Accroupie dans une immobilité douloureuse, Daphné attend que la porte se referme. Elle suit le faisceau d’une lampe, promène avec lui son regard sur les étagères, entend les pots de confiture qui s’entrechoquent, et, enfin, les gonds de la porte qui grincent. Un bruit sec, puis c’est la clé qui cherche la serrure, la trouve, et finit par verrouiller la cave. Elle n’ose pas encore respirer normalement, on ne sait jamais, on pourrait encore l’entendre, et elle écoute le bruit des pas qui s’éloignent, spongieux, dans l’humus frais.
Daphné, petite elfe tout droit sortie d’une fantaisie de Cocteau. Petite femme diaphane au visage pâle, les cheveux tirés, lourds sur le dessus de la tête, disciplinés en un vilain chignon. Sur la figure, le maquillage est imperceptible, les yeux sont au naturel, un peu tristes. La bouche est peinte en brillant. Seule dans ce souterrain, elle tient sa tête dans ses mains. Elle songe qu’avant de partir, elle avait soigneusement peint ses ongles en rouge fraise. Elle ne peut pas les voir mais elle sent l’odeur du vernis, rassurante. A son annulaire gauche, elle porte une bague en verre couleur de rivière. Elle rêve qu’elle est ailleurs, loin, très loin, elle n’a pas peur.
Lorsque sa grand-mère avait dit qu’elle allait à la cave chercher des confitures, personne n’avait bougé. Ils étaient pourtant nombreux, ce dimanche, chez la grand-mère. Les enfants, les petits-enfants, une tribu insolente, turbulente, oublieuse du respect dû aux aînés. Le regard clair et fané de la grand-mère avait erré sur les visages des siens sans rien y trouver. L’avait-elle même espéré ? Personne n’irait à la cave à sa place, c’était sûr. Elle s’était levée lentement de sa chaise et s’était dirigée, petite dame trotte-menue, vers le jardin. Au bout de l’allée, derrière le magnolia, enfin, la porte de la cave. Maladroitement, la grand-mère entre la clé dans la serrure et pousse la porte en bois vermoulu. Plus de lumière dans cette vieille cave, le fils avait promis qu’il remettrait une ampoule mais cela faisait belle lurette qu’il n’était pas rentré là-dedans ! Elle avance à tâtons, suit les aspérités du mur qu’elle connaît bien, et ses doigts noueux rencontrent l’étagère que Pépé a faite. Dans son panier, elle dépose les pots de confiture que les enfants emporteront tout à l’heure : cassis, mirabelle, coing, myrtille, fraise, rhubarbe. Le faisceau de la lampe de poche s’affaiblit, il faut sortir. Elle referme la porte et donne un tour de clé. A petits pas, car le panier est bien lourd, elle retourne vers la maison. Derrière la porte, Daphné écoute le bruit des pas, spongieux, qui s’éloignent.
Enfermée volontaire, pense Daphné, enfin ! Ils n’ont pas voulu l’interner à l’hôpital. Pas suffisamment folle, sans doute. Un psychiatre l’avait même accusée de jouer la comédie, expliquant à sa mère en se rengorgeant qu’une vraie crise psychique, Madame, ce n’était pas ça ! Elle aurait pourtant tellement voulu se reposer un peu ! Juste dormir, dans une petite pièce blanche et bien propre, comme on en voit dans les films sur les fous. Mais, non, toujours non. Là, elle est bien, elle va rester. Elle sait que personne ne la cherchera ici et que sa grand-mère se rend très rarement à la cave. Elle est tranquille. Elle a peut-être trouvé le bout de la route.
Dans son enfance, elle avait souvent entendu dire que cette cave était un passage souterrain qui conduisait on ne savait où, et Daphné avait bâti des cathédrales de cauchemar à partir de ces miettes laissées par les adultes. Elle a soudain envie de voir ce qu’est vraiment cet endroit. Une allumette craque entre ses doigts malhabiles. En avançant lentement, pour ne pas que la flamme s’éteigne, elle suit d’étroits couloirs sur une trentaine de mètres puis s’arrête. Il n’y a plus rien. Soit le passage a été muré, soit il n’a jamais conduit nulle part. Cave aux fées ? Allez savoir... Obscurité absolue comme il n’en existe point ailleurs. Même en fermant les volets de sa chambre, aussi hermétiquement qu’il lui était possible de le faire, en se mettant un bandeau noir sur les yeux, jamais Daphné n’était parvenue à une telle obscurité. Elle en rêvait.
