Le vol pour Ha Noi, depuis Tokyo, dura 5h35...
À Noi Bai, l’attente pour la récupération des bagages fut particulièrement longue : il est 20 heures passées, les passagers courent dans tous les sens après des formalités de police relativement longues, personne n’est présent pour assurer le service à l’exception de quelques militaires armés, et les indications pour la livraison des bagages sont imprécises, deux vols étant affichés sur le même tapis.
Dès que les premiers bagages furent projetés sur le tapis roulant, deux policiers lancèrent deux gros chiens très excités qui reniflèrent sacs et valises, sans doute à la recherche de drogue, puis disparurent aussi soudainement qu’ils étaient arrivés.
L’hôtel avait envoyé, comme prévu compte tenu de l’heure tardive, un taxi qui nous déposa à destination un peu avant 22 heures. Après de rapides formalités d’accueil, la réceptionniste nous attribua, à titre exceptionnel (et aussi parce que nous avons beaucoup insisté) une chambre avec fenêtre. À Hanoi, en effet, les constructions étroites et profondes font que, bien souvent, seules les chambres sur rue sont équipées de fenêtres.
Après cinq ans d’absence, Pierric et moi avons retrouvé une ville très différente.
Ce voyage a surtout été motivé cette année par une visite à mes frères et sœurs et par la participation au Congrès organisé par mes camarades d’études en Pologne de la promotion K 72. Nous devons fêter à Thanh Hoa les 47 ans de notre départ du Vietnam vers la Pologne en 1972.
C’est la troisième fois que je participe à ces retrouvailles, la première fois a eu lieu en 2012 à Ha Noi, la seconde fois, en 2014 à Da Nang.
On s’accorde à considérer que le Vietnamiens sont travailleurs, imaginatifs et font preuve de grandes capacités d’adaptation au monde moderne, ce qui conduit le pays à évoluer de jour en jour. Mais cette année, ce changement, observable tant dans les mœurs que dans l’environnement, nous inquiète avec une intensité particulière ; notre première constatation est que l’argent est devenu le moteur d’une société avide de consommer, révélant par la même occasion de profondes inégalités et des dommages irréversibles à la nature.
En 2014, après notre séjour au pays, Pierric et moi avons rédigé un article intitulé « Vietnam 40 ans après la victoire contre les Américains - Impressions de voyage » qui a été publié sur le site internet La Revue des Ressources et qui a rencontré beaucoup de succès.
Dans ce récit, nous évoquions nos interrogations et nos mises en garde à propos de la conversion du régime à l’économie de marché, observant que la loi du plus fort devenait le seul credo de quantités de nouveaux riches qui se permettent tout ou presque, exhibant sans la moindre retenue les signes extérieurs de leurs récentes fortunes dans un pays affichant un important taux de chômage des jeunes. La concurrence est sauvage. On achète aussi bien un poste d’enseignant qu’un emploi de bureau, ou bien encore des bonnes notes pour ses enfants qu’on enverra dans les grandes écoles, les universités prestigieuses ou étudier à l’étranger.
Partout on parle d’argent, car la tentation et les besoins sont amplifiés par des vitrines de magasins envahies de produits de consommation de toutes sortes. Les boutiques de luxe fleurissent à tous les coins de rues, et même les petits vendeurs à bicyclette ou équipés de palanches proposent des produits inutiles importés de Chine.
Notre déception est entretenue au quotidien par des attitudes peu courtoises, des incivilités, le sentiment de devoir se méfier de tout et de chacun.
La contrariété envahit trop souvent mon esprit, et je m’inquiète pour l’avenir de mon pays.
HA NOI
Les conditions de vie à Ha Noi se sont nettement dégradées. L’air y devient plus que jamais irrespirable à cause de la pollution visible sous forme d’un brouillard que le soleil a trop souvent du mal à percer.
Notre hôtel se trouve dans la vieille ville au nord-ouest du Petit lac. J’ai réservé cet hôtel via le site « OUI SNCF », attirée par une offre accompagnée d’une réduction de 70 % destinée aux clients, mais, fait étrange, je constate sur place que cet hôtel vend directement les nuitées au prix prétendument remisé, à savoir 28 euros la chambre double avec le petit déjeuner, des nuitées par ailleurs qu’il serait vain, compte tenu de la nature de l’établissement, de tenter de vendre sur place au prix fort annoncé dans la publicité. J’ai posé la question à l’accueil mais tout le personnel ignorait qu’un prix largement majoré ait pu être affiché par Oui-SNCF ou par Hôtel.com.
Malgré ce malentendu, nous avons apprécié notre séjour dans cet établissement. Le petit déjeuner était copieux, l’ambiance conviviale et familière. Le personnel est très jeune et aimable, parlant chinois et anglais. Ils portent tous, à notre étonnement, des prénoms américains, mais dans le but, selon eux, de faciliter les rapports avec les clients occidentaux, bien que nous n’ayons croisé durant notre séjour que des Vietnamiens, des Chinois ou des Coréens.
Les bicyclettes ont pratiquement disparu de la ville, remplacées au fil du temps par des motocyclettes, elles-mêmes cédant de plus en plus la place aux automobiles, les embouteillages en prime.
Motocyclettes et automobiles ont presque définitivement interdit les trottoirs aux piétons qui doivent désormais louvoyer sur l’asphalte entre les pots d’échappement. Les feux tricolores censés réguler la circulation ne sont, quant à eux, qu’une vague indication que chacun s’applique à ignorer hormis, et peut-être parce qu’ils sont davantage surveillés par la police, dans certains quartiers moins populaires.
Les petits vendeurs de Pho (soupe vietnamienne) et de crêpes traditionnellement installés sur les trottoirs en sont réduits à occuper des espaces minuscules pour tenter de survivre.
