Il n’échappa à personne que le préambule des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, le lecteur ou la lectrice le prend en pleine figure. « Rousseau est-il fou ? », demande Philippe Lejeune, d’écrire cette phrase :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. »
Est-il ignorant, prétentieux ou tout cela à la fois ? Car il ne peut pas ignorer l’existence des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, des Confessions de saint Augustin, pas plus que des Essais de Montaigne. Philippe Lejeune considère que Rousseau fait, au pire, œuvre de suiveur, voire de renouveleur. La tradition des autobiographies avant Rousseau était double, dans la connaissance de soi : se convertir, comme Augustin, ou travailler à un développement personnel. Voici donc le texte :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. »
Au vrai, la réception des Confessions de Jean-Jacques Rousseau par ses contemporains fut très délicate. Ils n’en eurent, en 1782, c’est-à-dire quatre ans après la mort de l’écrivain, qu’une version expurgée par les héritiers de Rousseau. Font défaut les épisodes tels que celui où, à Turin, Jean-Jacques montre ses fesses dans la rue afin d’attirer la foudre d’une bonne fessée ; ou, à Lyon – désormais par lui considérée comme la plus débauchée des villes qu’il connût – l’épisode lors duquel des passants (dont un prêtre) sollicitèrent des faveurs sexuelles auprès du jeune homme qui dormait sur les bancs de la place Bellecour. La crainte des héritiers, insiste Philippe Lejeune, tenait davantage au ton très libre sur lequel l’autobiographe relatait ces événements qu’au contenu, puisque d’autres révélations de Rousseau avaient une teneur tout aussi immorale.
Pour preuve que le projet anthropologique de Rousseau était incompréhensible pour ses contemporains, Philippe Lejeune cite l’Année littéraire de 1782 qui range dans la catégorie de la banalité la plupart des ‘indignités’ dont Rousseau rougit avec orgueil de faire la confidence, voire dans la simple preuve que son lecteur a affaire à un fou. En tous les cas, il n’échappe pas au ridicule… Ne croyons pas qu’à notre époque il en aille bien différemment : la réception de ces textes de Rousseau est encore difficile.
Revenant à la réception des contemporains du Genevois, Philippe Lejeune rappelle que la parution en deux étapes de ces Confessions dont Rousseau avait expressément demandé à ses héritiers une publication posthume aux personnes qu’il y évoquait, ancra très durablement dans la mémoire collective la première partie au détriment de la deuxième, publiée à l’automne 1789. L’horizon d’attente relatif à Rousseau était alors bien plus en phase avec la stature révolutionnaire qu’il avait prise qu’avec la révélation de ses affaires personnelles, qu’elles concernent l’abandon de ses enfants ou ses querelles avec de célèbres personnages. Aussi, dans la lignée du jugement péremptoire et condescendant de l’Année littéraire, constate-t-on avec P. Lejeune que le XIXe siècle tourne le dos à Rousseau, l’ignore, Chateaubriand et Sand le prenant même pour anti-modèle. La succession autobiographique de Rousseau est à chercher dans la pratique du journal intime, chez Amiel, Michelet, Constant voire ce Jehan Rictus dont l’œuvre diariste inédite de cent soixante-dix volumes nous est révélée par l’auteur du Pacte autobiographique. Les diaristes sont à considérer comme les secrets héritiers de Rousseau, lequel, assurant n’avoir « point d’imitateur » à l’avenir, ne se trompa guère tant il fut difficile de le suivre, affirme Philippe Lejeune.
La difficulté à recevoir les Confessions, notamment son préambule, ne tient pas qu’à un horizon d’attente mais à ce que l’effet d’une promesse de vérité sur soi est de convoyer le lecteur et de provoquer chez lui un malaise de la réciprocité. Rousseau se présente à la fois comme un modèle unique et interpelle ses lecteurs en tant que semblables. Ce paradoxe s’appuie sur le fait qu’il se considère comme le seul être en accord avec la nature. De plus, il met en scène son jugement en inversant – par une transposition morale qui serait pour le coup presque pré-nietzschéenne – les rôles du juge et du témoin : au lieu que ce soit un jugement moral, Rousseau met en scène un jugement de véricité lors duquel Dieu n’est plus juge de Jean-Jacques mais témoin de ce qu’il a dit la vérité.
