Entre histoire et devenir, violence du choc et cruelle émergence, entre « faire-être » et délaissé entre oubli et anamnèse, entre jouissance et nostalgie de la perte, cet interstice de la ruine, cet écartèlement dramatique de l’être en son temps (que saisit ce texte) dérangent à peine. Tant notre imaginaire de la Boite de Pandore sans cesse s’en réjouit. Il laisse là encore sourdre l’entraperçu d’une prise esthétique, cénesthésie d’un « refoulé » anthropologique et de sa fluence mortelle. Cette lecture de la faille existentielle ne tient qu’à un fil qu’il suffit d’étirer, de dénouer, pour dévider ainsi l’une fondamentale, fondatrice peut-être, des fictions héroïques d’une volonté défiante inassouvie, de « faire-être » l’objectal — la construction matérielle/immatérielle mise en abîme — et son obsolescence calculée en durée de viabilité, et de proposer la saisie jouissive des restes de ce devenir, à l’instant inachevé et d’en rêver la fin. (Daniel Guibert)
Joseph Nasr
LE FAIRE-ÊTRE POÉTIQUE DE LA RUINE
« Aucune mémoire de la transcendance n’est plus possible, si ce n’est par l’intermédiaire de la ruine », disait Adorno [1].
L’image de la cendre évoque l’effet d’une ruine qui suscite un sentiment de mélancolie, elle est également une image de la destruction humaine, de la mémoire et de l’oubli absolument radical. Les ruines renvoient au destin de l’homme, « un débris du péché et de la mort », elles sont associées à un moment de repli et de dialogue de l’âme avec elle-même, comparée à ses propres états, ses passions et ses émotions.
Appréhender la philosophie de la cendre et l’esthétique de la ruine comme une idée féconde, reflète une force d’impulsion absolue vers la créativité. Réduire en poudre, réduire en cendres, réduire en poussières, c’est le « venir à rien », le « devenir à rien », le « devenir le Rien ». Le silence des ruines devient un espace de silence. Ainsi est-il un espace de méditation et de recueillement sur l’histoire et la mémoire de l’homme (cimetière), d’une ville (vestiges d’édifices).
Tout être humain participe à son autodestruction : âge, souffrance, oubli, agonie, mort. Il est désormais suicidaire, il se suicide à chaque instant. Son corps éphémère jouit de cette mort lente. Toute mort est née d’un acte suicidaire. Même l’architecture participe à cette autodestruction. En architecture, la destruction révèle une ruine relevant d’une architecture éphémère. Les œuvres architecturales, lorsqu’elles tombent en ruine, participent à une sorte de mimesis supérieure, qui rappelle à l’homme sa propre mortalité.
De la réflexion sur sa propre naissance et de l’admiration de la beauté de sa propre fin et de sa propre ruine, l’homme, cet « être de mémoire » et élément en réduction du cosmos, commence à méditer sur le temps et sur l’histoire dans la trace de l’immémorial, et commence à réfléchir sur son propre éphémère en admirant une architecture bâtie et sa ruine. La Tour penchée de Pise est l’exemple de cette autodestruction lente de l’âme.
La « poétique des ruines » se transforme ici en une « poétique des morts ».
Qu’elle soit une ruine humaine ou architecturale, son silence est une façon de mettre en valeur la mort, le vide, l’identité, l’absence, l’altérité, l’inconnu, l’oubli et le Rien. En architecture, penser une existence qui soit en même temps une inexistence (c’est-à-dire une inexistence omniprésente au cours de la destruction), ne constitue pas une contradiction, mais la qualité même du Rien.
« L’architecture c’est ce qui fait les belles ruines » affirme Auguste Perret. La ruine est un objet de séduction pour l’architecte, éveillant l’art, l’existence et le temps, la matière et l’esprit, la perception et la culture, afin de laisser émerger l’idéologie de la ruine. Une « ruine à concevoir », une « ruine à bâtir », une « ruine à émouvoir ». Ce faire-être poétique de la ruine révèle une poétique comme faisance de l’œuvre d’art, elle produit un monde. L’être créé de la ruine reflète une esthétique qui est l’existence d’une fonction de notre sensorialité.
Cette ruine admirable est le lieu d’une relation dialectique entre le Moi et le Monde en invitant l’homme à méditer sur son existence éphémère. Cette perception de la ruine est une vérité du bâti d’ordre éthique ou esthétique, elle fait signe vers le retour et elle rend imaginable le retour vers l’origine par une disparition. Benjamin intègre la ruine qui préserve les traces du monde disparu dans le processus de matérialisation de la mémoire du présent.