Si on me demande de définir le système économique et politique du Viet Nam, je réponds sans hésiter qu’il s’apparente à un capitalisme sauvage de la pire espèce. Les patrons ont tous les pouvoirs, et surtout celui de licencier un salarié sur le champ et sans motif. Les gens me racontent comment ils sont exploités ; la loi fixe le temps de travail à 48 heures hebdomadaires, que personne ne respecte, sauf chez les fonctionnaires d’état qui jouissent d’un statut spécial ambigu. Ceux qui, par exemple, occupent des postes administratifs liés au fonctionnement des entreprises privées, s’estiment détenteurs d’un pouvoir d’intervention dans la gestion desdites entreprises, stimulant ainsi la corruption que le Parti prétend combattre avec fermeté.
Les inégalités sont flagrantes, les riches ne se cachent plus, ils sont arrogants et exhibent leur « réussite » au grand jour : limousines, restaurants huppés, hôtels de luxe avec vue sur les plages à la mode, mépris des petites gens… Puissants, riches, ils peuvent obtenir sans difficulté la fermeture d’une rue à la circulation pour une réception privée.
À Ha Noi des automobiles luxueuses font de l’ombre à des grands-mères venues de la campagne pour essayer de vendre quelques babioles, des paquets de mouchoirs ou des briquets made in China. On nous affirme que ces femmes sont des mendiantes déguisées (la mendicité n’est pas interdite), mais les autorités appellent les habitants à ne pas répondre aux sollicitations des mendiants, souhaitant les rendre moins visibles en les regroupant dans des centres réservés, et affirmant qu’en leur donnant de l’argent on les encourage à continuer.
La consommation de viande canine reste un sujet polémique pour les défenseurs des animaux. Les autorités appellent la population à ne pas manger du chien, mais en réalité cette pratique culinaire reste appréciée. Rue Phung Hung, près de la voie ferrée qui traverse la ville entre deux rangées de maisons, on peut voir des étalages de chiens entiers grillés. Écœurée, je fus incapable de les photographier.
Le service dans les cafés laisse pour le moins à désirer du fait de serveurs ou de serveuses à la limite de la correction. Dans les magasins, aussi, on a trop souvent l’impression de déranger vendeurs ou vendeuses occupés à consulter leurs smartphones. Quand j’en parle à mes amis, ils me confirment qu’effectivement Ha Noi a changé pour le moins bien et que maintenant, même les provinciaux qui visitent la capitale se comportent comme des goujats. Tout fout le camp, ma bonne dame... et nous nous surprenons à regretter les courbettes et le sens de l’accueil japonais qui avaient pourtant fini par nous paraître parfois un peu ridicules et excessifs. Le savoir-vivre et la politesse des anciens n’ont plus cours à Ha Noi.
J’en viens aussi de temps en temps à regretter de comprendre la langue, car le langage de la rue a évolué dans le même mauvais sens que la façon de vivre, ajoutant à mon malaise.
Nous avons, encore, observé avec tristesse de jeunes vendeuses dans des magasins de luxe ou dans des salons de coiffure, vautrées dans les fauteuils, vêtues de façon assez provocante, et le nez dans leurs smartphones.
La robe traditionnelle Ao Dai a été pratiquement évincée, à de rares exceptions près, chez les guides dans les sites touristiques, par exemple, par les tenues occidentales.
Il m’est difficile, désormais, de faire confiance au vendeur qui me rend la monnaie ou à l’employé de banque qui tentera de me vendre des dongs suivant le cours du dollar alors que je lui présente des euros, une aventure qui m’est arrivée dans une agence Vietcombank, une banque d’état. J’en ai parlé à la responsable de l’hôtel qui m’a confirmé que plusieurs de ses clients étrangers avaient été victimes de la même mésaventure.
Le système semble bien rôdé, car lorsque je suis retournée voir l’employée indélicate, elle m’a reconnue et m’a immédiatement déclaré qu’elle s’était rendue compte de son erreur et qu’elle s’apprêtait à me téléphoner alors qu’elle ignore mon numéro de téléphone tout autant que le nom de l’hôtel dans lequel nous sommes descendus !
Cinq jours consécutifs à Ha Noi, quand le cœur n’y est pas et quand on n’a plus grand chose à découvrir, nous ont paru bien longs.
Nous avons rencontré des Français de passage qui arrivaient des Philippines et de Malaisie et qui considéraient que l’évolution de la vie au Vietnam n’était pas très différente de celle qu’ils avaient constatée en Malaisie ou aux Philippines où la pauvreté et les inégalités sociales côtoient le même besoin de paraître des nouveaux riches, stigmatisant au passage une urbanisation galopante et les pollutions qui l’accompagnent presque inévitablement.
La protection de l’environnement n’est pas « populaire » au Vietnam, les classes modestes devant avant tout affronter les difficultés du quotidien, et les dirigeants se souciant de l’écologie comme d’une guigne. Quelques bonnes volontés tentent de se faire une place sur internet, comme VMHNX (un groupe essentiellement composé de jeunes opposés à l’abattage des arbres entrepris par la ville de Ha Noi en 2015). Mais ce genre « d’association » n’a aucune existence légale, car toute association doit être agrée (pour être mieux contrôlée) par le Parti. Par conséquent les jeunes de cette association rencontrent constamment des difficultés et sont accusés par le pouvoir de travailler pour les forces étrangères subversives. Certains membres ont été arrêtés et accusés de « conspiration » contre le Parti.