Ce préambule fut le premier extrait [1] des Confessions à être lu, dès 1778, en raison d’une ‘fuite’, événement qui contraignit les héritiers à accélérer la publication de la première partie – ce qui prit tout de même quatre ans. Mais ce texte universellement connu, et plein de colère, est la réécriture d’un premier préambule de 1764, avant qu’une brochure polémique, Le sentiment des citoyens – comme l’étiquette la Bnf – autrement dit un pamphlet, anonyme de surcroît, derrière lequel se cache Voltaire, ne mît en cause Rousseau en décembre 1764 sur les faits suivants : deux calomnies : Rousseau aurait contracté une maladie vénérienne ; il serait responsable de la mort de Mme Le Vasseur ; un fait : il a abandonné ses enfants. Il s’ouvrit à son éditeur (lettre du 18 mars 1765) de sa surprise devant ce qui lui arrivait. D’où le deuxième préambule, rédigé sur un ton inverse du premier où la religion n’intervenait pas.
Ce premier préambule est une pièce importante dans le dispositif permettant à Philippe Lejeune de conclure à la « révolution autobiographique » de Rousseau [2]. Beaucoup plus long que sa réécriture, voici les extraits du premier Préambule que Ph. Lejeune a commentés, déjà par le titre donné à chacun d’entre eux :
« J’ai remarqué souvent que, même parmi ceux qui se piquent le plus de connaître les hommes, chacun ne connaît guère que soi, s’il est vrai même que quelqu’un se connaisse ; car comment bien déterminer un être par les seuls rapports qui sont en lui-même, et sans le comparer avec rien ? Cependant cette connaissance imparfaite qu’on a de soi est le seul moyen qu’on emploie à connaître les autres. On se fait la règle de tout, et voilà précisément où nous attend la double illusion de l’amour-propre ; soit en prêtant faussement à ceux que nous jugeons les motifs qui nous auraient fait agir comme eux à leur place ; soit dans cette supposition même, en nous abusant sur nos propres motifs, faute de savoir nous transporter assez dans une autre situation que celle où nous sommes.
J’ai fait ces observations surtout par rapport à moi, non dans les jugements que j’ai portés des autres, m’étant senti bientôt une espèce d’être à part, mais dans ceux que les autres ont portés de moi ; jugements presque toujours faux dans les raisons qu’ils rendaient de ma conduite, et d’autant plus faux pour l’ordinaire, que ceux qui les portaient avaient plus d’esprit. Plus leur règle était étendue, plus la fausse application qu’ils en faisaient les écartait de l’objet.
Sur ces remarques j’ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s’il est possible de cette règle unique et fautive de toujours juger du cœur d’autrui par le sien ; tandis qu’au contraire il faudrait commencer par lire dans celui d’autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s’apprécier, on puisse avoir du moins une pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi.
Oui, moi, moi seul, car je ne connais jusqu’ici nul autre homme qui ait osé faire ce que je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des caractères ! Qu’est-ce que tout cela ? Des romans ingénieux bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui s’y rapportent, sur de subtiles conjectures où l’Auteur cherche bien plus à briller lui-même qu’à trouver la vérité. On saisit les traits saillants d’un caractère, on les lie par des traits d’invention, et pourvu que le tout fasse une physionomie, qu’importe qu’elle ressemble ? Nul ne peut juger de cela.
Pour bien connaître un caractère il y faudrait distinguer l’acquis d’avec la nature, voir comment il s’est formé, quelles occasions l’ont développé, quel enchaînement d’affections secrètes l’a rendu tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les plus contradictoires et les plus inattendus. Ce qui se voit n’est que la moindre partie de ce qui est ; c’est l’effet apparent dont la cause interne est cachée et souvent très compliquée. Chacun devine à sa manière et peint à sa fantaisie ; il n’a pas peur qu’on confronte l’image au modèle, et comment nous ferait-on connaître ce modèle intérieur, que celui qui le peint dans un autre ne saurait voir, et que celui qui le voit en lui-même ne veut pas montrer ? »
Pour Philippe Lejeune, l’autobiographie de Rousseau fonde la psychologie en mettant à l’extérieur son intérieur. Rousseau se sacrifie afin de donner aux autres un point de comparaison. En outre, sa méthode psychologique est originale : elle associe historicité et exhaustivité sans censure. Il est possible de tout dire même sans tout comprendre. Dans sa recherche, Rousseau rencontre ses contradictions et formule souvent un propos voisin de « il est bizarre mais il est vrai que… ». Plus précisément encore, il serait à considérer comme le précurseur de la psychanalyse, à relater des épisodes qu’il ne comprend pas : par exemple la fessée de Mademoiselle Lambercier, ou celui du ruban de Marion. Le début de la sixième Rêverie, lors duquel Rousseau essaie de comprendre pourquoi il fait un détour systématique sur son trajet et parvient finalement à la conclusion que c’est pour éviter un mendiant qui lui fait obligation de sa charité, M. Lejeune estime qu’il ne déparerait pas Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) de Freud.
