le mot « contradiction » est le plus exposé, qu’il va exterminer toutes les contradictions qu’il a trouvées et qu’il peut les déduire les unes des autres. Si bien qu’on se trouve dans une dynamique dans laquelle la contradiction peut être la bienvenue. Sauf qu’elle peut aussi être réversible…
D.G. : Oui, c’est son paradoxe. Il lutte sur le jeu des contradictions, partout où il le peut, où il le pense. Mais en même temps, il utilise le mot « contradiction ». Il y a donc la contradiction de la contradiction, il y a la résolution. Alors, il se trouve un peu piégé finalement, parce qu’il est dans un processus de résolution de la contradiction. Si tu lis le dernier chapitre, c’est ce qui est peut-être le plus fragile…
ailler D.C. : C’est en cela aussi qu’on ne sait pas à quel âge de la philosophie il place le débat. Le plan du chapitre 4 : la non-spécificité dans le métabolisme, ensuite la non-spécificité dans la réaction immunitaire, ainsi de suite. Et plus loin, surtout, il désavoue les niveaux que l’on met, les niveaux d’être qui ne sont jamais qu’ontologiques. Mais cette hiérarchie, elle est déjà dans Platon…
D.G. : Oui, m’enfin, c’est pas…
D.C. : Non, mais j’ai l’impression qu’il peut être plus anti-platonicien qu’anti-aristotélicien. Le principe de non-contradiction, il est déjà formalisé chez Platon. Et la hiérarchie ontologique, ce qu’il nous dit, c’est qu’elle est terriblement instable et pas très importante. Mais que, par contre, elle nous éclaire pour penser le cancer. C’est au nom d’un déphasage de ces niveaux qu’on arrive à repenser… Il nous ferait presque croire que le cancer, c’est un produit du déterminisme biologique. C’est à force de mal penser tout ça…
ireD.G. : Oui, à force de mal penser le cancer ou les causes du cancer, c’est toujours le même processus qui continue... Dans sa démarche anti-déterministe, il essaie de montrer en quoi la recherche de la causalité, dès qu’elle est mal placée (mais comment le savoir a priori ? c’est impossible)... elle pourrait éventuellement fonctionner, à condition qu’elle soit bien positionnée, mais comme elle est toujours mal positionnée et pour cause, on ne peut pas anticiper les événements par leurs causes, ce serait trop facile car il y a des circonstances disons des aléas qui peuvent changer la donne… À ce moment-là, on est face à l’effet de miroir, c’est sans issue. Et la recherche sur le cancer, je pense que c’est ça. On cherche les causes là où elles ne sont pas. Au lieu de chercher les causes dans un déterminisme classique, on ferait mieux de penser les causes en se demandant si la causalité a encore un sens, ailleurs, notamment pas dans la cause transcendantale prêtée au hasard à la place de Dieu, parce que l’aléas c’est l’aléas, c’est pas Dieu. Mais comme on le pense pas... Je ne sais pas, je ne connais pas les arcanes de la recherche biologique à ce niveau-là, mais je sais que Kupiec a précisément travaillé et publié là-dessus en dehors de son livre (12) ; bref, on dit toujours le cancer, par exemple c’est l’alimentation, c’est le mélange de l’alcool et du tabac, c’est la généalogie, c’est la dégradation de l’environnement par cumul des substances toxiques, les basses fréquences. À un moment c’était "la faute aux virus" mais les virus justement c’est tout a fait en coïncidences plutôt qu’en causalité... On essaye toujours de trouver le bon lieu de la raison, du cancer. En fait, on est peut-être tout simplement confronté à un problème du vivant à travers les ’virus’ qui mènent leurs propres vies et qui ont une puissance extraordinaire. Nous sommes peut-être à cette image. C’est être dans l’aléas. Ce qu’on appelle la fameuse mutation des virus... d’abord ils seraient mutés d’avance en quelque sorte, c’est quelque chose qui déplait aux catégories du vivant et à leur reproductibilité à l’identique... elle est là. Ils en ont rien à f... de la causalité, les virus. Même si c’est la détérioration du terrain par l’alcool, même si c’est le tabac, ou n’importe quoi d’autre, en fait, ils prennent appui justement là où ils peuvent. Comme Kupiec fait dans son discours d’ailleurs, les ’virus’ prennent appui là où ça les arrange. La rencontre d’une situation, d’un événement, d’une configuration quelle qu’elle soit, ils s’hétéro-génèrent ou ils se régénèrent ou carrément ils deviennent des êtres différents.
D.C. : Je crois qu’on en arrive à ça. On pourrait donc dire que toute politique de traçabilité est hors de propos.
D.G. : Oui, si on prend la figure du viral. C’est d’ailleurs ça qui fascinait Baudrillard, cette propension à l’ineffable, à l’inconsistant causal.
D.C. : Mais alors, c’est aussi la ruine de toute fiction paradigmatique. Quand on disait qu’on ne savait pas très bien où le situer dans l’histoire philosophique, à quelle date il prend les concepts et tout ça… Si c’est aussi instable, c’est peut-être parce que la question n’est pas de savoir de quel paradigme il s’agit de sortir… Ce serait encore la "fictionnalisation" d’un paradigme, ce serait donc resigner pour une nouvelle fiction. Ce serait encore de l’ordre d’une fiction, alors que précisément c’est à l’ineffable qu’il s’agit de se résoudre.
D.G. : Oui, mais c’est une fiction de l’ineffable. Tant mieux et c’est peut-être grave, on n’en sait rien. Comme pour les virus, on ne sait pas ce qu’elle peut devenir cette fiction-là. Parce qu’on la découvre pour l’instant.
D.C. : La question, c’est alors de savoir si ça nous regarde.
D.G. : Oui, ça nous regarde. On la regarde, mais elle nous regarde.
D.C. : Ah bon ?
D.G. : Oui, il me semble que cette fiction-là nous regarde. Mais on n’est pas sûr du tout… Comme position fondamentale ou comme posture, on devrait déjà considérer que heureusement ce n’est qu’une fiction.
D.C. : C’est déjà ça, tu veux dire.
D.G. : Oui, heureusement que ce n’est qu’une fiction. Sinon, on serait à nouveau reparti pour le grand autoritarisme du déterminisme ou le grand autoritarisme du génétique.
D.C. : Tout le passage du livre sur le signal laisse entendre que le vivant serait lui-même réductible à une théorie de l’information, donc à un mythe de transparence. Là aussi, on est retourné à la capacité qu’on a à signifier…
D.G. : La théorie de l’information c’est pas nouveau, parce que en neurologie c’est quasiment analogique, et ensuite ça s’est généralisé à la question des enzymes et du système hormonal, des organes et des cellules, etc. pour la recherche en chimiothérapie. En médecine on l’utilise, un médicament devient une information donnée à l’organisme... Alors tu disais qu’on était retournés à la capacité qu’on a de signifier.. oui. Au paradigme qui gère nos représentations, que gère la pensée contemporaine établie en tous les cas...
D.C. : Et ce qui fait que ça signifie.
D.G. : Donc, ça prend du sens pour nous à travers, et en dépit de, justement ces figures-là. C’est parce qu’on a des repères, on a du référent. Mais le sens ce n’est pas tout à la fait la signification, justement parce que la signification est représentée, connotée. La signification qu’on lui prête n’est pas forcément le sens que l’auteur construit.
D.C. : Et c’est déjà pas mal que ce soit pour nous, tu veux dire.
D.G. : Oui, c’est déjà pas mal. Et c’est vrai pour lui aussi.
D.C. : La question, c’est donc la limite de ça. On sent bien que s’il devait y avoir un pas paradigmatique de plus, ce serait un pas qui pourrait même nous sortir de la capacité de faire fiction. C’est ce que tu semblais suggérer à propos d’ineffable...
D.G. : Peut-être, mais c’est pour moi immédiatement impensable. La limite de mes représentations s’arrête à la fiction qui se reproduit ou plutôt se répète, jamais égale à elle-même…
D.G. : Ou qui se reproduit sans se gérer.
D.C. : Oui mais justement je voulais effacer mon mot reproduction, parce que ça clône, et parce que ça marche avec la production, l’industrie et l’économie politique, tout ça... parce que Kupiec c’est le contraire qu’il raconte et qu’il fait. En tous cas la production pas dans ce sens là. Au point où la fiction elle-même peut disparaître comme représentation de la représentation, ou de la pensée. C’est pour ça qu’il y a d’autres structures potentielles possibles, imaginables, "imageables" (où certains penseront peut-être à Lyotard quand il parle du figural, dans la construction mentale de la pensée, mais c’est pas du tout ce que je veux dire). Du fait du hasard justement et non pas de la nécessité. Ou plutôt du hasard comme condition nécessaire mais insuffisante de l’événement. Ou du hasard et de je ne sais quoi. Ou de l’évolution qui fait que la fiction peut disparaître. Alors, je suis curieux de savoir ce qui pourrait la remplacer...
D.C. : De toute façon, ce qui prendrait sa place ne serait pas sa place. Ce serait même pas décodable en tant que tel.
D.G. : C’est comme l’histoire des virus. C’est passionnant en ce moment parce qu’on prend conscience de quelque chose qui est inscrit dans sa démarche paradigmatique. Ces êtres-là, ces potentialités du vivant sont en train de nous donner une leçon extraordinaire...
D.C. : En termes d’aléas ou.. ?
D.G. : Oui, en terme de possibles du vivant. Si on admet que rien n’est spécifique, alors effectivement les virus nous donnent une leçon de non-spécificité.
