Le bourg de Ca Mau semble si loin de tout, un petit point sur une carte, à l’extrémité méridionale du Vietnam, un endroit où les gens se montrent du doigt les rares Occidentaux qui s’y aventurent, un lieu où écoliers et surtout écolières vous saluent d’un « hello » familier, qui sort malgré soi de la bouche, ce qui les fait pouffer de rire, et qu’une dame traduit joliment en vietnamien, à l’intention de ses enfants qui ne comprennent pas, par « Xin Chào Qui Khach », formule très polie d’accueil des invités.
Ce bourg est le chef-lieu de la province éponyme, l’une des moins peuplées du delta du Mékong, avec moins d’1,5 million d’habitants. Elle est également l’une des moins riches car l’eau saumâtre remonte loin, gênant la riziculture et les cultures maraîchères de berges. En revanche, elle est le théâtre du développement rapide d’élevages de crevettes et crustacés destinés à l’exportation, ce qui contribue à l’abattage des mangroves et à la salinisation de l’eau douce. Comme le reste du delta du grand fleuve, la province est sillonnée de canaux souvent rectilignes qui se doublent d’un réseau croissant de routes bitumées sur digues dont les nouveaux ponts sont encore parfois en construction.
Plus peuplé que celui de la province voisine de Bac Liêu, le chef-lieu proprement dit donne l’impression d’un bourg de campagne entaillé par quelques larges avenues où des motos pétaradent du matin au soir mais dont les rues avoisinantes sont relativement tranquilles. Plutôt propre, le marché regorge de fruits, légumes, poissons, crustacés. La piste aérienne est entourée d’herbes à éléphant mais l’accès à l’aéroport est facile : il est proche du centre et les taxis ne manquent pas. Voilà vingt ans, les rues de Ca Mau étaient de terre battue et l’électricité rare. De nos jours, le bitume est omniprésent et un petit hôtel comme le Song Hung propose, pour dix euros la nuit, de vastes chambres dotées de télévision sur satellite, Wifi, climatisation et eau chaude. La navette aérienne avec Hô-Chi-Minh-Ville est quotidienne. Si les vendeurs de billets de loterie abondent toujours, ils sont vêtus correctement et ne se déplacent plus nus pieds. En ville, aux côtés de quelques pagodes vietnamiennes ou cambodgiennes figurent de petits temples bien entretenus, dont la restauration a été financée par des congrégations chinoises dont des membres avaient fui, en 1975 et dans les années suivantes, le plus souvent vers l’Amérique du Nord et qui, depuis, reviennent régulièrement visiter – et financer – leurs parentèles demeurées sur place.
Dans les bâtiments annexes d’une pagode, un maître de médecine traditionnelle, âgé de 86 ans et fier de son évidente robustesse, dispense son enseignement à plus de deux cents jeunes étudiants, tous vêtus d’un ‘pyjama’ marron clair. Assises dans la cour cimentée, des dames parfois âgées s’affairent à tailler en très fines lamelles des tiges de plantes utilisées dans les décoctions. Les vastes terrasses du principal bâtiment sont recouvertes d’herbes séchant au soleil. Dans les locaux du dispensaire, derrière un comptoir, les étudiants préparent d’une main très leste les mélanges en fonction des ordonnances qui leur sont remises. Le maître dit que les médicaments sont distribués gratuitement. « Voilà soixante ans que j’enseigne », résume-t-il, comme s’il était le symbole de la continuité au milieu des troubles que le Vietnam a connu dans la deuxième moitié du XX° siècle. Le maître illustre aussi une tradition vietnamienne dont ni la guerre ni l’après-guerre,- les ruines, puis la quête de l’enrichissement-, ne sont venus à bout : le sacrifice d’une vie au service d’autrui, les vertus de l’exemple, de la méditation, de la science.
Nguyên Ngoc Tu, quant à elle, est née sur place et a choisi d’y demeurer. « J’ai besoin de Ca Mau, je travaille seule », dit-elle. Elle protège son nid, un mari bijoutier, un garçon né en 2001, les gestes de la vie, la permanence d’un contact indispensable avec les réalités quotidiennes, les crêpages de chignon, les élans de générosité, les petites misères, les grands sentiments. Comme si elle souhaitait que rien n’entame son appétit de comprendre, de raconter, de rejeter le factice, le superficiel. « Etre proche de la nature » est une expression qui revient souvent dans sa bouche.
Elle aime, plus exactement, ce qui est naturel, la simplicité et la vérité des gestes, des comportements, des sentiments. « L’amour qui ne trouve pas de réponse » lui convient mieux que les amours impossibles, thème récurrent de la littérature classique vietnamienne. Les coins qu’elle préfère sont Tra Vinh et Ben Tre, deux provinces limitrophes sur la mer et qui sont encadrées par les deux bras les plus importants du Mékong. « Parce que la mentalité des gens y est pure », tente-t-elle d’expliquer. Comme si elle voulait dire que la vérité des relations, si dures ou si douces soient-elles, est une source majeure de son inspiration. A ceux qui font le trajet jusqu’à Ca Mau, son antre, son refuge, elle propose volontiers une balade dans la forêt voisine d’U-Minh, pour sa beauté, son calme, ses charmes.
