Le Destin [3] (El-Maseer), 1997. Réalisateur : Youssef Chahine [4],
acteurs : Nour el Chérif, Mohammed Munir, Leyla Elwi.
DESTIN
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Le Destin : Chahine récrit-il l’histoire ?
1. Youssef Chahine vivant en Égypte, pays arabe et islamique leader où un engagement progressiste conscient est la condition nécessaire pour produire un art anti-intégriste progressiste, dirige un film qui pose des questions motivées par l’ouverture explicite sur la laïcité, la rationalité et la raison. Dans une période pleine des crimes commis au nom de la religion — toute religion, — avec la manipulation de la tradition en Égypte et en Algérie — pour ne citer que deux pays, — la conscience critique et la capacité de produire un art révolutionnaire vont de pair. Destin retrace la vie et la lutte d’Averroès [5], philosophe musulman du XIIe siècle, et l’influence de ses travaux non seulement sur la civilisation islamique, mais aussi sur la laïcité occidentale. Ce qui est dépeint dans le film est la relation d’Averroès avec le calife tout-puissant, avec des gens ordinaires, et avec des groupes fondamentalistes qui à travers leur interprétation démagogique du Coran organisent de retourner le calife contre Averroès. C’est la résistance d’Averroès, soutenu par les gens ordinaires, que nous sommes appelés à examiner.
2. Même si le film porte sur l’érudit musulman Averroès, et sur sa guerre contre le fondamentalisme intellectuel à son époque, c’est le changement dans la structure sociale égyptienne après la politique sadatiste des années 1970, et ses conséquences, qui constituent les principaux motifs idéologiques du film. C’est-à-dire que la montée du fondamentalisme islamique et sa prétention à être la seule source correcte de l’interprétation de la Parole de Dieu seraient idéologiquement liées à la disparition de la politique progressiste des années 1950 et 1960, et à l’ingérence étrangère. Pour le dire autrement, la relation de proportionnalité entre la montée de l’intégrisme et les attaques impérialistes est soulignée dans le film. Les justifications théologiques (mythologiques) en amont de la création d’Israël au cœur du monde arabe, par exemple, ne sont pas différentes de celles utilisées par d’autres fondamentalistes à l’intérieur comme à l’extérieur du film. Ainsi la guerre inhumaine lancée par le mouvement taliban en Afghanistan ne pourrait jamais être comprise si elle n’était pas liée aux intérêts américains dans la région dans les années 1970 et 80. L’histoire du film Le Destin est donc une allégorie qui permet à Chahine de choisir sa place dans la société actuelle et par conséquent, à partir de son propre point de vue, de répondre aux changements historiques qui se déroulent au Moyen-Orient, et de leur donner sens en ses termes réalistes propres.
3. L’engagement de Chahine pour les gens ordinaires est plus qu’une simple question de présentation d’opinion correcte sur la religion et la raison ; davantage cela se révèle jusque dans la façon dont il reconstruit ses éléments socio-historiques et artistiques et ses motifs et comment il transforme des spectateurs passifs en collaborateurs appelés à prendre position.
4. Le destin, dans sa condamnation explicite de toutes sortes de fondamentalisme religieux, est donc engagé de façon vitale avec les situations de vie des hommes et des femmes, ici et maintenant, en dépit de l’historicité de son sujet et de l’intrigue. Le débat entre raison et religion — ou plutôt la question de la manipulation de la religion — est indispensable à toute tentative de comprendre le film. Le film s’ouvre sur un savant français condamné au bûcher, brûlant pour sa traduction des œuvres du philosophe musulman le plus éclairé du XIIème siècle, Averroès. Averroès, dont le travail a joué un rôle très important dans la formation des idées des philosophes du siècle des Lumières et par conséquent, de l’âge présent, est un savant qui croit au pouvoir de la raison et de sa capacité à remettre en question, d’analyser, et de tirer des conclusions. La religion, selon Averroès, n’est pas contre la raison ni contre la rationalité. Et cela conduit à un débat avec [ les disciples ] d’un autre savant musulman, Al-Ghazali [6], qui croit que le Coran ne peut être interprété qu’en étant référé à son interprétation originelle, ce qui est au-delà de la raison. D’autre part, Averroès estime qu’après la mort du prophète Mahomet, l’interprétation du Coran ne peut être renvoyée à un interprète ni à une interprétation quels qu’ils soient. En bref, c’est un débat entre le déterminisme vulgaire tel qu’il est exprimé dans L’incohérence des philosophes de Al-Ghazali, et de la rationalité telle qu’elle est exprimée dans L’incohérence de l’incohérence et leurs traitements des philosophes grecs Platon et Aristote d’Averroès. Le Destin s’engage dans ce débat et dans ses conséquences. Autrement dit, il représente le débat intellectuel entre Averroès et les fondamentalistes dans la mosquée où Averroès donnait des cours, et il dépeint la résistance au pouvoir binaire dans les rues de la ville andalouse, Cordoue. D’où l’importance du rôle du poète et chanteur gitan Marwan, dont les chansons ne sont pas seulement dirigées contre les fondamentalistes, mais aussi contre le calife lui-même.