D.C. : Mais en quel terme ? Je comprends mal…
D.G. : Parce qu’ils n’en ont rien à foutre, les virus, d’être ce qu’ils sont à l’instant t. Puisqu’à l’instant t+1, ils sont eux-mêmes mais ils sont aussi différents. Ils sont même radicalement différents puisqu’ils sont totalement autre.
D.C. : C’est ça, ils ont un processus de développement totalement indépendant de leur spécificité. D’accord.
D.G. : Alors, on dit que c’est le virus de la grippe, mais d’abord on s’aperçoit que le virus de la grippe, il est multiforme...
D.C. : Il est mutable…
D.G. : Il l’est par principe. On a trouvé ce mot-là : la « caractéristique » du virus. Ce qui le rend spécifique au sens ’paradigmaticiel’, c’est qu’il est mutant…
D.C. : Et on fait de la mutation une spécificité, c’est dire à quel point ce n’est pas rigoureux…
D.G. : Ben oui, il n’y a pas de caractéristique pertinente des virus, et si on se met à décliner toutes les formes d’apparition de virus qui se ressemblent comme s’ils avaient des variables atypiques du même, on n’est pas sortis de l’auberge ! c’est justement pas le problème en plus, l’énoncé du nom des virus en place qu’ils soient insaisissables (rires)... Une fois de plus, on le retourne contre lui-même pour essayer de le cadrer, quoi.
« Ceux qui se nourrissent de l’absence de limite » 5/6.
David Christoffel :
Il y a une question que je me pose indépendamment de Kupiec mais qui du coup prend une actualité ici, c’est la question de la différence entre le récit et le discours. Benveniste fait la différence et ça montre que l’absence d’embrayage sur la situation d’énonciation (18), est déjà prescriptive d’une fictionnalisation. Mais au lieu de fictionnaliser le discours scientifique, on a l’impression que Kupiec parle d’un récit scientifique qui vaut pour discours…
Daniel Guibert :
Il fait le récit de sa démarche en réalité.
D.C. : Il fait le récit de sa démarche, mais on trouvait une certaine importance à souligner qu’il y avait beaucoup de figures rhétoriques dans son usage des concepts philosophiques et, de la même façon, dans ses concepts biologiques aussi…
D.G. : Là, on est dans l’ordre du discours.
D.C. : On est dans l’ordre du discours tout en disant qu’il est dans l’ordre du récit.
D.G. : Il joue sur les deux tableaux.
D.C. : Ah, il est entre les deux ? Comme Beckett !? Comme les auteurs qui sont comme ça…
D.G. : Oui, à mon avis. Je sais pas s’il a lu Beckett.
D.C. : Oui, enfin, Beckett ou un autre…
D.G. : Oui, il est à la fois dans la compulsion du récit dont il doit faire preuve vis-à-vis des pairs qui le critiquent et qui ne l’admettent plus et donc il est obligé de rentrer dans l’ordre du discours. Cela revient à jouer sur tous les plans de la rhétorique.
D.C. : C’est-à-dire qu’il est un récitant condamné au journalisme ou au discours.
D.G. : Et du même coup c’est une fiction singulière, la fiction de ne pas en être une. Ou plutôt une fiction qui aurait la propriété particulière de ne pas en être.
D.C. : Oui mais à son insu. Sinon, il n’a pas à en rendre compte, ce n’est pas sa responsabilité.
D.G. : Non, c’est notre problème plutôt. C’est nous qui sommes confrontés à cette dualité, à ce dualisme. Enfin, je dis « dualisme », mais ce n’est pas un système… À cette « dualité », disons plutôt.
D.C. : Sur quel plan le recevoir… En fait, c’est un problème de réception.
D.G. : En même temps, c’est plus que de la réception, c’est un problème de pénétration. On ne peut s’en servir, on ne peut le comprendre ou tenter de le comprendre que si on fait la part entre ces deux catégories que tu as injectées immédiatement, à savoir le discours ou le récit.
D.C. : Parce que la 4è de couverture parle, comme nous, d’eugénisme alors que le livre n’en parle pas.
D.G. : C’est lui qui l’a rédigée, peut-être.
D.C. : N’empêche que c’est le 4è de couverture, c’est un autre ordre éditorial… Cela interroge dans l’horizon social dans lequel cela va s’inscrire et pouvoir prendre de l’importance. Ce que le travail ne peut pas dire lui-même. Parce qu’il a besoin de rester dans un séquençage qui tient du passage de la frontière entre récit et discours, dans les deux sens. Je crois que dans l’œuvre radiophonique de Beckett, il y a ça aussi. Cette dépendance à la frontière entre récit et discours, une dépendance à la franchir sans cesse, le fait de ne pas pouvoir l’annuler dans la mesure où c’est de son floutage dont on se dynamise.
D.G. : Je le vois comme ceux que j’avais appelés les illimitrophes. Il y a ceux qui se nourrissent aux limites et ceux qui se nourrissent de l’absence de limites ou de leur disparition : les illimitrophes. Tout son bouquin est "illimitrophique". Il phagocyte constamment toutes les frontières, tous les barrages, tous les marquages, toutes les constructions de forteresses. La forteresse de la biologie par exemple, qui gère la pensée, qui prétend gérer l’ensemble de la pensée, y compris politique. Pour moi, il est dans cette situation-là. Puisque tu viens toi-même de faire référence aux frontières, aux limites.
D.C. : Oui, aux champs de discursivité.
D.G. : Dans ce sens-là, il est très contemporain. Il prend puissance à délimiter tout en montrant la délimitation et en luttant en même temps contre la délimitation, en s’en nourrissant pour projeter la pensée non pas à l’intérieur d’une nouvelle limite, mais vers quelque chose qui serait de l’ordre de l’illimitrophe. Une pensée dans laquelle on laisse effectivement une part considérable au hasard.
D.C. : C’est ce qui fait que son efficacité est proportionnelle à sa hauteur de généralité.
D.G. : Oui, c’est sa radicalité. C’est sa radicalité absolue. Et alors il incarne le mal radical (le point de reversibilité de la pensée rationnelle dans le processus de la vie lui-même en biologie).
D.C. : C’est ça, c’est son principe moteur…
D.G. : C’est pour ça que les académies du moins locales évitent de l’inviter. Il trouble leur pouvoir à la fois par le principe de ses idées et par le dispositif d’invention de ces idées qui est pluriel (hetero-organisé) et qui les dépasse complètement, qui déplace leur savoir donc à leur point de vue qui les menace, alors ils s’en défendent comme par prévention, parlons plutôt de garde-fou. Alors que dans le cas où on se trouve aujourd’hui ce seraient plutôt les garde-fous qui constitueraient le danger d’empêcher l’ailleurs. On ne veut surtout pas qu’il dise les choses ou qu’il les énonce. Et puis, à l’intérieur des forteresses, des délimitations, il y a des gens qui ont mauvaise conscience. Des gens qui jouent le jeu de la délimitation et qui, en même temps, ont compris que toutes ces frontières tracées actuellement, sont en train de nous enfermer dans un système de folie absolue. Où la destruction du vivant est en cause quand rien n’en protège, surtout pas les régulations environnementalistes, écologiques… pour revenir à cette question-là. Il est le mouton noir ou le vilain canard, dans la situation du virus ou du mutant, c’est celui qui va perturber gravement tout le monde et qui va mobiliser les laboratoires. Et pas seulement les laboratoires de la biologie. Seulement, ceux qui sont les plus acharnés, les plus haineux, ce sont les laboratoires de la biologie.
D.C. : Et tu penses que son mobile est énonçable, à savoir une espèce de vitalisme. Parce qu’il en va d’une dépense de la vie.
D.G. : Oui, je crois que c’est une énergie. Mais d’autres diront peut-être, de l’ordre de la pulsion analytique. Parce que c’est un authentique bâtard, au sens sartrien du terme, donc on peut toujours trouver des repères anciens. Celui qui dérange parce qu’il n’est ni de l’un ni de l’autre, il peut être le tout, le tout à la fois, sa pensée est partout. C’est ce qu’on lui reproche constamment : ce n’est pas un discours de biologiste, c’est un discours de philosophe et les autres répondent que ce n’est pas un philosophe, mais que c’est un biologiste, qui n’a rien à faire sur le territoire des philosophes… Et c’est de ça dont on doit pouvoir se réjouir. Il est une figure qui est peut-être la plus imprévisiblement vitale possible, donc un méchant virus qui fiche en l’air le rationalisme médical par exemple, presque en temps réel donc on peut pas prévoir... là j’exagère un peu (rire). C’est la figure qui s’attaque à toute forme de réductionnisme en s’offrant le luxe d’y faire une petite virée, y compris le réductionnisme philosophique ou métaphysique. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de métaphysique dans son truc d’ailleurs. On peut toujours la chercher partout.
D.C. : Il y a une dynamique anti-métaphysique, ce qui veut bien dire qu’il est tout de même en prise avec ces questions-là.
« Le plaisir sous toutes ses formes » 6/6.
David Christoffel :
Pour finir, peut-être un retour sur la question de la causalité… J’ai l’impression qu’il la délatéralise. Il nous fait penser la relation entre cause et effet d’une façon délatéralisée. Comme si c’est la latéralité qui, dans la causalité, en avait fait un dogme.
Daniel Guibert :
Qu’est-ce que tu entends par la latéralité ?