Le droit d’expression s’est un peu amélioré mais les manifestations libres ne sont toujours pas autorisées bien que la constitution reconnaisse clairement le droit de manifester et la liberté d’expression. Pour le moment aucune loi n’interdit les manifestations, mais elles sont durement réprimées même quand elles visent à protester, dans l’intérêt de la nation, contre l’occupation des îles vietnamiennes en mer de Chine méridionale par la Chine ou contre la pollution dévastatrice de centaines de kilomètres de côtes par les rejets toxiques de l’entreprise taïwanaise Formosa. Une proposition de loi a été ébauchée en 2014 (suite aux manifestations contre la Chine) mais elle est restée au point mort.
Nous avons aussi visité une exposition (vraisemblablement autorisée), organisée par une association franco-vietnamienne près du petit lac, dont le but était de sensibiliser les visiteurs aux dommages causés à l’environnement par les déchets plastiques, et à la nécessité de les recycler.
Il fait très chaud, pourtant nous sommes en automne, l’air est lourd et humide, le ciel de Ha Noi revêt un aspect blanchâtre, et on nous confirme volontiers que le ciel bleu est à ranger de plus en plus souvent au rayon des souvenirs.
Le garçonnet du couple qui tient un bar à bière à deux pas de l’hôtel est constamment malade de la gorge, et ce n’est pas un cas isolé car les problèmes respiratoires des enfants et des personnes âgées à Ha Noi sont une préoccupation majeure des services de santé publique. Le gouvernent vietnamien se réjouit malgré tout de pouvoir annoncer que la pollution de l’air de Ha Noi est inférieure à celle Pékin. On a les satisfactions qu’on peut. Des mesure(tte)s contre la pollution ont été prises depuis deux ans, qui consistent, par exemple, à interdire à la circulation motorisée pendant le week-end les abords du petit lac. Un espace immédiatement colonisé par les loueurs de petits véhicules électriques pour les enfants et par quantité de marchands de gadgets électroniques, de glaces et de friandises.
Nous prenons le bus 31 pour aller rendre visite à mes deux sœurs qui habitent dans le quartier universitaire. Les bus fonctionnent assez bien à Ha Noi, mais le nombre de tournées imposées aux conducteurs les pousse à un style de conduite un peu acrobatique. Nous les utilisons volontiers à chacune de nos visites. Le coût du billet est modique, et tout s’est toujours bien passé à condition de faire clairement signe au conducteur qui ne s’arrêtera pas s’il ne perçoit pas nos intentions suffisamment à l’avance.
Une anecdote : les vendeurs de billets présents dans chaque bus, souvent peu stylés et sans doute pas très passionnés par leur travail, passent le temps entre deux arrêts nonchalamment installés sur les sièges et négligent leur tenue.
Seuls le manque d’amabilité et la malhonnêteté de nombre de conducteurs de taxi nous dissuadent de faire appel à leurs services autrement qu’en cas d’urgence.
La situation de ma sœur Thao me préoccupe. Retraitée de l’enseignement, elle est considérée par le pouvoir comme une activiste subversive dangereuse. Ses ennuis ont commencé après qu’elle eut commencé de participer à des manifestations contre l’annexion de fait par les Chinois d’îles considérées comme vietnamiennes depuis des temps anciens, ou contre une pollution maritime ayant entraîné la destruction des ressources halieutiques en 2016 par une aciérie taïwanaise, Formosa, sur des centaines de kilomètres de côtes, plongeant du même coup des milliers de pêcheurs dans la précarité.
La situation de ma sœur est intenable, surveillée et empêchée de sortir de chez elle la plupart du temps et principalement au moment de fêtes nationales ou d’évènements importants comme les visites des présidents chinois ou américains, par des miliciens en civil.
Elle vit seule avec sa fille adoptive de 14 ans et elle a du mal a assurer tous les frais scolaires depuis que le Parti empêche les enfants auxquels elle donnait des cours de rattrapage d’accéder à son appartement.
Ma sœur m’a détaillé les frais de scolarité de sa fille qui atteignent 125 euros mensuels. L’école est « gratuite » mais les professeurs donnent des cours particuliers (même pour le sport) qui semblent garantir à leurs « clients » une certaine « bienveillance » dans la notation. Ces mêmes professeurs sont accessoirement sensibles aux petits cadeaux à l’occasion de la fête du Têt, de la journée des enseignants ou de la journée nationale de la femme, le 8 mars.
Pour couronner le tout, sa fille subit les remarques déplaisantes de certains de ses camarades de classe pour n’avoir pas deux parents, cependant que les professeurs et la direction de l’école ne font rien pour la protéger.
L’architecture traditionnelle a pratiquement disparu de la ville. Les immeubles anciens et les immeubles hérités de la présence française au Viet Nam ont pratiquement tous été divisés, découpés ou agrandis de façon anarchique. De nouvelles constructions étroites et profondes se sont emparées des espaces libres, sans vision d’ensemble, et les pauvres maisons des quartiers populaires cèdent la place, aujourd’hui, à des résidences de luxe et à des tours de bureaux ou d’habitations, repoussant hors de la ville leurs malheureux occupants.
Et rien ne semble devoir arrêter cette frénésie immobilière.
Une classe aisée émergente réclame des immeubles modernes avec parkings pour abriter en sécurité la voiture, premier signe extérieur de richesse. Une voiture, qui, soit dit en passant, est frappée d’une taxe égale à sa valeur à l’entrée dans le pays !
Il faut compter à peu près 500 euros le mètre carré habitable, soit environ 12,5 millions de dongs dans des quartiers souvent éloignés du centre ville cependant que les transports en commun, hormis les bus, sont inexistants. Les taxis sont souvent ralentis dans les embouteillages.
Les anciens regrettent les tramways de la période coloniale.
Mon ami et camarade Binh habite avec sa femme dans l’un de ces luxueux nouveaux ensembles intégrant espaces verts arborés, boutiques et services divers. Son immeuble ressemble à un hôtel de luxe, doté d’une réception, d’un service de gardiennage et d’ascenseurs rapides.