Ici, elle ne capte aucun son. C’est un univers stable et constant. Elle est dans un isolement total. Celui qui séjourne sous terre ne perçoit plus les changements de luminosité au cours de la journée, pas plus que l’alternance du jour et de la nuit. Il ne reçoit plus les sons qui le renseignent sur la présence d’autres êtres vivants ou sur l’intensité du vent. Une femme, assise comme elle au fond d’un souterrain, se trouve coupée du monde du dessus, c’est-à-dire de son habituel milieu de vie. L’absence de lumière est mauvaise pour les personnes dépressives.
Tout cela, elle le savait, elle l’avait lu, et c’est bien ce qu’elle recherchait.
Bien sûr, elle avait rêvé mieux comme souterrain. Les Grottes de Ferrand, par exemple, mais comment faire pour y pénétrer ? De toute façon, la question ne se posait plus : elle avait trouvé. Elle était là pour l’éternité.
Ce qu’elle regrette le plus, c’est de ne pas avoir pu pénétrer dans ce souterrain par un goulot, de ceux qui ne se franchissent que très difficilement, en rampant. De ne pas avoir pu passer son corps là où d’autres ont laissé le frottement du leur. Comme un rituel. Vertu curative, protectrice. La sensation particulière que procure le franchissement d’un goulot, l’appréhension, et surtout le sentiment d’entrer intimement en contact avec la roche. Au lieu de cela, c’est un soupirail qui l’a avalée.
Où est Daphné ? se demande soudain la mère, une grosse femme bouffie au visage rose. Inquiète, elle regarde la tablée qui s’égaie, sans Daphné. Où est Daphné ? demande à nouveau la mère, mais à voix haute cette fois. Alors, les enfants sortent, et, tout en sautillant dans les allées du jardin, ils crient le nom de Daphné. Ce sont les parents des enfants qui sortent à présent et qui appellent Daphné. Pas de réponse. On s’énerve. Il est l’heure, il va falloir se mettre en route sinon on va tomber en plein dans les embouteillages. On crie encore. En vain. Daphné n’est pas là, Daphné ne répond pas. On fouille la maison, le grenier, le jardin, on demande même aux voisins si ils ont vu partir une jeune fille de dix-sept ans, qui en paraît à peine quatorze. Non, on n’a rien vu mais on est très intéressé, on questionne : qui est-ce, cette jeune fille qui est partie et que personne n’a vue ?
La nuit est tombée depuis longtemps, les voitures sont chargées de victuailles : ce n’est pas tous les jours qu’on vient à la campagne, des légumes du jardin, c’est toujours bon à prendre ! Sans parler des gâteaux et du vin de noix ! On crie encore une fois le nom de celle qui manque à l’appel. Tant pis, il faut partir. Elle a peut-être fait du stop pour rentrer sur Lyon, elle en serait bien capable, ce serait bien son genre. On verra là-bas, on avisera.
Sur le pas de la porte, la grand-mère secoue son mouchoir. Cette manière de faire signe a toujours énervé sa fille, elle le sait, mais n’a jamais compris pourquoi. Alors, elle continue de le faire, en espérant que, cette fois, on y répondra. Mais ce soir encore, la fille ignore le geste, et la mère n’aperçoit qu’un dos buté, bien droit dans la voiture.
Il fait si noir que la grand-mère ne peut plus les voir dès que les voitures ont tourné au coin du chemin, mais elle agite encore la main. Elle se demande pourquoi Daphné est partie sans l’embrasser. Elle sait bien que la petite n’est pas méchante, un peu particulière, c’est tout. Bon, il ne fait plus très chaud, il faut rentrer. En refermant la porte, elle pense aux carottes qu’il faudra arracher demain, et, par avance, se frotte machinalement le dos.
Daphné s’est couchée à même la terre. Elle frissonne. Elle aurait dû prendre un gilet, une veste, quelque chose, mais elle n’avait pas eu le temps d’y penser. Quand sa grand-mère avait parlé de descendre à la cave, son esprit avait bondi, elle avait ressenti un sifflement aigu dans son oreille gauche. Transparente, elle s’était levée de table. Personne ne la voyait jamais. Elle avait devancé sa grand-mère, comme le loup dans Le petit chaperon rouge. La comparaison l’amuse un instant. Allongée sur le sol en terre battue, Daphné se repose. Elle sourit en pensant qu’elle ne mangera personne (elle n’avait jamais rien compris aux cannibales) et qu’elle ne sera pas mangée par ses démons. Elle va dormir, c’est tout.