D.C. : Le fait que ça n’aille que dans un sens…
D.G. : Il a une culture scientifique quand même, et comment. Il n’est pas ce qu’on appelle en arts un "primitif". Oui tu as peut-être raison pour le dogme... De toutes façons il perturbe tout ce qui est uni directionnel dans la théorie et le relativise ou le disperse. Donc, il fonctionne sur un régime de la causalité qui est complètement transgressé par le systémisme. Le systémisme, c’est une forme du holisme, qui constitue le paradigme auquel il s’attaque, c’est-à-dire une critique du déterminisme causal… On est alors en pleine critique de l’aristotélisme, dans la mesure où l’aristotélisme est fondateur du système causaliste. La « pensée occidentale » (je le dis entre guillemets, je suis pas certain qu’elle ne soit qu’occidentale…), ce sur quoi l’Occident s’est fondé, c’est précisément dans la tentative constante du ressassement autour de la question de la relation cause/effet telle qu’Aristote un moment l’a posée. En disant la dynamique des choses, l’ordre et le devenir des choses, il est dans l’explication causale. La cause matérielle, la cause formelle, la cause finale, etc. voilà comment il faut penser les choses. Effectivement, tout le monde s’est mis à les penser comme ça.
D.C. : Au point de le redoubler d’un essentialisme qui consiste à dire que l’effet est contenu dans la cause.
D.G. : Mais ça, ça n’a jamais cessé par contre, jusqu’à maintenant. Malgré toutes les critiques de la causalité aristotélicienne. Pour moi, il y a un grand moment, au début du 20è siècle. Quand on voit précisément apparaître une critique radicale du mécanisme ou du déterminisme causal tel qu’Aristote l’a fondé, tel que Descartes et les autres, aux 17è/18è siècles, le considèrent, le reposent, le refondent… Une critique radicale qui consiste à dire qu’Aristote mélange tout, qu’il fait de la cause finale une cause, alors que ce n’est pas du tout une cause, c’est la fin. La fin, c’est la fin, ça ne peut pas être la cause. La fin, elle est dans l’effet. Il n’y a donc pas la cause finale au même titre qu’il y a la cause formelle, la cause matérielle, etc. Et puis la fin, on l’évacue et on la met dans l’ordre de l’effet. À partir de ce moment-là, on donne une ligne de pensée, ou on décrit une ligne du bien penser dans laquelle il y a une forme épurée de la causalité qui se met en place.
D.C. : C’est alors une forme épurée, mais qui demeure… Parce qu’il a l’air de dire que même la cybernétique est encore un peu holiste.
D.G. : Mais elle est fondamentalement holiste, justement. La cybernétique, c’est le point ultime et peut-être dernier de la révision causaliste.
D.C. : C’est que c’est encore du causalisme.
D.G. : C’est encore du causalisme. Mais c’est un causalisme pervers, un causalisme dans lequel l’ordre des effets rejoint l’ordre des causes. C’est le fameux feedback, la rétro-action absolue. Il y a aussi la notion de réversibilité, qui n’est pas le feed-back mais le retournement qui explose ou contraire le sens parvenu à sa perfection ou à son extrême, qu’on trouve chez Baudrillard, et même chez Darwin d’ailleurs, ce processus à propos de l’éducation et de la société chez l’homme pouvant contrarier ou modifier le système de son évolution "naturelle", que Patrick Tort le fondateur de l’institut international Charles Darwin appelle "l’effet réversif de l’évolution" (13). On est face à une figure dynamique de la nature ou du vivant ou du devenir des êtres, beaucoup plus perfectionnée et pouvant être déviante par rapport à elle-même, extrêmement efficace. Il y a une opérationnalité considérable, c’est celle à laquelle on a affaire, sur laquelle on s’établit et on vit actuellement. Surtout en biologie. Qu’est-ce qui caractérise le mieux le biologique ? C’est précisément la question de la rétroaction. C’est le moment définitif où, dans toute forme d’examen du vivant, on admet que l’effet peut rejoindre la cause, et qu’il peut y avoir une révision constante des causes, du fait qu’il y ait un lien direct et rétroactif entre l’effet et la cause, par exemple, ou plutôt s’il n’y a plus la fin il ne reste que le temps réel, donc l’événement du processus lui-même et c’est ce que Kupiec regarde pas seulement biologiquement mais aussi philosphiquement... Et il y a des données exogènes qui entrent en compte dans le principe de la nouveauté... encore l’autre...
D.C. : Mais aussi le fait que ce qui est la cause ne se réduit jamais à être la cause de ce qu’elle est la cause. Elle est toujours autre chose en même temps.
D.G. : Non seulement elle est autre chose en même temps, mais elle-même est déterminée par d’autres causes.
D.C. : Oui, qui plus est, elle est l’effet…
D.G. : Donc, elle se dilue : c’est ça qui est passionnant dans la cybernétique, c’est que le système de causalité, dans un sens ou dans l’autre, que ce soit vers l’effet ou que ce soit vers la cause de la cause de la cause, cela suppose une dilution dans l’infini.
D.C. : C’est tellement irisé que c’en disparaît…
D.G. : Et Kupiec fonctionne là-dessus. Sa culture scientifique est paradigmatiquement définie comme telle. Sauf qu’il s’est aperçu qu’en s’attaquant à l’ordre du vivant, il l’a pensé au lieu de l’éjecter. On s’aperçoit effectivement qu’il y a une dilution totale de l’ordre des causes comme de l’ordre des effets. Une dilution dans une extra-temporalité dans laquelle c’est le modèle lui-même qui se dilue ou s’auto-suicide. C’est pour ça, quand tu parlais de régulation, c’est bien un problème principal. Parce que la question de la régulation est inscrite dans l’ordre de la cybernétique. La cybernétique, c’est bien la théorie ou la métaphysique réalisée de la régulation. C’est une tentative désespérée pour essayer de créer de l’ordre à partir d’un désordre préliminaire, préalable.
D.C. : Ce que nous indique Kupiec, c’est justement ce champ conceptuel qui s’annule lui-même, qui porte en germe son annulation.
D.G. : Il attaque le paradigme ambiant à son point sensible. Pour ça, il s’appuie sur ce qu’on a produit mathématiquement de plus violent, de plus performant, que sont les statistiques, l’étude des probabilités. C’est sa pierre d’achoppement, le stochastique, le probabiliste, c’est bien ce qu’il trouve de plus performant pour nous parler du hasard.
D.C. : C’est pour ça que je parlais du passage par Pascal, pour donner au recours à la statistique, une valeur presque plus ludique que par trop objective. C’est que la statistique occupe effectivement un statut social d’une sur-objectivité incroyable, alors que lui en fait un usage…
D.G. : Oui, elle est ludique, elle n’est pas mystique. Ce qui l’amuse, c’est que ça fout tout en l’air.
D.C. : Et ça fout tout en l’air pour que ça l’amuse.
D.G. : Là, il est cohérent. D’une certaine manière, il est cohérent dans sa démarche.
D.C. : En tant que joueur.
D.G. : C’est effectivement la démarche du joueur.
D.C. : C’est pour ça qu’il y a Pascal comme préliminaire historique du probabilisme.
D.C. : Je crois que c’est au début, quand il parle de probabilité. Comme il n’a pas encore trop développé tout ce qui est statistique en terme…
D.G. : En même temps, il nous demande un pacte, de lui faire confiance, sur la question de la probabilité. Les études statistiques, c’est assez sophistiqué.
D.C. : J’ai pas compris à quel point c’était nécessaire… Enfin, tu me diras, il y a pas besoin que ce le soit pour…
D.G. : La complexité du calcul des probabilités avec la prise en compte du hasard c’est aussi l’entrée de la topologie algébrique et des géométries différencielles. Elles font basculer le temps et l’espace dans un univers non euclidien. L’espace est encore là, pourtant dans une autre présentation, et le temps aussi, il n’est pas linéaire, et ça peut se réduire à la même chose en un point x. Les topologies algébriques distinguent le lisse et le strié, le discret et le continu, le discret c’est un faux ami en fait s’agissant du granuleux, etc. Les surfaces se retournent et constituent non pas des plans mais des espaces ou des espaces-temps complexes.. la bouteille de Klein, il n’y a pas d’orientation.
D.C. : Si c’était pour différencier la probabilité de l’accident, du bruit, de la fluctuation, etc. Ce qui est une différenciation philosophiquement très avancée là aussi. C’est le choix de la probabilité comme choix de penser sans l’en soi de la substance. Et c’est extrêmement enthousiasmant, par rapport aux schémas mécanistes, qu’il sous-entende que l’organique est aussi une sorte de vue de l’esprit substantialiste. Au passage, il fait bien entendre aussi qu’une pensée de l’accident est encore une pensée de l’accident de la substance. Et sur ce plan-là, même Virilio est aristotélicien. C’est d’ailleurs peut-être pour ça qu’il est gêné de souvent devoir ajouter que l’accident n’a pas de valeur catastrophique, alors qu’on entend bien que le remplacement de l’événement par l’accident, la désintégration ontologique est de nature à inquiéter. Alors au contraire, si Kupiec prend d’office la probabilité, c’est bien parce que la notion d’accident aurait encore laisser traîner un truc théologique pas très loin.