Ils habitaient auparavant une jolie maison près du Centre de la ville dans un quartier résidentiel aux ruelles étroites, et je ne suis pas certaine qu’ils aient gagné en confort de vie au dixième étage de leur immeuble de béton et de verre.
Dans les rues de Ha Noi tous les soirs vers 21 heures 30, les vendeurs ambulants (en fait essentiellement des femmes) munis de leurs palanches remplies de gâteaux, de fruits, de Xôi (riz gluant), de bouteilles d’eau ou autres noix de coco, proposent leurs produits aux passants ou aux clients attablés aux terrasses des cafés. Ils sont relayés tôt le matin par des femmes venues de la campagne vendre leurs productions fermières : coqs ou canards cuits ou vivants, légumes, bananes, pamplemousses, fruits du jacquier...
Les Vietnamiens modestes se débrouillent comme ils peuvent pour faire face à la vie chère, la plupart exercent plusieurs activités, le revenu d’une seule ne suffisant pas à subvenir aux besoins de la famille.
La santé publique est un problème majeur dans ce pays où on trouve quantité de faux médicaments sur les marchés. Les hôpitaux sont payants, le service rendu dépend de la somme payée par le patient. Il faut par exemple débourser entre 3 et 4,5 millions de dongs pour une chambre individuelle si on ne veut pas se contenter d’un lit dans un couloir. Les actes médicaux sont payants et très mal pris en charge par l’état.
Il n’est pas rare que des gens s’endettent pour faire soigner un proche. Nous avons rencontré un jour dans un bus une jeune femme et son fils ; elle m’a raconté qu’elle rend visite à son mari hospitalisé depuis six mois. Elle a emprunté auprès de sa famille pour payer la nourriture, les examens supplémentaires et le lit dans une chambre commune pour son mari.
Nous avons été attirés un soir par la voix d’un chanteur de rue portant une pancarte indiquant : « Je suis malade, je chante car j’ai besoin d’argent pour me faire soigner »
Les cafés sont pleins, surtout pendant le week-end, de jeunes « privilégiés » qui boivent de la bière, parlent et s’amusent sans retenue, font des selfies, tapent des SMS sur le dernier smartphone à la mode. Ils sont décomplexés et bruyants, et d’aucuns se demandent d’où peut bien provenir un argent si facilement dépensé.
La meilleure façon de le savoir étant de le leur demander, j’ai à plusieurs occasions entamé la conversation, ce qui m’a permis d’apprendre :
– Que ces jeunes vivent généralement chez leurs parents.
– Que certains, bien que diplômés, doivent se contenter de petits boulots, et qu’ils dépensent sans souci du lendemain pour se donner l’impression d’exister avec pour maxime : « Aujourd’hui est aujourd’hui, demain sera un autre jour », faute de plans d’avenir.
– Qu’ils sont souvent de jeunes cadres, des employés de banques ou d’assurances, des petits artisans.
Les débits de boissons et les restaurants sont concentrés dans la vieille ville.
Voici, à titre indicatif, quelques prix de consommations : une bière coûte entre 18 000 et 20 000 dongs. Un bol de Pho se négocie entre 35 et 50 000 dongs. Tout se passe dans la rue où le moindre recoin peut devenir terrasse de café ou restaurant, le temps de la soirée.
Nous avons aussi rencontré des gens qui, propriétaires de leur maison au centre de Ha Noi, nous ont fait part de leur inquiétude concernant la pérennité de leur patrimoine. Un vieux monsieur de 75 ans qui vit avec sa femme et ses filles au bord du lac dans une petite maison héritée de ses parents, et qui vend des « banh cuon » au rez-de-chaussée, va devoir la céder à un groupe d’investisseurs désireux de construire un complexe hôtelier de luxe, déjà fort de l’acquisition de plusieurs maisons mitoyennes. Il craint, s’il résiste, d’être « poussé dehors » avec l’aide d’une administration complice et de tout perdre. La situation dans laquelle il se trouve est loin de faire de lui un cas isolé chez des propriétaires âgés.
Le Parti est omniprésent et s’insinue dans tous les compartiments de la vie quotidienne des citoyens. Il compte 4,5 millions de membres pour une population de 90 millions d’habitants (source Wikipédia). On voit partout des affiches de propagande vantant les bienfaits du Parti ; la pression sur les esprits est perceptible, et ceux qui expriment leur ressentiment le font uniquement dans un cercle familial restreint ou devant des étrangers.
Si l’habitude s’est pratiquement éteinte à Ha Noi, au moins le matin, la radio d’état continue en province de dispenser, par haut-parleurs dans la rue, informations et conseils à la population dès 6 heures du matin. Le Parti rappelle volontiers aux habitants ses actions et ses initiatives pour le bien-être de la population, allant jusqu’à affirmer qu’il est la lumière de leur vie ! L’œil sera pour sa part constamment stimulé par quantité de drapeaux, de bannières ou de guirlandes frappés de l’étoile d’or sur fond rouge.
NAM DINH
Un de mes neveux s’est offert de nous emmener à Nam Dinh dans la grosse berline qu’il vient d’acquérir et dont il est fier. Maître de conférences à l’école Polytechnique de Ha Noi, il a pris un congé sabbatique pour se lancer dans les affaires. Il travaille essentiellement avec des Japonais et des Coréens et nous affirme que sa voiture rassure ses interlocuteurs et donne du crédit à sa carte de visite. Je lui ai demandé s’il était content de son changement d’orientation, il m’a répondu par l’affirmative, mais j’ai appris par la suite que ses parents considéraient que son statut d’enseignant dans une école prestigieuse, qui lui valait l’admiration des villageois, était bien préférable à tous égards.