« Il est donc sûr que si je remplis bien mes engagements j’aurai fait une chose unique et utile. Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. Cela peut être vrai des événements de ma vie : mais j’écris moins l’histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l’état de mon âme, à mesure qu’ils sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu’elles ont des sentiments plus ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins vives et nombreuses. Les faits ne sont ici que des causes occasionnelles. Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs.
Je dis plus. A compter l’expérience et l’observation pour quelque chose, je suis à cet égard dans la position la plus avantageuse où jamais mortel, peut-être, se soit trouvé, puisque sans avoir aucun état moi-même, j’ai connu tous les états ; j’ai vécu dans tous depuis les plus bas jusqu’aux plus élevés, excepté le trône. Les Grands ne connaissent que les Grands, les petits ne connaissent que les petits. (…) Admis chez tous comme un homme sans prétentions et sans conséquence, je les examinais à mon aise ; quand ils cessaient de se déguiser je pouvais comparer l’homme à l’homme, et l’état à l’état. N’étant rien, ne voulant rien je n’embarrassais et n’importunais personne ; j’entrais partout sans tenir à rien, dînant quelquefois le matin avec les Princes et soupant le soir avec les paysans. »
Qui a le droit de raconter sa vie ? Les ci-devants, comme le laissait entendre le rédacteur de l’Année littéraire en 1782, estimant que les menues anecdotes des Grands de ce monde avaient du piquant quand celles d’un Monsieur Rousseau étaient sans intérêt et ridicules ? Ce qui compte pour Rousseau, qui met sur l’autre plateau de la balance tous les rois, est la qualité de la personne, pas son rang social. Il insiste aussi sur sa grande connaissance de la société en raison de la richesse de son expérience des milieux sociaux. En revanche, Rousseau considère son cas comme tellement unique et privilégié qu’il n’appelle pas à une autobiographie des pauvres non plus.
« Il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont je fus sans cesse agité ? Que de riens, que de misères ne faut-il pas que j’expose, dans quels détails révoltants, indécents, puérils et souvent ridicules ne dois-je pas entrer pour suivre le fil de mes dispositions secrètes, pour montrer comment chaque impression qui a fait trace en mon âme y entra pour la première fois ? Tandis que je rougis seulement à penser aux choses qu’il faut que je dise, je sais que des hommes durs traiteront encore d’impudence l’humiliation des plus pénibles aveux ; mais il faut faire ces aveux ou me déguiser ;car si je tais quelque chose on ne me connaîtra sur rien, tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé.
Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m’attacherai point à le rendre uniforme ; j’aurai toujours celui qui me viendra, j’en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure. En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sge et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire. » [3] »
Rousseau avance ici une double esthétique. Celle qui consiste à donner une copie fidèle de la nature, sans quoi il se farderait ; celle qui estime que le langage autobiographique est à construire. Voilà le double impératif de la recherche de la vérité qui confère à l’autobiographie, selon Ph. Lejeune, la qualité d’un art au même titre que le roman dont Maupassant dans sa préface à Pierre et Jean exposait à un esprit étroit la grande variété.
Pour conclure le compte rendu de cette belle conférence de Philippe Lejeune, j’aimerais prolonger un peu le parallèle entre Rousseau et Nietzsche sans artifice. S’il ne surprendra personne que le philosophe de la Généalogie de la morale fustige ce qu’il appelle la « superstition de Rousseau qui croit à la bonté de l’humaine nature » (Humain, trop humain, § 463) ou encore, qu’il n’aurait pas foi « en une autobiographie de Platon ; tout aussi peu qu’en les Confessions de Rousseau ou la Vita nuova du Dante » (Le Gai savoir, § 91) – Friedrich Nietzsche avoue aussi son admiration en ces termes :
« La générosité du penseur. – Rousseau et Schopenhauer – tous deux furent assez fiers pour inscrire sur leur existence la devise : vitam impendere vero [4]. Et combien encore ils ont dû souffrir tous deux dans leur fierté, de ne pas réussir verum impendere vitae [5] ! – verum, tel que l’entendait chacun d’eux –, de voir leur vie courir à côté de leur connaissance, comme une basse capricieuse qui ne veut pas s’accorder avec la mélodie. – Mais la connaissance se trouverait en fâcheuse posture si elle n’était mesurée au penseur qu’autant qu’elle s’adapte au corps ! Et le penseur serait en fâcheuse posture, lui aussi, si sa vanité était tellement grande qu’un tel ajustage serait le seul qu’il pût supporter. C’est en cela surtout que brille la plus belle vertu du grand penseur : la générosité qu’il met à s’offrir lui-même, à offrir sans hésiter sa propre vie en sacrifice, lorsqu’il cherche la connaissance, et à accepter, souvent humilié, souvent avec une suprême ironie et – en souriant –, ce sacrifice. » (Aurore, § 459 [6])