Née en 1976, Nguyên Ngoc Tu est considérée comme l’une des plumes les plus prometteuses d’une nouvelle génération d’écrivains vietnamiens. Elle rédige des nouvelles plutôt courtes, limpides, pour des journaux saïgonnais (Tuoi Tre, Phu Nu) et qui ont déjà fait l’objet, en 2007, de deux recueils, dont l’un a été primé. Son inspiration ? « La vie quotidienne et son environnement ». Dans « Un champ infini », sa deuxième nouvelle traduite en français (1), elle rapporte l’histoire des prostituées des digues à l’époque des moissons, femmes déjà sur le retour, tentation des paysans, frustrations des paysannes pauvres, jalouses, étourdies de fatigue, qui attendent le soir, en faisant bouillir la marmite, que les hommes reviennent des rizières sans y laisser une part de leur paie, en résistant à leurs démons. Au fil des soirées, cette somme – dures et mauvaises vies – peut engendrer l’explosion de fureur : une fille vilipendée, battue, brûlée à l’acide dans ses parties les plus intimes, mais qui accepte son sort, comprend la rancœur des épouses légitimes, conserve ses propres appétits, et ne sait que faire d’autre. « Je décris », dit Tu, et elle le fait d’une plume facile, sans se mettre en avant, sans détour. La vie telle qu’elle est.
Sa première et courte nouvelle traduite en français,- « Adieu ma tourterelle » (2) – raconte l’histoire de deux jeunes gens, amoureux, faits l’un pour l’autre mais qui sont contraints à la séparation, l’humour, le sourire et même le rire couvrant leurs larmes intérieures. Un drame que les intéressés s’efforcent de traiter avec légèreté. Le couple s’adaptera peu à peu à l’impossibilité de l’union. Un faire-part de mariage tranche le débat : la jeune femme finit par en épouser un autre, sur lequel il n’y a rien à redire, tandis que le jeune homme reprend la route des troubadours. Il se produit dans les petites villes du coin, histoire de contribuer à nourrir ses parents. « Des chagrins inconsolables », la vie est ainsi.
Nguyên Ngoc Tu ne veut pas se couper de cette réalité. En classe de dixième,- de seconde en France -, elle a dû interrompre ses études pour s’occuper d’un père gravement malade. Retenue au domicile, elle a pris des cours par correspondance et réussi à décrocher le bac. Puis, à l’âge de vingt-et-un ans, elle s’est mise à écrire, par besoin, par plaisir. « Décrire les changements, les évolutions, l’adaptation des gens », telle est sa préoccupation. Ni plan préétabli, ni construction. « Je suis ma pensée », résume-t-elle, comme si elle laissait courir sa plume une fois l’idée d’une nouvelle apparemment bien ancrée dans sa tête.
En octobre 2007, dans un discours prononcé en Corée du Sud à l’occasion de la publication de « Champ infini » en coréen, elle a dit qu’elle avait commencé à écrire « à cause de la solitude » et dans l’espoir de se libérer de la « mélancolie » qui l’envahissait. « En vain, l’écriture ne m’a pas aidée à chasser la solitude. Paradoxalement, j’éprouve de plus en plus son besoin pour écrire. Souvent, au milieu de la foule, je m’isole. Alors que tous les autres me parlent et me touchent, je suis ailleurs, seule, et attends désespérément un cœur complice », a-t-elle expliqué (3).
Elle accueille la renommée naissante avec défiance. « Une fois tous les deux mois, je me rends à Saigon », dit-elle, soit une heure d’avion ou six heures de bitume. Pour y rencontrer ses éditeurs, y faire le plein de lectures. De temps à autre, elle monte jusqu’à Hanoï pour y bavarder avec des écrivains. Mais elle ne cache pas sa soif de regagner au plus vite son nid, ses marques, son foyer. Les autorités locales auraient souhaité que l’écrivaine la plus renommée de leur province en vante seulement les charmes : le talent, en quelque sorte, au service de la propagande. Elles ne saisissent pas davantage que Nguyên Ngoc Tu, avec son message « universellement vietnamien », est en train de replacer Ca Mau au cœur de son pays. Au bout du compte, la jeune écrivaine souriante, l’assurance non dans la voie mais dans les idées, raconte son art sans sourciller, sans prétention, sans artifices. Lumineuse rencontre.
(1) Lire un extrait sur notre site.
(2). Traductions de Doan Cam Thi, qui a publié « Adieu ma tourterelle » dans Au Rez-de-chaussée du Paradis (Editions Philippe Picquier).
(3) Communication de Doan Cam Thi.