Nous avons dîné chez mon frère aîné dans la joie des retrouvailles en compagnie de cousins et de quelques voisins. Les cinq années qui nous séparaient de notre précédente visite s’étaient miraculeusement estompées malgré les marques du temps sur le visage des adultes et l’évolution d’adolescents que nous avions quittés enfants.
Monsieur Ta, neveu du poète Nguyen Binh, invité en compagnie de sa jeune sœur Thuan, m’offrit un recueil de poèmes qu’il avait composés, puis me dit quelques vers écrits pour moi, quand j’étais enfant, par son oncle dont la voix fit écho dans mon cœur.
Nous avons passé ensuite un moment riche en émotions chez mon cousin Long, chanteur et musicien s’accompagnant à la cithare. Sa femme chantait et battait la mesure sur un coffret avec des baguettes. Leur joie communicative et la douceur de leurs voix m’ont amenée à me joindre à eux pour chanter quelques mélodies de mon enfance.
Malgré le bonheur de retrouver mon village et ceux qui me sont chers, j’ai été contrariée de constater que le changement était arrivé jusqu’ici. J’ai eu la triste impression que le village avait perdu son âme : des maisons neuves en béton ont remplacé les maisons traditionnelles et les couvertures en tôle peinte aspect tuiles ont succédé sans grâce aux chaumes que nos grands-parents moissonnaient.
Les chemins de terre ont été élargis, cimentés ou goudronnés pour permettre le passage des voitures des participants au Festival des croyances populaires Phu Day, célèbre dans tout le pays. Les pagodes poussent comme des champignons depuis une quinzaine d’années, les marchands du temple ont suivi, qui vendent accessoires religieux, encens, faux billets, offrandes en plastique et colifichets. Le programme du Festival est ponctué de processions pendant ces six jours qui attirent au mois d’avril des milliers de pèlerins et des touristes en constante augmentation d’une année sur l’autre.
Des champs cultivables sont vendus aux promoteurs hanoïens pour créer des constructions nouvelles et des parkings.
Les jeunes du village s’improvisent guides. Des cafés et des restaurants fleurissent à l’ombre des pagodes et sont ouverts toute l’année dans un village qui dénombrait, encore récemment, quelques centaines d’habitants.
Parmi les nouveaux temples, le plus imposant est la Pagode Tien Huong (Ange et Parfums) qui comporte treize étages. Elle a été construite en 2016 pour un coût de 31 milliards de dongs (1.240.000 euros), entièrement financée par les dons. Le nom des donateurs, qui espèrent pour la plupart acheter ainsi leur place au paradis, est gravé sur des plaques dorées.
Chacun des treize niveaux est meublé d’un autel garni d’offrandes et entouré de statues assez glauques, étranges ou grotesques, excessivement dorées. Les habitants nous ont confirmé que ces temples étaient subventionnés par des nouveaux riches, superstitieux plus que croyants, se sentant au fond d’eux coupables d’un argent gagné trop facilement ou de façon douteuse.
Une jeune femme militante pour l’environnement m’a expliqué que ce phénomène engendrait une destruction inacceptable des forêts alentours compte tenu des immenses besoins en bois de construction.
Puis nous retournons à Ha Noi d’où nous repartirons le lendemain, en groupe, pour Thanh Hoa où nous rejoindrons des camarades venus d’autres régions.
THANH HOA
Le Congrès des anciens élèves de la promotion K 72 nous attend à Thanh Hoa mardi 24 vers 17heures pour se terminer vendredi 27 septembre.
Cent-cinquante kilomètres de route cahoteuses encombrées et quelques heures plus tard, nous arrivons à Thanh Hoa en retard dans une ville que le chauffeur ne reconnaissait pas pour cause de développement rapide ces dernières années, et de GPS jamais mis à jour.
L’hôtel Dai Viet est un établissement 4 étoiles élevé en bord de mer dans un quartier récent percé de larges avenues. Nous sommes tassés comme des sardines dans un minibus mis à la disposition des « Hanoïens » par une camarade installée dans le commerce de vins et d’alcools, mais la bonne humeur et l’hilarité générale furent de mise pendant tout le trajet à force de blagues, d’anecdotes renvoyant à nos années d’études en Pologne, et de chants.
Une de mes anciennes condisciples, colonelle en retraite de l’armée, entreprit de me commenter, une à une, les photos, stockées dans son smartphone, jalonnant les différentes étapes de sa vie. La plupart des photos la représentaient dans des circonstances diverses et importantes en compagnie de personnalités haut placées de l’Armée Populaire. Elle m’a raconté avec fierté son père ancien combattant, ses frères et ses sœurs qui occupent tous des postes rémunérateurs à Ha Noi et qui sont tous propriétaires de logements spacieux. Elle botta en touche quand je lui demandai son avis sur la politique du gouvernement en me répondant que si les dirigeants actuels n’était pas toujours à la hauteur, du moins considérait-elle que la situation s’améliorait. C’est, soit dit en passant, un argumentaire développé par ceux qui n’osent pas critiquer un régime dont ils ont goûté les faveurs. Pour eux « on vit mieux » qu’avant et le Parti fait tout pour améliorer la situation. Elle estime inutile de se focaliser sur les points négatifs : entre amis, on s’amuse, on se rappelle le bon temps, on évoque les études des enfants, on parle football, on mange et on boit de la bière...
