Le roi du jour, accroupi, les quatre bras en l’air, semble observer l’effervescence alentour de ses yeux pétillants, pleins de malice et d’intelligence. De petits autels emplis d’offrandes ont été disposés devant les vitrines des magasins. Les effigies du dieu-éléphant trônent en leur centre, donnant à celui-ci l’opportunité de suivre la procession partout dans l’arrondissement. Venant de tous côtés, des groupes joyeux affluent vers le temple. Mauve, jaune, rose, bleu : les couleurs explosent aux regards, sous toutes les nuances possibles. Les plus beaux saris sont de sortie. L’air est envahi par l’odeur des fleurs de beauté. Partout, du jasmin : colliers pendant fièrement sur les poitrines, guirlandes blanches ou bariolées encadrant les devantures, accrochées aux feux rouges, aux réverbères, pétales répandus sur les reposoirs et, en grand nombre, à même la chaussée, donnant l’illusion d’une récente pluie divine. Les femmes, les hommes, les enfants : tout le monde est d’une élégance époustouflante. Les bijoux sans valeur mais, incroyablement stylés, ornent, subtilement superposés, les poignets, les oreilles, les bustes, les orteils et certains nez. Aujourd’hui est jour de fête, aujourd’hui est jour de fierté tamoule. La Chapelle tout entière, sous peu, va entrer en transe. En ce mois d’août, la statue du dieu (un éléphant grandeur nature) va faire son unique sortie annuelle, bénir ceux qui sont venus l’honorer au temple au fil des mois écoulés. La foule s’est amassée, impatiente, bavarde, devant l’entrée. Un peu étourdi au milieu de cette concentration de fidèles exaltés, mon bras est soudain saisi par Radjha, qui m’intime l’ordre de le suivre. Un impressionnant amas de chaussures s’est formé devant la porte. Sans parler, il pointe du doigt mes claquettes puis, le tas de grolles. Je m’exécute et pénètre avec lui dans le lieu de recueillement, timide, me demandant : « Mais, ai-je le droit ? » Je lis de la méfiance, voire de l’irritation, dans les regards croisés. « Non, mais, je ne suis pas un touriste, je suis avec lui... », ai-je envie de leur dire. Respectueux, je fais le canard, me contentant de suivre mon tambi. Il s’agenouille, soudain seul au monde, face au dieu de la sagesse, seigneur des obstacles. Ses mains effectuent agilement des signes respectueux. Paumes tendues, yeux clos, dans les effluves d’encens, il murmure des paroles inconnues, lancé dans un entretien privé avec la divinité de son enfance. Je l’observe silencieusement, en recul. Ammani n’est pas venue. Fraîchement convertie au christianisme, elle n’a pas de mots assez durs contre la vénération des idoles. Elle, je guette son évolution spirituelle, subrepticement, dès que possible, via ses publications sur les réseaux sociaux, conscient du fanatisme (quelle que soit la religion) qui menace les nouveaux venus à la ’Vérité Révélée’. Je la surveille comme le lait sur le feu, piqué par son rejet brutal et excessif du monde spirituel auquel elle appartenait pourtant auparavant, préméditant, un jour ou l’autre, la rencontre inattendue, dans la rue, lorsqu’elle parlera français, avec le ’sauveur-rédempteur’ d’une secte quelconque. Radjha, lui, se fout de l’hindouisme, du catholicisme et autres, à proprement parler. Je suis touché en le regardant faire car je devine à qui il s’adresse. A son père, mort. A sa mère, décédée. A son frère, disparu. Le seul membre proche encore vivant, sa grand-mère, celle qui l’a envoyé tenter sa chance en France, pour échapper à l’épuration ethnique, il ne la reverra jamais. Déserteur pour les lois cinghalaises, il est à jamais interdit de retour, à moins de vouloir risquer le peloton d’exécution ou la prison à vie. Comment ne pas imaginer qu’en ce moment, croyant ou non, il ne soit pas en train de supplier le pachyderme (lui, mais, un crucifié ferait aussi bien l’affaire) de protéger la bonne femme des cruautés de l’existence ? Il se relève, se force à me sourire. « Allez, dehors, maintenant ? » Cette pudeur, cette classe, me bouleversent. Je le laisse me guider, silencieux. Nous avons du mal à nous frayer un passage, en ressortant, car l’assistance a encore grandi. L’ambiance est électrique, les gens parlent fort. Mes yeux ne savent plus où se poser tant ce décorum est dépaysant. Les bindis