C’est que Goethe a fait très tôt la découverte de la légende faustienne, grâce à la tradition populaire des marionnettes, à Francfort d’abord, puis à Strasbourg, lorsqu’étudiant il vit un Faust joué par de vrais comédiens. Le personnage du savant est celui des farces populaires qu’on trouve d’ailleurs déjà dans le Volksbuch du seizième siècle, et c’est cet esprit carnavalesque qui inspira le jeune Goethe. On retrouve cet esprit dans l’Urfaust, ici entièrement traduit, œuvre qui fut mise en scène par Brecht en RDA dans les années cinquante, Brecht qui avait été séduit par la liberté de ton de la pièce, bien moins classique dans sa construction et son style que le Premier Faust que devait écrire Goethe plusieurs années plus tard.
C’est à une jeune femme entrée au service de la duchesse Anna Amalia qu’on doit la publication, près d’un siècle après son écriture, de cette tragédie originelle. En 1774, le jeune poète fait une lecture de son manuscrit à la cour de la duchesse, et Luise von Göchhausen gardera une copie de celui-ci. Jean Lacoste, dans son introduction, signale que de nombreux épisodes de cette première œuvre ont été inspirés par la vie d’étudiant menée alors par Goethe, et que les sarcasmes de Méphistophélès concernant les disciplines universitaires se retrouvent dans les pages de Poésie et vérité consacrées à cette période : « Au début, je suivis les cours avec application et assiduité. Pourtant la philosophie n’arrivait pas à me donner de lumières.(…) Sur l’être, sur le monde, sur Dieu, je croyais en savoir à peu près autant que le maître lui-même, et sa doctrine me paraissait boiter fortement en plus d’un endroit ». Où l’on retrouve la célèbre complainte de Faust au début de la pièce : « Hélas ! La philosophie,/La médecine et la jurisprudence,/ Et aussi, malheur ! la théologie,/ Je les ai étudiées à fond avec un zèle ardent./Et maintenant me voilà, pauvre fou,/Aussi sage que devant ». Ici d’ailleurs, c’est plus Faust que le diable qui mène le jeu, ressemblant au Prométhée du poème de la même époque. L’homme se révolte contre tous les savoirs établis et même contre Dieu, et c’est un Faust shakespearien que Goethe met en scène, mêlant discours métaphysiques et bouffonneries carnavalesques.
Le Premier Faust, trente quatre ans plus tard, en 1808, reprend la plupart des scènes de l’œuvre originelle, en mettant mieux en relief la problématique proprement goethéenne de la pièce. Il y va en effet d’un salut du savant allié au diable, mais dans un monde de plus en plus assombri par la technique dont la nature semble être satanique. Faust saura-t-il dominer Méphistophélès, ou sera-t-il dominé par lui ? Et surtout, l’homme de science avide de savoir et même de pouvoir sur la nature, cet homme-là saura-t-il échapper au gouffre ouvert par sa maîtrise de la technique ?
Ce serait toutefois une erreur de vouloir résumer la pièce à deux figures centrales qui s’opposeraient de manière manichéenne, l’une symbolisant le Mal absolu, l’autre un esprit spéculatif dévoyé. Si la fonction de Méphistophélès semble être essentiellement négative, il n’en reste pas moins qu’il est indispensable au savant en ce qu’il le stimule et le pousse en avant dans ses recherches. Dans une certaine mesure, son action peut être dite positive, car sans lui il n’y aurait tout simplement pas de savoir, lequel repose sur une volonté et même une soif de découverte.
Quant à Faust, il est l’homme de toutes les métamorphoses, et celui qui ne cesse d’errer, car, peut-on lire dans la pièce, « l’homme erre aussi longtemps qu’il cherche ». C’est ainsi qu’Ernst Bloch, à la fin de sa vie, l’intègre dans sa vision personnelle de la philosophie lorsqu’il l’évoque dans ses leçons de Tübingen, parlant à son sujet d’ « errance faustienne » (Faustwanderung), faisant donc de lui un héros philosophique. Tout au long des trois pièces, nous assistons en effet à de multiples changements de décor et d’apparence du personnage : savant révolté dans l’Urfaust, vieillard avide de pouvoir dans le Second Faust, Henri le séducteur dans le Premier Faust, ce sont autant de visages d’une « figure toujours en transformation, en rupture, toujours en devenir » (Lacoste). De personnage légendaire, le Faust de Goethe est donc devenu une figure littéraire expérimentale, changeant d’apparence en fonction des situations et des expériences intellectuelles de son créateur. C’est ce désir de métamorphose qui caractérise la recherche faustienne, son Streben, terme magistralement analysé dans l’introduction, conçu non comme volonté de puissance, mais comme une aspiration de l’esprit qui prend souvent la forme d’une impatience et d’une insatisfaction foncière avec lesquelles Méphistophélès sait jouer.
Dans leurs introductions à chacune des pièces, introductions dont la lecture est indispensable si l’on s’intéresse véritablement à celles-ci, Jean Lacoste et Jacques Le Rider signalent et analysent les apports essentiels de Goethe à la légende, le drame de la jeune fille séduite et abandonnée dans le Premier Faust, et la fascination du savant pour la figure d’Hélène dans le Second Faust, le thème de l’amour occupant une place centrale dans les deux pièces.
La passion amoureuse contrebalance chez Faust sa libido sciendi et les pouvoirs illusoires que celle-ci confère. Si le savant se laisse plusieurs fois séduire par la science, les deux figures féminines qu’il convoite lui révèlent la possibilité d’un autre rapport – non plus technique, mais poétique – à la nature. Dans le Premier Faust, il échouera, incapable d’éprouver un véritable amour pour la jeune fille qu’il abandonnera à son sort. Et si Goethe revient, des années plus tard au personnage légendaire, c’est certainement parce qu’il veut tenter de sauver à la fois l’idéal féminin et le savant lui-même.
En juin 1826, pour annoncer Hélène, la préfiguration du Second Faust, Goethe qualifie sa future pièce de « fantasmagorie classique-romantique ». Il y met en scène une image d’Hélène, devenue symbole de la Grèce classique dans une Allemagne médiévale. Ce fantasme finit par s’évanouir, comme un songe de Faust lui-même. La pièce baigne dans une atmosphère fantastique où les époques et les styles se mêlent, où même Méphistophélès change d’apparence à volonté, menant la danse. On se rend compte que le Goethe statufié en poète du classicisme allemand est un mythe, et que l’écrivain excellait au contraire dans la parodie et l’ironie, parfois très proche de l’esprit romantique qu’il condamnait par ailleurs, le qualifiant de « maladie ». Dans ce paroxysme des métamorphoses qu’est la pièce, Hélène demeure bien la « figure de toutes les figures », mais sans que la grécisation de la modernité allemande soit autre chose qu’un rêve mort-né.
On voit donc qu’à travers la légende de Faust, Goethe fut engagé toute sa vie dans une quête du sens de sa propre démarche artistique et théâtrale. Malgré un éloge répété de la forme pure infiniment désirable que symbolise Hélène, le poète comme son personnage n’échappent pas à leur perpétuelle insatisfaction ; en cela, malgré une assomption finale surprenante, Faust, oscillant entre fascination de la technique et érotisme, est bien plus proche de l’ironie de Méphistophélès que de la beauté hellénique.