D. G. : Ce qu’on entend par "substance", on entend le substantialisme mais pas les substances (comme matières ou contenus). On peut dire que Kupiec essaie de penser sans l’en soi de la substance, c’est à dire en excluant de sa pensée la facilité d’un recours à un principe immuable "essentiel" des choses qu’il étudie. Mais même abstrait dans un physicalisme il reste très matérialiste, c’est comme s’il avait cherché une épure du matérialisme... enfin il me semble. Quant à Virilio, je le trouve plus proche de Kant ou de Leibniz que d’Aristote, dans la mesure où Kant admet le changeant temporel (l’entropie des attributs de la substance, on pourrait dire), changeant qu’Aristote par contre ne pose pas. Pour Virilio, c’est surement sa passion de la technique et de la vitesse, avec un principe esthétique de la modernité, qui l’ont conduit à une sociologie critique vraiment particulière. C’est une anthropologie du progrès technique de la société moderne. Ce qui l’intéresse ce n’est pas l’état des choses mais leur changeant (la technique et ses conséquences comme évolution progressive ou accidentelle du monde), en regard du référent idéal (une humanité substantielle spécifique, harmonieuse : le projet moderne). Comme il reste en moderne dans une perspective humaniste, il suit l’événement du progrès moderne et postmoderne jusqu’à sa catastrophe actuelle : un monde défait de sa cohérence substantielle (par exemple la société moderne idéale, où d’autres auparavant situaient la nature de fait divin), par le développement des attributs (par exemple la technique et l’économie) de la substance de référence (la modernité) dans leur extension et leur reproduction sans limite, jusqu’à leurs conséquences fatales. Chez lui la prédiction d’une catastrophe humaine est pensée comme aléas des attributs de l’humanité en évolution (spécificité substantielle). C’est en ça que l’humanité comme le monde dévoyés de "la substance" par le développement non mesuré de ses attributs (je veux dire les attributs de la substance) au point de perdre le rapport de spécificité, se retrouvent dans la situation apocalyptique (toujours par rapport au projet de développement et/ou à l’utopie comme substance référentielle, sinon l’apocalypse ne fait pas sens).
D.C. : D’accord pour Virilio, si on le voit comme ça.
D. G. : Dans l’Ancien Testament il y a un manifeste du développement technique et de l’invention humaine qui est l’Écclésiaste, à quoi l’Apocalypse de Jean de Patmos dans le Nouveau Testament est le pendant dialectique catastrophique. Toute la pensée de la sociologie avant gardiste postmoderne, dont la revue Traverses a été un moment officiel, peut s’entendre cadrée dans une triangulation paradigmatique de l’évolution, entre L’Ecclésiaste et l’Apocalypse avec au sommet Apollon dans la démocratie de Walter Gropius, moi c’est là que je situe le commencement de la post-modernité, juste après ce texte ou disons au voisinnage de 1956... C’est déjà la fin de la modernité, parce que la guerre a eu lieu. Son projet idéal qui reprend en compte la culture méditerranéenne et ses traditions monothéistes (inclus la conception de l’Etat républicain ou démocratique modernes) est pourtant agnostique... Lyotard a essayé d’en sortir au moment de son exposition à Beaubourg sur Les immatériaux, en 1985. Mais la disposition de sa pensée sur le "figural", à propos du processus cérébral, testait ces limites sans sortir du dispositif de représentation, comme par exemple Baudrillard réussit à sortir par l’ironie du texte. Et surtout pas par l’attribution scientifique du mécanisme cérébral, chez Lyotard, vaguement varelien (37). Pour en sortir, il n’y avait qu’un biologiste critique de la biologie et de la prédétermination d’une disposition humaine générale, donc aussi concernant le cerveau.... La modernité était un système binaire, dialectique, entre L’Ecclésiaste et l’Utopie, centrée entre Saint-Augustin pour la cité de Dieu et Thomas More pour la cité des hommes, avec la médiation des Lumières (séparation des savoirs, séparation des pouvoirs et le développement de la technique et de la production). La post-modernité c’est ternaire, avec l’utopie sociale réalisée par la modernité occidentale. Le texte de Gropius est postérieur à la guerre, c’est son discours de réception au prix Goethe, à Hambourg (38). Lui il a échappé à la fois au stalinisme et au nazisme, donc il investit à fond la démocratie... Mais s’il donne un sommet moderne de la beauté réalisée par la société, c’est par l’effet d’une utopie rétrospective... en fait on allait entrer dans le système de la consommation de la marchandise et du confort comme marchandise, dans l’ère du déclin de l’excès de la production et du monde industriel (l’apocalypse — enfin moi je ne suis pas croyant, mais je cite le référent actif même chez les laïques).
D.C. : Ce que tu me dis me fait penser contradictoirement à Tarkos, tu sais...
D. G. : Ton atelier de création pour la radio, on me l’a dit mais j’ai pas pu l’entendre.
D. C. : Patmos, c’est fait aussi l’hymne de Hölderlin, auquel fait penser Patmot, la poétique poétique de Tarkos. Surtout que, dans Processe (35), il y a le renvoi à la théologie trinitaire dans laquelle il circule comme dans une pensée complexe. Tarkos m’avait dit que c’était un bordel, au sens où c’était un lieu textuel qui lui permettait des mouvements de pensée qui l’intéressaient. Jean-Marc Hémion (36) en parle comme d’une désintégration du "magma analogique brut", à propos du rapport de Tarkos à Ponge.
D. G. : Tu veux dire téléologique.
D.C. : Non non, je dis bien théologique, mais finalement c’est tellement proche, pas seulement à l’écoute...
D. G. : Oui c’est vrai. Dieu n’est jamais loin du finalisme... C’est une pensée analogique. Tout le défi de la pensée novatrice actuelle c’est de sortir de la normalisation de la pensée téléologique, mais de réaliser cette performance de façon incontestable. Donc la méthodologie critique en sciences se précise et se durçit, tout en s’édifiant philosophiquement au premier plan. Mais il n’est pas surprenant que contradictoirement ce soient toujours les mêmes académies conservatrices, même matérialistes, qui réclamaient contre le manque de rigueur de la pensée postmoderne, qui se retrouvent maintenant à pinailler encore contre la rigueur de la nouvelle pensée scientifique. À partir du moment où elle bouleverse radicalement les paradigmes, ça les déstabilise ... En tous cas, en termes de critique sociale c’est important que tu aies cité Virilio, parce que ça permet d’informer en quoi la modernité et l’Utopie dont l’avant-garde sont "substantiales", comme tout projet même matérialiste de société, si elle a une référence idéale.. Ne s’agissant pas obligatoirement de Dieu ça revient au même.
D.C. : Et puis les statistiques c’est quand même la porte par laquelle il introduit Darwin à l’échelle cellulaire. Ce qui est quand même son argument clé, parce que c’est aussi par là qu’il peut dé-hiérarchiser les niveaux de lecture du vivant et argumenter la non-spécificité.
D.G. : Les statistiques complexes cela implique, je pense, la topologie algébrique et la géométrie différentielle. Je me souviens que le mathématicien et philosophe Valentin Poénaru était intervenu sur "Topologie et plasticité" dans le Colloque "Plasticités" de Catherine Malabou auquel j’ai pu assiter, au Fresnoy, en 1999 (31). Où d’ailleurs Kupiec était intervenu sur la question de la biologie. Il n’avait pas encore publié de livre mais des articles majeurs, sinon il ne serait pas trouvé là. Justement il était darwinien d’une façon particulière... C’est presqu’un syllogisme, du genre : s’il y a du hasard dans l’évolution selon Darwin, alors toute étude de l’évolution ou du vivant… C’est une étude de l’évolution et comme telle il y a forcément du hasard. De toutes façons, il retourne complètement l’hypothèse de la spécificité de Darwin en hypothèse de la non spécificité, parce que de L’origine des espèces (16) à L’origine des individus, quand même, la filiation est évidente, en même temps qu’il envoie un message critique radical, comme s’il avait bel et bien expérimenté intellectuellement d’aller jusqu’au bout des possibles de Darwin dans ce domaine, jusqu’au point impossible où justement la théorie explose... Et il garde le hasard sélection en le précisant.
D.C. : Sans quoi il n’y aurait pas de vivant.
D.G. : Sans quoi le vivant serait inconnaissable ou incompréhensible, inclus la théorie. Ou impensable. Et si on veut vraiment le penser, alors il faut avoir recours au hasard. Et advienne que pourra. C’est-à-dire qu’il n’y croit pas. Il en est persuadé, mais il n’y croit pas. C’est un défi. Moi, je lui fais ce crédit-là. Et puis... maintenant je me dis, au contraire du moment où je te parlais du titre, que c’était pas à lui de me justifier son titre. Parce que pousser à l’extrême le concept de spécificité depuis l’espèce jusqu’à l’individu, faire monter la primauté de l’individu sur l’espèce, et de là au mouvement lui-même, l’individuation, parce que l’individuation au fond c’est intégré dans l’ontophylogénèse... justement c’est là que s’installe la faille avec son semblable vivant, je veux dire avec l’espèce. Seulement là c’est l’hétéronomie c’est pas l’autonomie, c’est pas la machine. C’est là que finit le principe évolutionniste de l’espèce, en réalité et en théorie. Les semblables ça se passerait ailleurs, ou autrement, par mimétisme, mode de vie, mémoire, éducation, même pour les cellules, mais ce n’est pas la spécificité génétique en elle-même, il n’y a pas de totalité, même pas le principe de l’évolution... Là on change de dimension, c’est plus linéaire mais divers. C’était pas à lui de me dire : voilà c’est dans ma théorie que celle de Darwin se transforme, où Darwin n’avait pas pensé l’évolution ni la spécification jusqu’au bout de sa propre logique. Ce n’est pas que Darwin a été court, seulement l’individuation dans la visée de la biologie moléculaire, plutôt que la différenciation cellulaire, c’est malin... Mais ça ne pouvait sortir que de notre époque. C’est qu’il vient d’un laboratoire sur l’embryon et après sur la génétique en biologie moléculaire, Kupiec, il a travaillé aussi avec un physicien je pense justement pour les calculs, et en même temps il sait bien comme l’individuation a travaillé la sociologie et l’économie du signe en post modernité... Bref, je veux dire pour le lecteur, parce qu’il faut avoir lu le livre que pour que ce titre ne soit pas un gag ou un malentendu... ça marche ou ça marche pas d’associer le jeu de mot entre les deux titres, l’ancien et le nouveau comme une sorte de palyndrome, d’aphorisme ou disons d’abstract de tout son bouquin. Je l’avais pas encore lu quand je lui en ai parlé. Donc j’ai pas pensé l’individu comme la caractéristique du processus vivant, le vivant comme singularité matérielle, ou plutôt matériale parce que c’est pas obligatoirement de la matière, d’une certaine façon...
