Stupeur à l’annonce du prix Nobel de littérature 2009 : on s’attendait au couronnement d’une célébrité – un des favoris étant une nouvelle fois l’Américain Philip Roth -, et ce fut, dix ans après Günter Grass et cinq ans après Elfriede Jelinek, une femme de langue allemande née en 1953, inconnue du grand public, à peine connue dans son propre pays, car elle est issue d’une minorité souabe (venue du sud de l’Allemagne) vivant en Roumanie. Les membres du comité Nobel ont donc choisi de livrer au public une énigme, autant pour les lecteurs allemands que pour ceux, nombreux en France, à qui les traductions de quelques ouvrages de cet auteur avaient échappé.
Bien sûr, on connaît en Allemagne l’existence de ces minorités d’origine allemande disséminées en Europe de l’est. Mais parce qu’elles furent souvent accusées d’avoir soutenu des dictatures complices du Troisième Reich pendant la Seconde guerre mondiale, on a préféré les oublier et les abandonner à leur sort. Herta Müller est une rescapée de cette histoire qu’elle dut porter personnellement, puisque son père était membre des Waffen-SS. Sous le régime communiste, sa mère fut envoyée en camp de travail en Russie.
Après avoir étudié la littérature à Timisoara, Herta Müller a travaillé comme traductrice dans une fabrique de machines. C’est sur cette expérience qu’elle est revenue dans un long texte paru dans le journal Die Zeit le 23 juillet dernier. A partir d’un dossier de la Securitate (police secrète roumaine) retrouvé par des chercheurs en 2004, dossier de 914 pages composé de trois volumes et intitulé « Christina », Müller raconte comment, pendant de nombreuses années, elle a été persécutée jusqu’à son départ pour l’Allemagne de l’ouest en 1987. Elle rétablit surtout la vérité, car le SRI (« Service Roumain d’Information »), qui a remplacé la Securitate de Ceaucescu et repris 40 % des employés de l’ancienne police secrète, a effacé de nombreuses traces compromettantes et s’est encore occupé de l’espionner lors de ses récents séjours en Roumanie à l’invitation du New Europe College (NEC).
Dans ce texte intitulé « La Securitate est encore en service », Herta Müller évoque les vexations et les menaces qu’elle dut subir après avoir refusé de travailler comme agente (ou plutôt moucharde) pour la police secrète. « On te noiera dans le fleuve », lui fut-il annoncé. Le lendemain de ce refus, elle trouva le dictionnaire dont elle se servait devant la porte de son bureau occupé par quelqu’un d’autre. Ne voulant pas démissionner, elle travailla plusieurs jours dans les escaliers, et lorsqu’elle se rendit dans les ateliers pour se renseigner auprès des ouvriers sur un terme technique qu’elle devait traduire, elle entendit des collègues la traiter de moucharde, la Securitate s’étant chargée d’organiser une cabale contre elle au sein même de l’entreprise où elle travaillait. « De passer pour une moucharde parce que j’avais refusé d’entre être une était encore pire que la proposition de m’enrôler et la menace de mort », écrit-elle. C’est pendant cette période éprouvante lors de laquelle son père mourut que Müller écrivit son premier livre, Niederungen (qu’on peut traduire par « Bas-fonds » ou « Dépressions »), afin, écrit-elle, de « s’assurer de sa propre existence sur terre ».
Elle finit par démissionner, mais dut subir des interrogatoires lors desquels on l’accusa de se livrer, faute de travail, à la prostitution, et d’être un « parasite ». Les années qui suivirent, Müller fut toujours l’objet de filatures, notamment lorsqu’elle organisa un rendez-vous dans les Carpates avec la lectrice des éditions Rowohlt en Allemagne de l’ouest où devait paraître son premier livre. Son mari, l’écrivain Richard Wagner, partit tout seul à Bucarest avec le manuscrit, et elle le rejoignit plus tard. A la gare de Brassov [1], deux hommes l’attendaient qui lui confisquèrent son billet de train et ses papiers. Elle monta finalement dans le train où elle retrouva les deux hommes, et ne ferma pas l’œil de la nuit, craignant d’être jetée du train.
En 1984, lorsque parut son premier livre, Niederungen, où elle évoque les conditions de vie misérables dans son village natal du Banat, un critique du Spiegel, Friedrich Christian Delius, compara l’écriture de Herta Müller à celle du Mexicain Juan Rulfo, écriture à la fois extrêmement précise, capable d’évoquer les émotions de l’enfance les plus enfouies, et d’une qualité poétique rare. Dans son dernier livre, Atemschaukel (à paraître en français chez Gallimard d’ici la fin de l’année sous le titre provisoire de Balançoire du souffle), le nouveau prix Nobel évoque les années de camp du poète allemand Oskar Pastior disparu en 2006, et présente ainsi sa démarche dans un entretien récent : « Il faut aller si loin dans la narration que les faits se brisent, car ils ne peuvent être décrits que dans leurs éléments les plus petits, dans les détails. Un traumatisme doit être décomposé dans les unités qui l’ont provoqué ».