1.
Les derniers navires étaient arrivés à l’automne. Des cargos venus des côtes les plus proches on déchargeait des containers remplis de cartons de taille et de provenance diverses. Des camions sur les quais emportaient les centaines de cartons que des employés des différentes bibliothèques de l’île supervisaient et numérotaient.
Combien de bibliothèques l’île abritait-elle ? On ne savait exactement, car il était devenu impossible de consulter des clichés pris par les satellites, le plus grand secret régnant sur cette zone de l’océan. Tout ce qu’on savait, c’était que l’ensemble des livres qui avaient échappé aux récentes destructions de bibliothèques étaient transportés par voie maritime jusqu’à cette destination dont personne ne connaissait le nom.
Seule la dernière génération de bibliothécaires avait été mise dans le secret, et ce n’est pas sans peine qu’on convainquit la plupart d’entre eux de venir s’établir sur cette île au bout du monde pour accueillir et archiver les quelques dizaines de milliers d’ouvrages qui avaient échappé au désastre.
2.
Venu du continent lointain – il avait alors une vingtaine d’années -, on l’avait d’abord vu sur le rivage, dessinant des navires qui voguaient au large. Puis il s’était aventuré à l’intérieur de l’île, à la recherche de paysages inédits et de visages nouveaux. Il avait voyagé à pied et à cheval, empruntant des sentiers souvent dangereux, jamais à l’abri des chutes de pierre. De ses excursions dans les montagnes, il avait ramené quantité d’images qu’il avait montrées fièrement aux gens de la ville, qui ne s’étaient jamais risqués dans les régions explorées par cet homme seul.
A son retour, la tête pleine des visions qu’il avait rassemblées en l’espace de quelques mois sur l’île, il avait fait une autre découverte : celle d’une presse lithographique qui paraissait à l’abandon, et il s’était mis au travail, reproduisant ses dessins à plusieurs dizaines d’exemplaires, confectionnant un album qui l’occupa les trente années qui suivirent, sans jamais obtenir un succès commercial, car les bourgeois de la ville se moquaient de cet homme animé par ses visions d’oiseaux, d’insectes et de plantes, et qui collectionnait les paysages comme d’autres les montres.
Il ne quitta jamais plus l’île aux milliers d’images, mourut pauvre, mourut riche.
3.
On ne voyait rien à la surface de la mer. Cette ville de taille moyenne n’avait pas de port et les pêcheurs des autres villes côtières ne passaient jamais dans ces eaux. Il semblait qu’on ne naviguait pas sur cette mer, plane et lisse par beau temps, seulement survolée par quelques bandes nuageuses de taille modeste et qui certains jours paraissaient figées, suspendues des heures entières au-dessus de la ligne d’horizon.
Cette absence de toute navigation et de toute vie sur cette étendue immense éveillait dans l’esprit du passant une peur diffuse, une sensation d’abandon qui se muaient vite en une attente larvée mais au fond désespérée, car nul n’avait jamais vu surgir un navire à l’horizon depuis que les cargos avaient cessé de passer par ses côtes pour aller livrer leurs marchandises à l’autre bout de l’île.
Rien, dans cet espace béant devant la ville, n’apparaîtrait. La mer semblait ainsi refléter le vide du ciel, et l’homme ne pouvait plus que se replier vers l’intérieur de l’île, s’aménageant une vie acceptable.
4.
Enfant, les jours au bord de la mer le mettaient dans une humeur difficilement descriptible. Les premières fois, cela avait été des plages ventées et grises, où on attendait sans savoir quoi exactement. Un parent plus âgé était quelque part dans une chambre, et il fallait prendre son mal en patience, car il allait sans doute mourir.
Puis il y avait des images de jours pluvieux où on ramenait sur un bateau une victime de son intrépidité, quelques curieux observant la scène pris de l’envie d’insulter l’océan. D’autres jours encore où on rendait visite à des parents qui s’ennuyaient ferme dans un hôtel où ils n’avaient absolument rien à faire, ni le lit, ni la vaisselle, ni les courses, ni la cuisine. Occupés donc heure après heure à jouir de cette disparition de toutes ces tâches quotidiennes, et à faire ainsi le bilan des efforts économisés pour se convaincre que, oui, ils étaient bien en vacances.
La mer, c’était l’ennui, le vide au bout des terres.