D.C. : Il croit bien que s’il y avait de l’ordre, il n’y aurait pas de hasard. Donc, puisqu’il y a du hasard, il n’y a pas de finalité. Il y a aussi cette sorte de croyance-là.
D.G. : Ou plutôt d’hypothèse. Oui, il n’y a pas de finalité. Les choses se développent, même pas pour elles-mêmes mais indépendamment d’elles-mêmes... Tiens j’ai ouvert le petit Robert à "individuation" et voilà ce que je trouve : "ce qui différencie un individu d’un autre de la même espèce. Principe d’individuation (Leibniz)" le mécanisme et son dépassement... ou encore "Induction qui, à partir d’un embryon, aboutit à une structure organique complète. Voir différenciation"... c’était pour m’assurer autrement qu’avec Simondon (rire). Mais chez Kupiec l’individu c’est pas un principe fini ni une totalité...
D.C. : Le petit Robert fait la différence entre les individus à l’intérieur des espèces, si bien qu’on pourrait dire que Kupiec énonce le nominalisme des espèces pour que l’individu ne soit pas toujours obligé de faire la différence... S’il doit bien y avoir une croyance quelque part, elle est bien de l’ordre de la défiance théologique, sur le fait qu’il n’y a pas de finalité, beaucoup plus que l’affirmation ou la certitude qu’il y a du hasard. Parce qu’on voit bien que c’est un argument. Il recourt au hasard, mais que c’est bien l’absence de finalité en laquelle il croit.
D.G. : Parce qu’il y a l’altérité, seulement l’hetero-organisation ça marche avec l’aléas. De sorte que le vivant n’arrête pas de se transformer en réalité, mais pas seulement parce qu’il y a le commencement et la fin, c’est variable et multidirectionnel dans tous les aspects, même invisibles. Je comprends comme ça ton idée de "délatéralisation"... Pour le nominalisme à propos de l’individu chez Kupiec c’est surement dans le fil de son inspiration, surtout si tu veux parler de Guillaume d’Occam. Par contre je ne me risquerais pas à prêter à Kupiec d’énoncer moindrement l’existence de l’espèce, parce que son concept d’individu (l’individuation cellulaire s’il s’agit bien de ça) dissout le principe axial de l’espèce en regard de l’évolution de la vie, ça devient périphérique comme le reste. L’individu chez lui n’a pas à faire la différence parce qu’il est la différence, par principe de sa formation vivante (le coup des virus). C’est bien ça qui change par rapport à avant. Sinon on retourne d’une façon ou d’une autre à la différenciation cellulaire qui renvoie à la génétique, justement ce qu’il conteste dès Ni Dieu Ni Gène... Tu vois la différence entre lui et Monod par exemple. Monod réinjecte immédiatement la nécessité. Il avait l’intuition biologique, expérimentale, du fait qu’il y avait du hasard. Dans le mouvement moléculaire ou cellulaire, on ne pouvait pas ne pas tenir compte du fait qu’il y avait du hasard. Mais en même temps, il réinjecte de la nécessité : ce qui détermine la nécessité, on ne sait pas. Il n’y a pas de nécessité du vivant. Le vivant, il est là et puis c’est tout. Il prend des formes différentes. Et dans l’ordre de ce qu’on appelle l’évolution. Mais selon quelle nécessité ? Il n’y en a pas. Il n’y a aucune nécessité. Ce qui est nouveau, c’est qu’on ait admis qu’il pouvait y avoir de la disparition, par contre. Le vivant peut disparaître. Aussi vite qu’il est apparu. Et peut-être même plus rapidement. Et que ce n’est pas le développement durable…
D.C. : C’est pas une rhétorique de maîtrise qui sauvera la vie, c’est sûr. Au contraire, même. C’est ça : à quel point est-ce qu’on peut dire « au contraire » ? À quel point est-ce qu’on peut constituer même le finalisme, comme une menace pour la vie, sinon par l’autoritarisme…
D.G. : C’est le suicide.
D.C. : C’est le suicide par excès d’objectivité. C’est-à-dire qu’on peut envisager un trop d’objectivité qui serait, à un moment donné, irréversible pour la vie.
D.G. : Oui, ce que nous propose la théorie génétique, ce que j’en ai compris, c’est le contrôle absolu. On le voit bien dans toutes les tensions qui se diffusent, on peut gérer la durée de la vie, on peut gérer les formes de vie, on peut améliorer la forme de la vie, il suffit de la contrôler. Mais on peut aussi la faire disparaître. Et on peut aussi créer des sélections absolues. Mais qui ne sont pas garanties de ne pas être monstrueuses en dépit de l’apparence des clones. Il faut se souvenir de la brebis Dolly qui ne pouvait pas dépasser l’âge des celllules de la brebis clônée... Éventuellement réduire le potentiel vital à quelques-uns, les élus, cela est absurde par rapport au modèle de référence, mais c’est un projet qui a été nourri. En réalité l’argent de la hiérarchie sociale suffira à faire la différence... Je voulais revenir au titre du premier ouvrage de Kupiec (enfin je pense que les deux auteurs étaient d’accord) Ni Dieu ni Gène, c’est une véritable devise dans un aphorisme qui contracte : pas de Dieu, pas de Gène comme émergence de Dieu, pas de génie génétique à la place de Dieu : Ni pouvoir ni Savoir. Et : tout pour la vie. Étant des mots sur la question de la connaissance, c’est une sorte de manifeste de la connaissance, qui commence déjà par en finir avec le déterminisme génétique... mais ce titre ne procède pas par dire ceci est ceci, ou cela est cela. Ce serait recourir à la vérité "substantiale", il procède par l’approche de ce qui n’est pas ce que l’on cherche, comme en logique.
D.C. : Mais on peut aussi dire que la probabilité pour que l’autoritarisme arrive à ce type de finalité, justement en terme de probabilité, se trouve variable et soumise à des facteurs qu’on ne connaît pas, qui ne sont pas forcément ceux qu’on repère en tout cas... Je voulais aussi reprendre ce que tu dis avec les statistiques complexes, effectivement, si le matérialisme était suffisant pour sortir du substantialisme, on n’aurait pas de problème avec le holisme ou l’émergence. Au sens où le modèle d’application esthétique reste au niveau du référent structurel, sans qu’il y ait intégration desdits enjeux quant au statut ontologique que se donnent les oeuvres concernées... dans ce domaine-là, il me semble qu’on a vite fait d’utiliser des catégories scientifiques comme si elles étaient des valeurs (comme si, parce que sa construction formelle est basée sur des théories complexes, telle musique était meilleurement réflexive)... C’est donc aussi pour ça qu’en plus du paradigme auquel elles renvoient, je proposais d’évoquer la place que les statistiques occupent dans l’élaboration de Kupiec. Elles sont la porte par laquelle il introduit Darwin à l’échelle cellulaire. Ce qui est quand même son argument clé, parce que c’est aussi par là qu’il peut dé-hiérarchiser les niveaux de lecture du vivant et argumenter la non-spécificité.
D.G. : Mais si tu parlais de l’autoritarisme alors là, il faudrait changer de registre et penser non plus l’ordre du vivant, mais l’ordre de la mort.
D.C. : Puis l’ordre des autorités.
D.G. : L’autorité absolue, c’est la mort. À ce moment-là, c’est pour ça que je parlais de Jean Baudrillard, parce que c’est ça qui l’avait fasciné dans l’insoumission radicale, ne serait-ce que celle des événements au dispositif de l’organisation sociale, ou de leur prévision restant pour compte à l’horizon de leur réalisation. C’est ce qui instruit le changement. Quand il est mort ce n’est pas n’importe quel bouquin que Bongiovanni a choisi de citer dans sa revue numérique sklunk, c’est une phrase de La transparence du mal : "L’autre c’est ce qui me permet de ne pas me répéter indéfiniment." (14) Le mal radical chez lui, au contraire de l’autorité, c’est le principe de réversibilité contre la mortification déterministe, dont celle du sens rationnel lui-même, et au-delà de toute philosophie c’est en quelque sorte le principe absolu de vie, dans sa propre logique, au-delà de tout. On peut s’envoyer en l’air en toute manifestation, y compris la génétique qui prétend gérer le vivant, même si elle est une base d’appui considérable pour toutes les tensions mortifères. Alors, c’est ça, le point de retournement du mal radical de la génétique, c’est peut-être Kupiec lui-même, justement parce qu’il ne suicide pas ses idées pour les soumettre au principe d’autorité, même si elles fichent en l’air toute la petite mécanique bien huilée de la recherche qui dépend de la génétique comme système reproductible, comme principe d’autorité. Et là tu vois à la fois le danger et la jouissance de mettre en instabilité un système établi auto-organisé, dont la recherche en biologie...
D.C. : Donc, l’arbitre, c’est la jouissance.