Dung, la propriétaire du minibus, ne voyageait pas avec nous, préférant utiliser sa voiture personnelle, une grosse berline Toyota blanche avec chauffeur, mais aussi parce qu’elle devait rentrer dès le lendemain à Ha Noi. Celle qu’on surnomme « la milliardaire » s’est apparemment enrichie grâce à la position importante de son mari, directeur d’une société de construction à Ha Noi. Un ami m’affirmera, un brin fielleux, que son mari, un homme très occupé passant le plus clair de son temps hors de la maison, lui avait offert un bar à vins et un bureau où elle s’activait à promouvoir les études en Pologne auprès de bacheliers vietnamiens.
Elle se rend en Europe une ou deux fois par an.
À Thanh Hoa toute la délégation locale nous attendait sur les marches de l’hôtel, et nous nous congratulâmes dans l’excitation des retrouvailles.
Don, Long, Quang, Trung et la plupart de ceux qui faisaient partie de mon groupe en 1972 : tous présents !
Le repas fut servi dans une grande salle autour de tables rondes joliment décorées, et des spécialités culinaires locales garnissaient les plats.
Nous avons beaucoup parlé, plaisanté et un peu trop bu, un vrai bonheur !
La soirée était animée par un groupe de musiciens et des danseuses évoluant entre modernisme et tradition. Puis un micro circula dans la salle, permettant à chacun de partager souvenirs, déclarations solennelles ou histoires drôles, le tout de façon plus ou moins décousue selon de degré d’alcoolémie de l’intervenant.
La délégation polonaise de l’université Copernic de Torun, invitée par notre promotion, nous accompagnait depuis Ha Noi et j’étais chargée de prendre soin de nos deux hôtes qui voyageaient au Vietnam pour la première fois et qui se montraient curieux de tout découvrir dans le détail : traditions, cuisine, mode de vie, tout les intéressait.
Nous n’avons pas eu le temps de rendre visite à mon frère Khuê, qui est aussi le représentant local de notre association FaAOD à Thanh Hoa où il supervise avec l’antenne VAVA (Association des victimes vietnamiennes de l’agent orange) de la région la mise en place de prêts sans intérêts destinés à permettre à de jeunes adultes handicapés, descendants de civils et de militaires contaminés pendant la guerre par les épandages effectués par l’armée américaine sur les forêts et sur les cultures, de trouver une place honorable dans la société et une indépendance financière par la création d’activités artisanales.
Mais Khuê nous fera la bonne surprise de sa visite au cours de la soirée et nous avons pu, sans négliger le plaisir de le revoir, et après avoir pris des nouvelles de sa famille, faire un point rapide sur l’action du FaAOD dans la province de Thanh Hoa.
La soirée se termina par une séance hilarante de karaoké.
Demain sera un autre jour, et il nous fallait nous préparer à nous lever tôt pour boucler dans de bonnes conditions le programme des excursions.
Nous partons vers 8 heures 30, après le petit déjeuner, pour coller à un planning de visites concocté par le comité d’organisation, en commençant par la visite du site Lam Kinh dédié au roi Le Loi pour son courage et sa victoire sur les envahisseurs chinois au 15ème siècle. Le site, classé monument historique national, comporte une stèle originale ainsi que son palais et plusieurs temples rénovés en 2013. Le Loi fut un grand roi, une chapelle lui a été consacrée à Ha Noi dans un endroit un peu à l’écart où on peut également contempler sa statue dominant une colonne haute de quinze mètres. Ce roi est vénéré comme un saint pour avoir restitué au Ciel l’épée dont il avait compris qu’elle lui avait été confiée pour chasser les Chinois. Le lac de la légende, Hoan Kiem, ou lac du « Retour de l’épée », est situé dans le centre de Ha Noi.
Puis nous avons visité la source des poissons divins (Ca than), lieu de croyances populaires, où grouillent des poissons que personne ne s’aventurerait à manger sous peine de s’attirer les foudres du Ciel.
Un peu plus loin, de l’ancienne citadelle de la dynastie Ho à la fin du 14ème siècle, dont les livres d’histoire affirment qu’elle a été construite en trois mois mais détruite par les envahisseurs chinois dix ans plus tard, ne subsistent que trois portes d’une hauteur de cinq à six mètres constituées d’énormes blocs de pierre.
Nous avons passé la nuit dans la montagne à Pu Luong à environ cent-cinquante kilomètres de la ville de Thanh Hoa. Le paysage est exceptionnel, un avant goût du Nord Viet Nam. C’est une endroit encore sauvage où l’on se sent bien, où des rizières en terrasse s’agrippent au flanc des montagnes, où les H’Mong habitent des maisons sur pilotis.
Mais la construction planifiée ou en cours d’hôtels et d’infrastructures diverses indique la vocation touristique à venir de cette portion de montagne.
C’est ici que l’un de nos invités polonais, séduit par la danse des bambous après un spectacle organisé par la direction de l’hôtel, s’est fait une entorse à un genou qui le fera souffrir jusqu’à la fin de son séjour, un peu soulagé cependant par la pommade et le bandage que je suis allée me procurer au village grâce à la serviabilité et à la motocyclette d’un employé de l’hôtel.
Petit détail, la pharmacie est tenue par un cadre du parti. Des médicaments « français » étaient rangés sous clef dans une armoire vitrée, des médicaments, m’a-t-il dit, récupérés auprès de touristes, des médicaments dont il était certain qu’ils n’étaient pas contrefaits qu’il mettait en vente probablement à prix d’or. Tous les moyens sont bons pour faire de l’argent.
Le troisième jour de notre « expédition » nous trouve dans la station balnéaire de Sam Son, la plage de mon enfance, aujourd’hui prisée des nouveaux riches et devenue méconnaissable. Une large avenue contourne la ville, jalonnée d’hôtels (quasiment vides hors saison), de restaurants et de commerces. Invitée à profiter des joies d’un bain de mer dans une eau particulièrement chaude par mes camarades, je louai un maillot de bain.