rouges, blancs, noirs ou multicolores ornent tous les fronts ; des femmes arborent des boucles de nez reliées aux oreilles par de fines chaînes dorées. Les petites filles, véritables princesses orientales, sont splendides, avec leurs yeux noirs de biche, leurs bracelets de cheville et leurs tikas royaux, ces sortes de diadèmes très Bollywoodiens. Elles donnent la main aux grand-mères, tout aussi joliment apprêtées, fières et posées. Les messieurs ont sorti leurs plus belles tuniques kurtas. Certains ont hissé sur leurs épaules leurs plus jeunes fils, l’air espiègle, qui ne veulent rien manquer du spectacle. Radjha, lui, a conservé jean et baskets. Chaque année, près de 20 000 personnes accourent de toute l’Île-de-France pour participer à ce grand rendez-vous religieux et, surtout, culturel. La diaspora tamoule, chassée de son pays par le gouvernement cinghalais (même si la guerre est officiellement terminée) est d’une discrétion absolue dans la capitale. Même cette procession magnifique, quittant La Chapelle pour rejoindre République, au son des sitars, des tablas et des bansuris, ne sera relayée dans la presse que par un minuscule entrefilet. Si les épouses ne travaillent généralement pas, les maris et les jeunes hommes gagnent majoritairement leur vie dans les cuisines des brasseries. Peu sont allés à l’école, l’apprentissage du français est donc très dur. Même Radjha, malgré ses efforts, ne maîtrisera jamais la grammaire et la conjugaison gauloises. Cet effacement dans la ville est voulu. L’arrivée en Europe n’est souvent guère régulière. Les nombreux cousins, oncles ou amis déjà installés paient le voyage du nouvel exilé. Celui-ci, après une dangereuse période à raser les murs de la capitale, la peur des uniformes au ventre, déstabilisé par de nouvelles mœurs, par une langue incompréhensible, par l’arrachement à sa terre, trouve assez vite un poste de plongeur chez des auvergnats peu regardants. Pas nécessaire de citer du Beaumarchais pour récurer les casseroles... Payé au lance-pierre, n’ayant ni papiers ni connaissance des lois, il ne peut que remercier ses employeurs pour leur ’bonté’. Avec l’aide de sa parentèle intégrée, il ne tarde pas à obtenir, enfin, une carte de séjour, en tant que réfugié politique. Il part alors travailler dans une autre brasserie plus honnête, déclaré, protégé. Le remboursement du voyage peut alors commencer. Des années seront nécessaires pour éponger sa dette. Lui-même financera, ensuite, un autre candidat au voyage, là-bas, et deviendra créancier à son tour. Sa femme, restée sur ’l’Île Magnifique’, épousée via les ancestraux mariages arrangés, il la fera venir aussi, légalement cette fois. Leur débrouillardise et leur solidarité sont étonnantes. Les prêts et les locations d’appartement se font entre eux, sur le gage de la parole donnée. Les banquiers et les propriétaires de studios, racaille en col blanc, de toute façon, leur rient au nez s’ils tentent de suivre le cursus régulier. Aucun ne prendrait le risque de ne pas respecter ses engagements : une réputation est vite faite, autour de la Gare du Nord. Une question d’honneur et, aussi, une peur d’être mis au banc de la communauté. Parlant, au mieux, ’petit nègre’, il est difficile pour eux de lier des liens avec les titis parigots. Si les hommes, grâce aux contacts qu’ils lient à leur boulot, semblent en demande d’une meilleure connaissance des conventions de l’hexagone, les femmes, elles, parlent, cuisinent et pensent Tamoul, retardant, sans en avoir conscience, l’assimilation de leur famille. La seconde génération, par contre, s’affilie incroyablement bien. Ne parlant que leur langue d’origine jusqu’à l’entrée en maternelle, les gamins deviennent bilingues avec une rapidité prodigieuse. Plus tard, ils aideront les parents à lire et remplir les courriers administratifs, gagnant, de par cette lourde responsabilité mise sur leurs frêles épaules, en maturité et en conscience. Ca y est ! Ganesha sort prendre l’air ! La statue, parée de bijoux dorés, croulant sous les colliers floraux, trône sur un char tiré par un impressionnant type au torse dénudé. Les musiciens s’emballent, les danseuses et danseurs commencent à faire résonner les grelots de leurs bracelets de cheville, à l’apparition de la