D.G. : Oui, je pense. Oui, c’est le plaisir, c’est le plaisir sous toutes ses formes. C’est tellement ineffable qu’on soit vivant, qu’on participe de cet ordre du vivant, qu’on en soit et qu’on ait finalement à cause de jouissances perverses, réussi à contrôler une grande partie de ce qui est vivant à côté de nous. C’est fragile en même temps. Mais c’est toujours dans l’ordre de la jouissance, y compris la jouissance de donner la mort et de faire disparaître. C’est ça qui me passionne chez Kupiec. C’est qu’il est sur ce fil du rasoir entre le vivant et le mortifère. Et il essaie de penser de façon jouissive le vivant et de tromper la mortification du raisonnement par l’accomplissement d’une sorte de métamorphose critique qui serait son concept d’ontophylogénèse... l’autre dans l’un, l’altérité la plus large dans la singularité la plus définie, la différence dans l’unité, le multiple dans la singularité, etc... et réciproquement.
D.C. : C’est vrai qu’il y a une espèce d’entreprise de remettre de la joie là où on nous la supprime systématiquement.
D.G. : Se donner le droit d’exister scientifiquement en temps réel de son existence biologique, quasiment. Donc sans qu’on lui en donne l’autorisation préétablie puisque ça reviendrait à l’autoriser à vivre. C’est sa façon de vivre elle-même où se construit sa faculté d’invention. Son insoumission, sa liberté. La jouissance de sentir qu’on existe pas n’importe comment. En puissance de soi...
D.C. : Et puis c’est une vraie joie, au sens où elle est communicative.
D.G. : Ben oui c’est en quelque sorte exemplaire, on le sent bien, ça ne tient pas en place, au point que ça nous déplace, nous aussi... En plus il jouit de sa pensée évidemment. Il s’éclate à écrire ses bouquins et à essayer d’entreprendre ou de mettre en jeu un développement de son truc. C’est la jouissance de l’auteur.
D.C. : Mais qu’il partage. La preuve, c’est qu’il donne envie d’en dialoguer.
D.G. : C’est le but du jeu. Aller chercher ses lecteurs en dehors du pouvoir, s’adresser directement aussi bien au public qu’aux scientifiques, ceux accessibles à la posture de la découverte, à l’aventure. Encore l’aléas de qui le livre rencontrera. Il joue le risque du créateur en passant à l’acte, donner lieu de réalité à son idée. Et il l’assume totalement... En même temps, il souffre surement, enfin peut-être plus maintenant mais il a surement souffert. Parce qu’il se heurte à toutes sortes de difficultés ou d’oppositions. On imagine lesquelles.
D.C. : Après, en terme de positionnement institutionnel, là aussi, ça met en balance le fait qu’il s’y passe beaucoup de… Qu’il n’y a pas de principe d’ordre, là-dedans non plus. Ça, il le met en scène formidablement.
D.G. : C’est ça qui le fait jouir en ce moment, certainement. C’est que là, il est en train d’en confondre quelques uns sans attaque, simplement par le fait de manifester qu’il existe par ce bouquin indépendamment d’eux, parce qu’il est en train de réaliser ce que les autres, ce pour quoi les autres font barrage.
D.C. : Il décode les obstructions.
D.G. : C’est en ce sens-là aussi qu’il est paradigmatique, transgressif. J’ai jamais pu en discuter véritablement avec lui de ça. C’est vraiment la question de fond qu’il faudra lui poser. Est-ce qu’il a le sentiment d’être en train de participer, parce qu’il n’est pas le seul évidemment, mais est-ce qu’il pense participer à sa façon, de la genèse d’un néo-paradigme qui, comme on le disait à propos des fictions, pendant un certain temps va nous amuser, nous faire penser, nous faire rêver et nous faire jouir, si possible. Après, on verra bien.
D.C. : Oui, après, on s’en fout.
D.G. : On s’en fout. Pas vraiment quand même, parce que ça aussi, ça nous regarde. Seulement après... on verra.
Dialogique David Christoffel / Daniel Guibert
Enregistrement, retranscription, titre, sous-titres, rythme,
par David Christoffel
NOTES (index anachronique)
Jean-Jacques Kupiec in Wikipédia
Actualités de Jean-Jacques Kupiec in wikio
(1) Les livres récents de Jean-Jacques Kupiec (depuis septembre 2008) :
L’origine des individus, Jean-Jacques Kupiec, Le temps des sciences, éd. Fayard, septembre 2008, Paris. (Écrire à l’auteur — formulaire dans le site de son éditeur).
Le hasard au coeur de la cellule, Probabilités, déterminisme génétique, Coord. Jean-Jacques Kupiec ; Jean-Jacques Kupiec, Olivier Grandillon, Michel Morange, Marc Silberstein, col. Matériologiques, éd. Syllepse, Paris, février 2009 (Lire l’introduction en pièce jointe)
The 0rigine of Individuals, Jean-Jacques Kupiec, World Scientific Books, Global Publishing, March 2009.
(2) A ou Ā ? — ezcznsion, Laurens Bernstein in" "Books, Journal des livres", Journal criticalsecret, avril 2009, Paris.
(3) Ni Dieu ni gène : Pour une autre théorie de l’hérédité, Jean-Jacques Kupiec, Pierre Sonigo, réédition 2003, Points Seuil, Paris.
(4) Modernité de l’évolution, hommage à Darwin, colloque le 30 juin 2009, Paris (public, sur inscription obligatoire), Académie des sciences
Programme.
(6) Bicentenaire de la publication de Philosophie zoologique de Lamarck, colloque organisé par Jean-Jacques Kupiec, Michel Morange et Stéphane Tirard et le Centre Cavaillès à l’ENS, 29 juin, Paris. 2009 est l’année du bi-centenaire jumelé de la naissance de Darwin et de publication de l’ouvrage de Lamarck, particulièrement annoté cette année dans le site de UCLA (université de Los Angeles) à l’article Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, Chevalier de Lamarck. On classification and evolution.
Sur Lamarck, Darwin le considérant comme un précurseur, écrit en 1861 : Lamarck was the first man whose conclusions on the subject excited much attention. This justly celebrated naturalist first published his views in 1801 [...] he first did the eminent service of arousing attention to the probability of all changes in the organic, as well as in the inorganic world, being the result of law, and not of miraculous interposition. Source UCMP université de Berkeley (CA, The USA).
(5) Les damnés de la terre, Frantz Fanon, préface de Jean-Paul Sartre, éditions Maspero, 1961, Paris ; (réédité aux éditions de La Découverte en 2002).
Frantz Fanon (voire ses livres et leurs dates), français d’origine antillaise, médecin appelé dans l’armée française pour soigner la population algérienne avant la guerre d’Algérie, philosophe et théoricien révolutionnaire appliquant la lutte des classes à la condition des noirs, puis à la question coloniale, révolutionnaire pour l’Afrique et contre le racisme des blancs dans les sociétés occidentales ; il a notamment inspiré le FLN algérien, le PSP (Parti Socialiste Panafricain) dont Lumumba, Malcolm X (qu’il aurait rencontré en France) et plus tard le BBP (Black Panther Party). Il est mort prématurément à 36 ans, en 1961 à Washington, où se sachant malade il était allé écrire Les damnés de la terre loin de la police française, alors que la guerre d’Algérie battait son plein, la même année que celle de la publication de l’ouvrage.
(7) Pierre Sonigo (...) normalien, docteur en médecine et en biologie,
directeur de recherches à l’INSERM, a travaillé à l’Institut Pasteur de 1981 à 1990. Depuis 1990, jusqu’à récemment, il a dirigé le laboratoire "Génétique des virus" à l’Institut Cochin (INSERM et CNRS, Paris). Spécialiste de biologie moléculaire et de virologie, il travaille depuis 1983 sur le sida.
En 1985, il participe au déchiffrage de la séquence complète du virus du sida (VIH) (...).
Le site de Pierre Sonigo.
Ibidem, Ni Dieu ni gène, pour une autre théorie de l’identité.
L’évolution, Pierre Sonigo, Isabelle Stengers, col. Mot à mot, éd. EDP Sciences, Paris, 2003.
Une panglossite lymphocytaire / An acute Lymphoid Panglossite, Claude et Pierre Sonigo, comédie, Histoire d’être, Jean-Jacques Kupiec éditorialiste, www.criticalsecret.com N°3 ISSN 1769-7077, Paris, 2000.
(8) Nioque de l’avant-printemps, Francis Ponge, réédité en 2004, L’imaginaire, Gallimard, Paris.
(9) Jean-Jacques Kupiec, op. cit., p. 124-128 (sur le holisme dans l’auto-organisation) : Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, éd. Gallimard, 1979, Paris, p. 18, p. 155, p. 162-168.
(10) La Structure des révolutions scientifiques éd. Flammarion, Paris, 1972 ; col. Champs, re-éd. Flammarion, Paris, 1983 (version française de The Structure of Scientific Revolutions, Thomas Samuel Kuhn, col. Histoire des sciences, University of Chicago Press Publisher, Chicago, 1962).
Sur l’ouvrage et sur l’auteur, KUHN Thomas Samuel
"La Structure des Révolutions Scientifiques", Delphine MONTAZEAUD
DESS 202, Janvier 2001, Fiches de lecture de la chaire DSO, Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris.
La fiche de l’ouvrage dans wikipédia.
(11) La connaissance objective, traduction et préface françaises de Jean-Jacques Rosat de Objective knowledge (1979), Karl Popper, éd ; Aubier, 1991, Paris. Col. Champs, Éd. Flammarion, 1998, Paris.
(12) Modeling embryogenesis and cancer : an approach based on an equilibrium between the autostabilization of stochastic gene expression
and the interdependence of cells for proliferation, Jean-Jacques Kupiec, IPBS, université de Toulouse, 2005.