La plage est divisée en deux parties : les touristes à proximité des hôtels et les pêcheurs un peu plus loin.
Tôt le matin, les bateaux sont tirés sur le sable au retour de la pêche, et le poisson immédiatement vendu. Puis les familles de pêcheurs cuisinent et déjeunent sur la plage ; des familles qui habitent dans des maisons de fortune beaucoup moins imposantes que les hôtels à touristes du front de mer.
Renseignements pris auprès habitants, tous ces établissements et commerces neufs appartiennent à des investisseurs résidant à Ha Noi.
Nous avons remarqué avec un peu de tristesse que les services de nettoyage de la plage brûlaient sur place les ordures collectées.
Après nos quatre jours de retrouvailles avec mes camarades et deux nouvelles journées à Ha Noi, Pierric et moi prenons samedi 28 septembre la direction des montagnes au nord du pays à bord d’une voiture de location avec chauffeur pour une excursion de sept jours jusqu’au 4 octobre, notre retour en France étant fixé au dimanche 6 octobre.
HA GIANG
Il nous fallut 7 heures de routes tortueuses pour arriver à Ha Giang par la nationale QL2. Notre chauffeur nous avait recommandé un petit complexe hôtelier tenu par un jeune couple très motivé. L’établissement est situé à la sortie de la ville. Les chambres sont exiguës mais assez confortables. L’ensemble est constitué de plusieurs constructions en bois accrochées à un flanc de montagne et les toitures sont couvertes de palmes, l’ambiance est conviviale ; le dortoir à l’étage d’un bâtiment faisant office de salle à manger au rez-de-chaussée, affiche un coût de nuitée peu élevé qui semble convenir à une clientèle internationale de routards.
Astucieusement, les jeunes propriétaires hébergent de temps en temps des étrangers en échange d’un coup de main à la réception d’arrivants étrangers ou du démarchage par internet d’une clientèle dans leurs pays d’origine. Dans cet esprit, une jeune Américaine, travailleur bénévole, était envoyée ici pour deux mois par l’association Workaway qui organise des échanges travail contre hébergement et nourriture.
Ce couple de propriétaires me raconte qu’ils doivent agir avec doigté (et des cadeaux) auprès de la police locale afin d’assurer leur « protection », y compris contre des agents du fisc trop gourmands.
Nous continuons le lendemain notre route vers la haute montagne et passons la nuit à Meo Vac, une petite ville de sept mille habitants peuplée de montagnards Dao et H’mong devenus, au contact de touristes de plus en plus nombreux, de redoutables commerçants : vente de produits régionaux, restauration, bars à karaoké qui n’ont heureusement pas encore complètement évincé les métiers d’art traditionnels.
Un sculpteur sur bois fait naître avec talent, dans son atelier, des êtres mythiques dans des racines d’arbres. Questionné sur sa façon de travailler, il nous répondit que l’œuvre finie se dessinait dans sa tête lors du choix de la racine ; des racines qu’il entrepose dans un coin de l’atelier.
Sur le col de Ma Pi Leng le comité populaire de province vient d’inaugurer le musée de « La Route du bonheur », une route creusée dans la montagne par des volontaires afin de relier la ville de Ha Giang à Meo Vac et améliorer ainsi les conditions de vie des habitants.
Quelques ouvriers mettent la dernière main aux bordures en pierre encadrant le site du musée.
Deux jeunes filles collectent des sacs en plastique et des papiers abandonnés par les touristes.
Un groupe de Can Bo (cadres du Parti) est présent à l’intérieur du musée où sont exposés des photos d’équipes de travailleurs montrant leurs conditions de travail difficiles. « La Route du bonheur » longue de cent-quatre-vingt-cinq kilomètres a été creusée pendant six ans de 1959 à 1965, par trois mille volontaires qui ont œuvré à la seule force de leurs bras avec des outils rudimentaires : des pelles et des pioches. Ils ont enduré durant ces années privations et conditions atmosphériques pénibles. Une dizaine de personnes y ont laissé la vie.
Une grande statue en pierre « en l’honneur des travailleurs volontaires » qui trône devant devant l’entrée est accompagnée, comme habituellement dans ce type de situation, d’images de propagande et de slogans à la gloire du parti.
Une nouvelle nuit à Ha Giang, et nous partons à la découverte de rizières en terrasses en empruntant un sentier long et sinueux qui nous conduira en même temps sur le chantier d’un « village culturel » à vocation touristique avec création d’hébergements « Homestay » et des commerces qui les accompagneront inévitablement. Un sentier qui deviendra nécessairement route goudronnée pour épargner aux futurs visiteurs une marche dissuasive de presque deux heures.
En route pour Mu Cang Chai, nous faisons halte à Nghia Lo, une ville de la province Yen Bai, sans grand intérêt à l’exception d’un immense marché où j’ai fait provision de bâtons de cannelle, un produit phare de l’endroit, ainsi que de thé vert. La cannelle en bâtons a la particularité, correctement pilée, d’ajouter aux plats un parfum qui n’a rien de commun avec la cannelle en poudre achetée déjà conditionnée en France.
Nous jetons notre dévolu sur un hôtel moderne en centre-ville où un personnel visiblement perturbé par l’arrivée d’une délégation importante, ne sembla pas décidé à s’intéresser à nous. Un peu dépités, et comme la nuit était tombée, nous avons traversé la rue pour poser nos sacs dans une chambre vieillotte équipée d’une salle de bains minuscule dans un établissement sans charme à l’installation électrique « exotique » et tenu par une femme un peu vulgaire. Elle trouvera, le lendemain matin, le temps de me raconter qu’elle venait de la campagne et qu’elle s’était lourdement endettée pour acheter et rénover l’hôtel.