Puis un jour vint où, ensoleillée, elle parut, pleine d’une vie éclatante que des hommes avaient même célébrée dans des poèmes. Mais sans que jamais, hélas, s’efface en lui ce sentiment originel d’un paysage dénué de tout intérêt où l’humanité cuisait dans son jus.
5.
Ici la côte n’était pas ouverte aux vagues, mais s’en défendait. Une haute muraille servait de rempart, et les promeneurs y marchaient, jetant parfois un coup d’œil sur les fondations de l’ancien embarcadère battues par l’écume.
Là, jadis, on avait accueilli des navires, là des gens avaient débarqué et embarqué sur un pont métallique qui fut plusieurs fois balayé par un cyclone. Puis on renonça à accéder au pays par cette côte sauvage, et bientôt il n’y eut plus que la foule des dimanches pour venir marcher sur cette muraille, comme fascinée par cette absence de port, et en même temps soumise à cette austérité de la promenade.
Non loin de là, les enfants jouaient pourtant. Mais les solitaires qui s’asseyaient sur la pierre et se tournaient vers l’océan semblaient être les gardiens de ce désastre ancien que nombre d’habitants n’osaient affronter qu’en groupe. Voir les navires passer à l’horizon et se diriger vers d’autres destinations rendait triste. La promenade provoquait immanquablement ce sentiment de perte que même l’existence de l’aéroport n’avait pas permis d’effacer.
6.
Les uns après les autres, on jetait les zébus dans l’eau. Ils glissaient d’ abord sur le pont trempé, puis il suffisait de les pousser et on entendait le fracas de leur corps et leur beuglement désespéré. Ils se débattaient au milieu des vagues, nageaient comme ils pouvaient, ballottés par les courants comme de pauvres pantins. Sur le navire, les hommes faisaient des paris.
Certains se fracassaient contre des rochers alors qu’ils s’étaient avancés vers le rivage qui était à deux encablures. Les autres, restés près de la coque, disparaissaient dans des flots rouges, dévorés par des squales.
Un seul des zébus jetés à la mer parvint jusqu’ au rivage de sable noir, rampant un moment puis se levant enfin avant de disparaître entre de hauts arbres qui ressemblaient à des pins.
7.
On avait voulu bâtir un chemin de fer sur cette petite île. Il avait fallu travailler plusieurs mois sur une partie du littoral composée d’immenses falaises, creuser des tunnels, renforcer des passages étroits exposés à la houle souvent violente. On avait construit des gares sur le modèle de celles du continent, il y avait eu également des chefs de gare, des conducteurs de locomotive, des passagers endimanchés dans leurs wagons, les pauvres dans les leurs quand ils pouvaient monter.
Toute cette machinerie complexe semblait avoir été créée ici pour que la partie la plus aisée de la population insulaire, pour que la classe possédante et dirigeante se sentît comme chez elle, exilée à des milliers de kilomètres de ses domaines initiaux, emportée dans l’euphorie du progrès et de la richesse toujours neuve, prête à asservir par tous les moyens dont elle disposait, comme ce luxe inouï d’aller d’un bout de l’île à l’autre en quelques heures, sans devoir souffrir les chemins pierreux et le franchissement des rivières agitées à dos de mule ou sur un chariot. Et l’on saluait cette invention de génie, et l’on rendait hommage de mille manières à ces hommes du rail au bout du monde, petit théâtre qu’on pouvait installer partout, et perfectionner infiniment, on le savait.
8.
Les rumeurs de décadence qui parvenaient jusqu’ à l’île bouleversaient les esprits. On envisageait les pires développements, craignant de se voir à nouveau coupé du reste du monde. La liaison aérienne fragile qui rattachait les insulaires au continent pouvait-elle disparaître ? On levait les yeux vers le ciel à la recherche de quelque avion, et quand l’attente durait, une sourde angoisse se diffusait dans la foule.
S’inspirant d’anciens récits empruntés dans les bibliothèques, on se mit en quête d’ épaves de navire qu’ on pourrait remettre à flot pour rejoindre régulièrement les terres éloignées. Les plus résolus proposaient de quitter l’île une bonne fois pour toutes, comme il aurait fallu le faire il y avait longtemps. Les signes annonciateurs du déclin ne s’étaient-ils pas multipliés ces dernières années ? Sans travail ni subsides du continent, l’exode semblait à quelques-uns la seule solution. On les pendit dans la bonne humeur, et on pensa à autre chose.