(13) La pensée hiérarchique et l’évolution, Patrick Tort, éd. Aubier, Paris, 1983, p. 165 et 166-197 ("L’effet réversif et sa logique"). Effet réversif de l’évolution. Reversive effect of evolution : http://www.darwinisme.org/dico_arti.html
(14) sklunk.net N°7, Participaire et Sécuritatif, édition du 1er mars 2007, citation en exergue ajoutée le 7 mars, jour de la mort de Jean Baudrillard ; op. cit. La transparence du mal, Jean Baudrillard, L’espace critique, éd. Galilée, Paris, 1990.
(15) International Journal of Baudrillard Studies, Vol 4, Nulber 2 (July 2007), op. cit. : exergue, La généalogie de la disparition, extrait de Les exilés du dialogue, Jean Baudrillard et Enrique Valiente Noailles, éd. Galilée, Paris, 2005.
(16) L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, traduction française du titre original de l’ouvrage considéré comme fondateur de la théorie de l’évolution, de Charles Darwin, publié en 1859 chez John Murray, à Londres : ON THE ORIGIN OF SPECIES By Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life. Aujourd’hui le texte intégral (608 pages) est accessible sous le titre L’origine des espèces, Charles Darwin, traduction Emmanuel Barbier, Préface, Jean-Marc Drouin, Col. Philosophie, Poche, éd. Garnier Flammarion, Paris, 1999. D’autre part on trouve le chapitre au titre éponyme en sources libres dans différents sites, notamment en 20 pages à ABU, la bibliothèque universelle du Conservatoire numérique des arts et métiers, Paris. L’état du projet en progrès (en suspens ?) de la traduction intégrale en français tombée dans le domaine public est à Project Gutenberg, The USA, (depuis novembre 2004).
L’article dans Wikipédia : L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie.
(17) De la protection de la nature au pilotage de la diversité, Patrick Blandin, Quaes, Paris, 2009.
(18) Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste, Gallimard, Paris, 1966 ; Chapitre XIX.
(19) Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé, Gallimard, Paris, 1914. Col. Blanche, Gallimard, 1993, Paris.
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé, Manuscrits et épreuves, édition et observations de Françoise Morel, éd. de La table ronde, Paris, 2007.
Le texte original (dans le respect de la typographie mais sans la mise en page de Mallarmé) mis en libre accès sur Internet, sous licence GNU, par Peter G. Doyle, Dartmouth College (The USA). Le texte dans sa mise en page originale mais traduit en anglais dans Ubuweb.
Le texte intégral adapté pour un clip animé par Laurent Massénat (en RealPlayer).
(20) Michel de Fornel, socio-linguiste et linguiste français, directeur d’Études à l’EHESS, Paris. Dernier ouvrage paru : Naturalisme versus constructivisme ? (contributions de Anne Warfield Rawls, Rod Watson, Wes Sharrock, et al.), Michel de Fornel, Cyril Lemieux, Enquête, éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2007.
(21) Théorie du langage, trad. par Didier Samain, éd. Agone, 2009. Ouvrage original : Sprachtheorie. Die Darstellungsfunktion der Sprache, Verlag von Gustav Fischer, Iéna, 1934.
– - - - - POUR NAVIGUER SOMMAIREMENT PARMI LES ISMES DE LA DIALOGIQUE :
Ndlr : L’ouvrage de Jean-Jacques Kupiec entre autre recense et discute clairement les mouvements et l’histoire des noms cités, aux sources de la transmission des idées d’Aristote et de la scolastique moyen-âgeuse, en quelque sorte au moment où se situe le roman philosophique d’Umberto Eco Le nom de la rose, et du matérialisme de la renaissance, jusqu’aux époques moderne et contemporaine, pour cadrer le nouveau dispositif qu’il propose. D’autre part, il présente un glossaire qui évite tout malentendu sur ses références et ses intentions. Par conséquent, on demande au lecteur de ne pas prendre les notions qui suivent pour un digest du contenu de l’ouvrage, en quelque aspect que ce soit. Ici n’étant que des références externes glanées sur le web et au mieux commentées, au cas où certains lecteurs souhaiteraient trouver des repères dans les ismes dialogiques de D. Christoffel et D. Guibert. Et bien sûr ces précisions ne sont pas nécessaires pour suivre la dialogique, certains trouveront même qu’elles puissent égarer ; c’est juste une proposition supplémentaire pour accompagner le texte, le cas échéant d’un désarroi particulier :
(22) Réductionnisme : pour bien comprendre l’enjeu institutionnel instruit par le réductionnisme académique depuis la réciprocité des domaines scientifiques et notamment de ne pas admettre l’interaction des disciplines sauf si elles n’en devaient pas changer, on cite un extrait de l’article à ce sujet dans wikipédia ; mais en même temps on indique ici qu’un réductionnisme scientifique puisse strictement consister dans le radicalisme rigoureux de la méthode et des concepts (et de l’énoncé au regard de la méthode adoptée) — fut-elle inventive et diverse — dans une discipline particulière ; ce réductionnisme n’est pas doctrinaire en matière d’interdisciplinarité mais à l’égard de ses propres protocoles, en quelque sorte : (...) Cela implique une unité dans les sciences, où les lois découvertes dans un domaine ne peuvent enfreindre les lois d’un autre domaine plus général. Le réductionnisme scientifique est aujourd’hui un paradigme important et a supplanté en biologie le vitalisme, pour qui les composés organiques n’obéissaient pas aux mêmes lois que les composés inorganiques.
Constamment considéré comme trop réducteur et impuissant à décrire les phénomènes complexes, cette thèse ainsi que son antithèse (le modèle holistique) donnèrent lieux à une tentative de synthèse et de dépassement : le modèle de l’approche complexe. (...)
(23) Holisme, de holos. Jean-Jacques Kupiec dans son dernier ouvrage s’explique sur les différents mouvements du holisme (chap. V.2 et V.3). Pour simplifier la lecture de la dialogique, nous reportons la définition du holisme ontologique dans wikipédia : (...) système de pensée pour lequel les caractéristiques d’un être ou d’un ensemble ne peuvent être connues que lorsqu’on le considère et l’appréhende dans son ensemble, dans sa totalité, et non pas quand on en étudie chaque partie séparément. Ainsi, un être est entièrement ou fortement déterminé par le tout dont il fait partie ; il suffit de, et il faut, connaître ce tout pour comprendre toutes les propriétés de l’élément ou de l’entité étudiés. Un système complexe est considéré comme une entité possédant des caractéristiques liées à sa totalité, et des propriétés non-déductibles de celles de ses éléments. Dans ce sens, le holisme est opposé au réductionnisme. (...) Le ’holisme’ installe le concept d’’émergence’ du matérialisme scientifique. Où l’on voit que l’émergence ne s’écarte pas radicalement du principe de totalité.
(24) Causalisme : Jean-Jacques Kupiec dans le glossaire de son ouvrage recense le causalisme aristotélicien (p. 281).
Ce qu’on peut dire ici, c’est que le causalisme ne présuppose pas obligatoirement une cause supérieure préalable ni une cause supérieure finale à des effets particuliers ou généraux, au contraire du finalisme ; il est dans sa version contemporaine d’abord d’ordre rationnel et/ou logique, notamment en dehors de la métaphysique et de la philosophie continentale, dans la philosophie analytique et les philosophies de l’action (dont le comportementalisme).
On trouve chez Aristote une origine de la pensée des effets et des causes équivalentes (cause matérielle — la matière —, cause formelle — la forme —, cause efficiente — le mouvement —, cause finale — cause profonde du processus) comme un système clos, que le rationalisme cartésien ouvre en séparant les causes et la finalité (ce n’est pas encore l’entrée du hasard mais celle de Dieu). À propos de la méthode Evelyne Biausser écrit : (...) la logique aristotélicienne, qui s’est développée comme dominante, est renforcée par la Raison, illustrée magistralement par le causalisme de Descartes : si quelque effet de la réalité est produit par quelque cause, on pourra toujours identifier cette cause « si l’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres ». Il suffisait de découper « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles » en « autant de parcelles qu’il se pourrait »…(2ème précepte du Discours de la Méthode). (...) (Vision épistémique de la pensée créatrice, Institut de psychanalyse et management, Montpellier).
(25) Finalisme : (...) Le finalisme est une option théorique qui affirme l’existence d’une cause finale de l’univers, de la nature ou de l’humanité. Elle présuppose un dessein, un but ultime, une signification, immanents ou transcendants, présents dès leur origine. Cette perspective est aussi dite téléologique.
Le finalisme s’oppose au mécanisme. (...) http://fr.wikipedia.org/wiki/Finalisme.
(26) Julien Offray de La Mettrie, physicien athée, auteur de L’homme machine en 1748, correspondait avec Descartes. Dans la recension de l’ouvrage de Jean-Jacques Kupiec par Laurens Bernstein (2) on lit : (...) Depuis la théorie finaliste d’Aristote, la biologie a toujours été déterministe. Au XVIIème siècle, Descartes utilise la métaphore de la machine pour expliquer le fonctionnement des êtres vivants et au XVIIIème siècle, La Mettrie étend à l’homme le principe cartésien de l’animal-machine. A cette époque, l’horloge est l’exemple type de la machine. Au XXème siècle, le déterminisme absolu est encore réaffirmé avec la théorie du programme générique : l’ ordinateur remplace l’horloge et selon la biologie moléculaire, l’organisme serait un robot obéissant à des signaux émanant d’un programme génétique. (...)