Nous faisons le lendemain un détour pour visiter un vaste marché fréquenté par des femmes Thai et Dao vêtues d’habits colorés.
Une vendeuse de « banh bao » (gâteaux salés à la vapeur) chez qui nous avons déjeuné nous raconta qu’elle vivait avec sa mère et ses enfants, qu’un de ses deux frères, « boat-people » en 1976, avait disparu en mer et que le survivant, qui vit au Canada, l’aidait beaucoup à subvenir aux besoins de sa famille et de leur maman très âgée.
Mu Cang Chai est un petit Bourg de deux-mille-quatre-cents habitants ; des Kinh et des H’Mong vivent en harmonie au pied de magnifiques rizières en terrasses.
Notre chauffeur nous emmena par des chemins impossibles dans un homestay, où l’on nous proposa des chambres sans fenêtre, je devrais dire des boxes de quatre mètres carrés environ, séparés les uns des autres par des cloisons composées de planches mal jointes laissant passer la lumière, la vue et le bruit que Pierric, pourtant accommodant, refusa tout net d’occuper.
Puis nous avons visité une chambre d’hôte dont le propriétaire, que nous trouvons couché avec sa femme et son enfant dans un lit situé derrière le comptoir, flairant la bonne affaire au détriment d’étrangers en quête d’un logement en début de nuit, nous proposa un tarif qu’un légitime amour-propre nous dicta de refuser.
Enfin nous avons trouvé un hôtel convenable pour un prix raisonnable et très inférieur au précédent, une jolie chambre avec vue sur la rivière et sur la montagne. Le gestionnaire de cet établissement est un jeune homme d’une trentaine d’années, qui vit avec sa femme et sa mère, une femme très élégante et cultivée qui nous louera, le lendemain, une motocyclette sur laquelle nous ferons une escapade hors des chemins battus.
Le tourisme communautaire avec hébergement dans des homestays est un nouveau concept parrainé par les autorités locales. Il s’installe dans plusieurs provinces en s’appuyant sur des paysans soucieux d’arrondir leurs fins de mois. Les bâtiments, comportant généralement quatre à huit chambres, sont construits par les villageois à leurs frais. Un prix minimum imposé de la nuitée est fixé par l’état à 180 000 dongs par personne (environ 7,5 euros) que les propriétaires peuvent dépasser, mais en aucun cas réduire. Chaque exploitant devra reverser 6 000 dongs sur chaque nuitée encaissée et payer en plus, que les chambres soient occupées ou non, entre 3 et 5 millions de dongs (120 à 200 euros) sous forme de taxe annuelle par bâtiment construit. Inutile de dire que le modèle économique profite essentiellement à l’état, l’activité ne représentant en fin de compte pour les villageois qu’un revenu annexe souvent modeste.
Deux commissaires du parti sont venus, chemises blanches et pantalon foncé, pendant que nous prenions le thé avec le propriétaire. L’un d’eux a fait le tour des chambres pendant que le second définissait les contours d’un espace arboré et fleuri à proximité du bâtiment. Lorsque je m’enquis auprès d’eux de leur mission et de la fréquence de leurs passages, le plus jeune me répondit avec assurance : « Mais, grande sœur, nous passons au minimum deux fois par mois, car ils ont besoin de nos conseils ». J’observai au même moment que le propriétaire levait les yeux au ciel.
Nous avons rencontré, dans les rizières, en altitude, des H’Mong affirmant qu’ils n’étaient pas riches et que les Can Bo les laissaient tranquilles tant parce qu’il était long et difficile de parvenir jusqu’à eux, et parce qu‘ils n’avaient, en tout état de cause, « même pas un poulet à donner à ces corrompus ».
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Depuis notre retour et malgré mes occupations quotidiennes, il n’est pas un jour sans que je ne pense à ma famille. J’aimerais pouvoir partager avec mes frères et sœurs des moments de joie, mais aussi les difficultés.
Je pense particulièrement à ma sœur Thao et à sa fille, car je suis inquiète pour elles. J’ai appris hier soir que Thao était malade suite aux émotions et à la fatigue liées à la cérémonie du « retour » de feu mon frère Diem dans le tombeau familial à Nam Dinh, je sais que toute la famille était présente et j’étais avec elle par la pensée...
Je pense souvent aussi à mes camarades K72, à ceux qui ont « réussi », mais aussi à ceux qui ont eu moins de chance. Au Viet Nam, plus qu’ailleurs, on vit beaucoup sous le regard et sous le jugement des autres, la honte s’ajoutant parfois ainsi à la malchance. Aujourd’hui, tout le monde ou presque est conditionné pour la course à l’argent et chacun ou presque est jugé à l’aune de ses revenus.
Mes amis vietnamiens m’ont souvent dit avec gourmandise qu’ils nous enviaient notre liberté d’expression, la France étant pour eux synonyme de démocratie et le pays des droits de l’homme. Mais je ne me suis pas sentie l’envie de les décevoir en leur affirmant que la réalité française n’était pas toujours aussi séduisante, que le chômage était préoccupant, que les services publics avaient du plomb dans l’aile, qu’un sentiment d’injustice sociale était perceptible, que des laissés pour compte dormaient sur les trottoirs et qu’une oligarchie financière s’ingérait un peu trop souvent, à son seul profit, dans les affaires de la nation. Comment leur exprimer mes craintes de voir notre société basculer un jour vers un système autoritaire à la vietnamienne où la liberté d’expression ne serait plus qu’un doux souvenir ?
Voilà, je viens de vous livrer un bref compte rendu aussi objectif que possible de notre récent séjour dans mon pays natal. Merci à Pierric pour son aide, pour son intérêt pour mon pays et pour ses photographies.
Thi-Hien Tran - Décembre 2019