trompe céleste. Des prières, paraissant surgir du fond des âges, gagnent en puissance dans le public. « Toi regarder. Bientôt démarrer », me souffle Radjha, fier comme un coq. Le cortège s’élance dans les rues bloquées à la circulation. Des tourneurs, torses et pieds nus, vêtus d’une longue jupe plissée rouge, emboîtent le pas à Ganesha. Ils portent sur le crâne une sorte de long chapeau géant, fleuri, coloré et visiblement lourd. Ils garderont les bras levés, maintenant leur haut-de-forme original, pendant des heures et des heures, tournant sur eux-mêmes, tournant, tournant, tournant encore, jusqu’à atteindre la transe, encouragés par les fidèles massés sur le chemin. Derrière eux, des musiciens souriants et des danseuses habitées. Chaque partie de leur corps s’exprime, se contorsionne, des doigts jusqu’à leurs prunelles semblant devenues folles. Elles ne louchent pas, elles désarticulent leurs yeux comme pour mieux suivre les mouvements à la fois précieux et robotiques de leurs bras. Celui de gauche regarde en bas, celui de droite en haut dans le même temps puis, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest... Je recule, fasciné et presque effrayé. Des femmes plus vieilles apparaissent, des jarres fumantes en équilibre sur la tête. Les fumées d’encens envahissent la voie entière. Je souris à Radjha, reconnaissant pour ce voyage imprévu. Nous voici transportés à Colombo ou au Tamil Nadu. Ligne 2, cinq minutes de métro. Je regarde autour de moi et ne lis que fierté et joie dans les regards des spectateurs sri-lankais. Les autres touristes, comme moi (car le sentiment d’être à l’étranger est palpable), sont enchantés. Levant les yeux, j’observe les draps bleus, rouges, oranges, tendus en hauteur entre les fenêtres des immeubles opposés. Un bruit sourd. Je me retourne. Des noix de coco saupoudrées de safran sont éclatées sur le trottoir. Radjha rigole à mon sursaut. La chair et le sang de la divinité sont ainsi symboliquement répandus. Bonheur et chance. Espérons que ça marche, j’en ai même pris sur les mollets ! Des hommes habillés de pagnes immaculés brandissent des arceaux couverts de plumes de paon. Ils récitent frénétiquement prières ou bénédictions. Avec Radjha, nous remontons le cortège, retrouvant les tourneurs. En sueur dorénavant, un fouetteur dénudé s’approche de chacun et assène de brefs coups sur leurs bras avec une cordelette. Pour la circulation sanguine, j’imagine. Certains se font jeter des seaux d’eau sur visage et corps, ne s’arrêtant pas pour autant de tourner, tourner, tourner. Aussi loin que se porte mon regard, les rues sont noires de monde. Partout, fumées mystiques, odeurs de jasmin, de camphre brûlé et de cuisine (les restaurants, portes ouvertes, préparent les mets traditionnels en grande quantité). Sur ma gauche, un cavalier me dépasse. Représentant je ne sais quel prince légendaire, le type porte une fausse moustache, un turban et un déguisement avec une tête de cheval à hauteur du torse. Tandis qu’il fend l’assistance au grand galop, sûr de lui, je me dis que, décidément, Lady Gaga n’a rien inventé ! Sur une avenue (que je ne reconnais même pas, Paris me semble si loin...), un nouveau char empli de fruits et d’une statue féminine apparaît, tiré, à l’aide de deux cordes, par une trentaine de femmes. Un autre char, celui des hommes, prend place à côté de lui. Ils se meuvent lentement, sous les encouragements du public. Musique. Refrains mystérieux. Eclats de rire. Je tourne la tête : au loin, je vois le dos de l’éléphant célébré qui mène toujours, impérial, la marche. Emballé, je plaisante avec Radjha, lui répétant en boucle, tel un fidèle hystérique : « Ganesha ! Ganesha ! Ganesha ! »
Le cavalier-cheval nous passe sous le nez à nouveau, imperturbable. Nous éclatons de rire, heureux de nous abandonner à cette journée de la fierté et de la partager ensemble. La fête ne fait que débuter : l’après-midi et la soirée seront longues, Ganesh mérite bien cela. Il sera bien assez tôt, demain, lorsque l’icône aura retrouvé son sanctuaire, de revenir à l’anonymat, à la prudence et à l’observation intriguée de ces étranges européens. Pour l’instant, la célébration joyeuse de ses racines et de ses souvenirs est la seule préoccupation du digne peuple tamoul.