(27) Mécanisme : Le mécanisme est une philosophie de la nature selon laquelle l’Univers et tout phénomène qui s’y produit peuvent et doivent s’expliquer d’après les lois des mouvements matériels. "Ma philosophie, écrivait Descartes à Plempius, ne considère que des grandeurs, des figures et des mouvements comme fait la mécanique." La formule sera constamment reprise en son siècle : tout dans la nature se fait par "figures et mouvements". Car l’essor du mécanisme a eu lieu au XVIIe siècle. Il a permis la naissance et le développement de la science classique. Son avènement fut, on l’a dit parfois, "une révolution", en ce sens qu’il proposa une idée du monde radicalement neuve et en rupture avec les représentations de la nature jusqu’à lui reçues. Sans être lui-même une théorie scientifique, il établit une nouvelle rationalité et fonda une nouvelle appréhension des phénomènes, sans lesquelles la science vraie eût été impossible. En somme, le mécanisme est une réforme fondamentale de l’entendement, grâce à quoi le monde se trouve autrement perçu et connu.Son éclosion a été assez brusque et inattendue. L’époque précédente ne l’avait guère laissé prévoir.[...] Introduction de l’article de l’encyclopédie universalis.
"L’animal-machine" est une hypothèse de Descartes en miroir de l’ouvrage de La Mettrie L’homme-machine (sources diverses).
(28) Déterminisme : Jean-Jacques Kupiec pense qu’il n’y a pas de différence qualitative entre déterminisme et probabilisme (29) Chap. II.1.<br /)
C’est le XIXe siècle, dans la mesure où il a fait de la mécanique l’archétype des sciences expérimentales, sources de toute action technique efficace, qui a pratiquement identifié « science » et « déterminisme ». Lorsque, dans un contexte idéologique bien différent, celui des années 1920-1940, les premières découvertes de la physique quantique ont ébranlé la représentation du réel héritée de l’ontologie classique, la « crise du déterminisme » a dû apparaître (ou a pu être donnée) comme le symptôme d’une crise plus radicale : celle de la science et de la raison. Enfin, dans la décennie 1970-1980, avec l’extension des explications probabilistes, la constitution d’une thermodynamique généralisée et l’application de modèles cybernétiques aux systèmes mécaniques, vivants, voire socio-économiques, c’est le dépassement du déterminisme qui est devenu le mot d’ordre d’une épistémologie pour qui devrait s’effacer l’antithèse de la matière et de l’organisation, voire celle de la causalité et de la finalité.Mais cette périodisation sommaire recouvre plus qu’elle ne les dissipe les ambiguïtés permanentes qui marquent l’usage du mot déterminisme (et plus encore du couple déterminisme/indéterminisme), et qu’une définition même très technique ne suffit pas à lever.[...] Introduction de l’article dans l’encyclopédie universalis.
Claude Bernard, fondateur de la médecine expérimentale moderne écrit dans Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, en 1878-79 : Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d’existence des phénomènes, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts.
Voir les différents courants déterministes depuis Spinoza au XVIIè siècle jusqu’à la physique quantique, qui remet en cause ces principes au XXè siècle (...) Le déterminisme est une notion philosophique et scientifique selon laquelle chaque évènement est déterminé par un principe de causalité. (...) (wikipédia).
(29) Probalisme : le probablisme n’est pas réductible au calcul des probabilités ; en effet, sur les origines du probabilisme on peut partir d’une question tel ceci "quelle action entreprendre quand il y a un doute sur la meilleure action à entreprendre ?" C’est celle à laquelle répond le probabilisme comme une théologie morale de la foi suffisante au XVIè siècle. Au XVIIè siècle notamment les jansénistes et en particulier Pascal la critiquent comme une approche morale sans rigueur. La réponse ironique de Pascal serait prêtée, peut-être simplement par une interprétation analogique d’une coïncidence avec son travail, à sa suggestion mathématique à propos de la théorie des jeux à laquelle il travaillait avec Pierre de Fermat qui sera révélée par Christian Huygens comme la première théorie de la probabilité.
(30) Physicalisme : Dans le chapitre V. de L’origine des individus, Jean-Jacques Kupiec expose ses propres principes du physicalisme comme un réductionnisme strict de la biologie (c’est-à-dire non généralisable aux échanges interdisciplinaires) qui permet de distinguer sa conception du vivant de la conception de l’émergence cadrée par le holisme.
D’autre part, selon Jaegwon Kim, dans son dernier ouvrage Physicalism or Something near Enough, Princeton University Press, (2005), le physicalisme serait une thèse pouvant être résumée ainsi : tout ce qui est réel est, en un certain sens, réellement physique. Jaegwon Kim décrit ainsi la thèse physicaliste :
Ce que contient le monde est saturé par la matière. Les choses matérielles sont toutes les choses qui existent ; il n’y a rien à l’intérieur du monde dans l’espace/temps qui ne soit pas matériel, et bien sur, il n’y a rien en dehors de lui, qui le soit. Le monde de l’espace/temps est le monde dans son entier, et les choses matérielles, les éléments de matière et les structures complexes qui le constitue, sont ses seuls habitants. (2005, p. 150). http://francoisloth.wordpress.com/2006/11/02/le-physicalisme-selon-jaegwon-kim/.
(31) Nominalisme : on pourrait considérer que les nominalistes aient été les premiers matérialistes rationnalistes s’opposant aux universaux aristotéliciens, tel qu’Aristote fut instruit par l’Église, connus pour s’y être affrontés dans le cadre de la querelle universitaire éponyme, au Moyen âge. Notamment contestant les invariants ou l’universalité des concepts au-delà de qui les conçoit ou les observe. Mais c’est Giambattista Vico qui est considéré comme le fondateur de l’épistémologie matérialiste moderne des sciences ("l’humanisme" de la connaissance), à la Renaissance.
(32) Plasticité, signe des temps, dir. Catherine Malabou, Colloque au Fresnoy, 28-30 oct. 1999, éditions Léo Scheer, Paris, 2000.
(33) Bertrand Laforge, Physicien des particules, Maître de Conférence à l’Université Pierre et Marie Curie, Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Energies, est directeur de recherche attaché au projet Atlas pour l’accélérateur LHC au CERN. Dans le cadre de sa rencontre avec Jean-Jacques Kupiec à la fin des années 90 et jusqu’au milieu des années 2000, depuis le moment où celui-ci travaillait sur l’embryogenèse puis sur les cancers, il a contribué à sa nouvelle approche théorique du vivant sur les bases physico-chimiques, et notamment à sa recherche d’une modélisation stochastique, avec David Guez, Michael Martinez, Alain Lesne.
(34) De la Biologie à la Philosophie, Jean-Jacques Kupiec, www.criticalsecret.com N°7, (2001)
(35) Processe, Christophe Tarkos, Ulysse fin de siècle, 74, rue de Vélars, Plombières-lez-Dijon, 1997. Texte repris dans Ecrits poétiques, Christophe Tarkos, POL, Paris, 2008.
(36) Desserre, Jean-Marc Hémion (2006), (voir les documents d’Akenaton).
(37) Même si le neuro-biologiste et philosophe Francisco Varela (mort en 2001 des suites d’une hépatite C due au sang contaminé qui frappa durement les transfusés dans les années 80), n’est devenu directeur de recherche au CNRS qu’en 1988, il faisait acte de tendance depuis sa thèse à Harvard et son travail de recherche aux Etats-Unis, particulièrement dans le domaine des systèmes d’auto-organisation et de biologie du cerveau, donnés comme principes du vivant. Notamment depuis 1980, avec la parution de son ouvrage co-écrit avec Humberto Maturana, Autopoiesis and Cognition : The Realization of the Living, éditions Reidel, Boston The USA, et en 1979, Principles of Biological Autonomy, éditions Appleton & Lange, North-Holland. Voir l’article qui lui a été consécré dans La recherche, et celui largement insuffisant dans wikipédia francophone, à compléter avec celui de wikipedia anglophone.
(38) Il s’agit du Hansische Goethe Preis, dans le sens de l’oeuvre plurielle de Goethe, décerné à des créateurs en toutes disciplines des Arts et des Lettres ou même des Sciences, pour l’ensemble de leur oeuvre.
(39) [Exile on Main Street The Rolling Stones, 1972. http://en.wikipedia.org/wiki/Exile_on_Main_St.
THE ORIGIN OF INDIVIDUALS
http://www.worldscibooks.com/lifesci/6359.html
by Jean-Jacques Kupiec (Ecole Normale Supérieure & INSERM, France)
Abstract :
In the 17th century, Descartes put forth the metaphor of the machine to explain the functioning of living beings. In the 18th century, La Mettrie extended the metaphor to man. The clock was then used as the paradigm of the machine. In the 20th century, this metaphor still held but the clock was replaced by a computer. Nowadays, the organism is viewed as a robot obeying signals emanating from a computer program controlled by genetic information. This book shows that such a conception leads to contradictions not only in the theory of biology but also in its experimental research program, thereby impeding its development. The analysis of this problem is based on the most recent experimental data obtained in molecular biology as well as the history and philosophy of biology. It shows that the machine theory did not succeed in breaking with Aristotle’s finalism. The book presents a new approach to biological systems based on cellular Darwinism. Genes are ruled by probabilistic mechanisms allowing cells to differentiate stochastically. Embryo development is not governed by a determinist genetic program but by natural selection occurring among cell populations inside the organism. This theory has considerable philosophical consequences. Man may be a machine but he is a random one.
Contents :
* Five Arguments for a New Theory of Biological Individuation
* What is a Probabilistic Process ?
* The Determinism of Molecular Biology
* The Contradiction in Genetic Determinism
* Self-Organisation Does Not Resolve the Contradiction in Genetic Determinism
* Hetero-Organisation
* Biology’s Blind Spot
* A Research Programme and Ethical Principle Based on Ontophylogenesis
(with J-J. Kupiec allow)
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