Destructions, vestiges d’édifices, ruines urbaines et architecturales, cités fantômes, villes mortes, rues fantômes reflètent la limite de la mort de la nature et de l’architecture.
Il existe deux natures de ruine. D’une part, la nature qui s’autodétruit ; dans ce cas la ruine architecturale est ouvrage du temps, et ne résulte pas d’une catastrophe naturelle. D’autre part, celle qui est détruite ; dans ce cas il s’agit d’un ouvrage de l’homme, résultant des guerres de destruction annihilistes, (doctrine de bellicisme) : la mémoire de la Grande Guerre, des années noires, de la Shoah, de la guerre d’Algérie, l’attaque atomique de Hiroshima, Nagasaki, Kokura et Niigata. Cette dernière est plus violente et plus complète que celle de l’ouvrage du temps.
Qu’elle soit ouvrage du temps ou de l’homme, la ruine est mémoire, elle résiste et subit. Quand la ruine est détruite, quand elle n’existe plus, c’est le néant même qui s’impose réellement comme une destruction, voire un anéantissement absolu. Pour Benjamin, la mémoire s’accorde à la matière et à la trace. Sa préservation ou le fait de faire apparaître l’oubli sont en rapport direct avec la destruction. Une lieu détruit qui porte le deuil de l’histoire ou la violence d’un peuple est désormais un espace de contemplation et de méditation, évocateur de la mémoire de l’homme et de son univers. Cette violence n’a pas d’existence physique, l’homme n’habite que l’espace détruit ou laissé vide, il ne fait-être que l’inexistence du lieu et de l’objet. Ce plaisir authentique est un plaisir sensible et intuitif qui a la volonté de faire-être l’immatérialité sensible de l’architecture. Cette esthétique d’une « violence refoulée » et d’une « violence recherchée » est une expérience d’une sensibilité-sensation et de la sublimation de la destruction.
Pourquoi, nous humains, sommes-nous davantage touchés par le fragment et le détritus que par l’œuvre intacte ? Pourquoi en même temps avons-nous peur de ce vide et de cette disparition et cherchons-nous à les remplacer par un plein ou par une construction qui remplit l’absence d’une ruine ? Par quelle énigme les ruines peuvent-elles susciter une importance poétique voire esthétique ?
Si l’on recherche l’étymologie du mot « ruine », celui-ci appartient en français au XVe siècle. Il est issu du latin classique destruere et du latin populaire destrugere, détruire signifie « abattre ». Le résultat de cette action signifie ruines du latin ruo qui signifie littéralement « tomber, s’écrouler, s’effondrer, renverser » mais aussi « précipiter, pousser violemment ». À propos d’une construction, nous partons donc de l’idée d’une destruction qui fait violence, donc une construction qui cherche son éphémère et sa fin, sans que son concept d’origine soit « l’éphémère ». Elle devient cendre, débris de pierre et poussières — dans le processus de la conception architecturale, l’architecture sera pensée par sa spatio-temporalité, c’est-à-dire penser sa ruine en pensant son avènement ; passé, présent et avenir constitueront les trois symboles de la conception. « Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt » a écrit Diderot dans Salon de 1767 sur la peinture ruiniste de Hubert Robert, en posant les linéaments d’une poétique des ruines. Hubert Robert, artiste de la même époque a exploré cette idée « ruiniste » de vandalisme subversif, selon laquelle il faut révéler un lieu détruit ou relativement détruit pour le sublimer.
L’homme ne doit pas chercher à détruire ce qui ne dure qu’une courte durée, mais ce qui est éternel et immortel ; c’est en rendant éphémère l’éternel que l’homme éprouve force et joie. Détruire, ou voir ce qui est éphémère en train de se détruire, n’entraîne pas ivresse et folie.
J. N.
P.-S.
Iconographie et information connexe de l’article documentés par La revue des ressources.
–Reconstruire Beyrouth. Les paris sur le possible, 20 décembre 1991 (première édition), collectif édité par Nabil Beyhum, coll. Études sur le monde arabe, Publications de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée.
Portofolio
– Israeli Assault to Lebanon in 2006 - Transport and vital sites bombed
(Source mrzine monthly review)
[1] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. Collège de Philosophie (de l’ouvrage Negative Dialectics publié chez Suhrkamp Verlag en 1966), Payot, Paris, 1978 ; p.280. Re-édition coll. Petite Bibliothèque Payot, N°478, Payot et Rivages, Paris, 2003.