5. Les idées d’Averroès sont attaquées par les groupes fondamentalistes à Cordoue, ils parviennent à persuader le calife El-Mansour d’ordonner que les livres d’Averroès soient brûlés pour leur « blasphème ». Toutefois, certains de ses livres avaient déjà été introduits clandestinement en France par le fils du savant français qui au début du film était brûlé à mort par le Tribunal de l’Inquisition. D’autres livres sont copiés par les étudiants et les partisans d’Averroès et passés en contrebande vers l’Egypte par le fils du calife. La fin du film, comme l’ouverture, la combustion des témoins — non pas un être humain cette fois, mais les livres d’Averroès, — offre un parallèle très important si on le conçoit dans les derniers mots de Chahine, qui apparaissent à l’écran : « Les idées ont des ailes, elles volent comme les oiseaux. » Le tribunal français de l’inquisition qui avait décidé que les idées d’Averroès ne devaient pas être traduites à cause de leur « blasphème » n’est pas idéologiquement différent des doctes islamiques (les ulémas) dans leur interprétation et leur compréhension dogmatique de la religion. L’intégrisme, qu’il soit chrétien ou musulman, utilise tous les moyens pour bloquer la propagation des idées progressistes. L’oppression intellectuelle n’est donc pas différente de l’anéantissement physique. La liberté d’expression est le terme clé dans ce contexte. Ironie du sort, ce parallèle s’étend à Chahine lui-même qui a été poursuivi, par un tribunal égyptien, pour avoir dirigé un film — L’émigré (1994) — dépeignant la vie du prophète Joseph. Sa tentative d’interpréter et donc de représenter l’« irreprésentable » fut considérée comme un « blasphème » par de nombreux fondamentalistes en Égypte. Plus ironique est le fait que les mêmes fondamentalistes aient essayé d’empêcher Le destin d’être produit. Dès lors, la représentation comme discours n’est pas séparée de la puissance hégémonique et de la résistance à celle-ci. Le destin est donc délibérément anachronique de différentes manières.
6. La complexité du débat intellectuel entre Averroès et les fondamentalistes de la religion du Coran, et la « bonne » interprétation de la parole de Dieu et de son prophète, profilent étonnamment le débat contemporain qui a lieu dans le monde islamique, en particulier en Égypte. C’est l’histoire qui se répète, mais comme une farce. Dans Le destin, la fatwa pour tuer Marwan, le poète chanteur — poignardé dans le cou pour tenter de lui couper la gorge et l’empêcher de chanter — parodie la fatwa pour tuer Naguib Mahfouz [7], principal romancier de l’Égypte et lauréat du prix Nobel de littérature [8]. En outre, l’assassinat ultérieur de Marwan avec une lance dans le dos fait encore une fois écho à un assassinat, celui de Farag Foda [9], intellectuel égyptien libéral et défenseur de la laïcité, après qu’il ait remporté un débat avec le cheikh Ghazali — un docte religieux des ulémas de l’Égypte traditionnelle contemporaine. Dans le cas de Mahfouz et Fouda, les jeunes assassins avouèrent n’avoir jamais lu une seule de leurs œuvres. De même dans le cas de Marwan, son assassin ne l’a jamais entendu chanter. Dans le film comme dans la vie, les deux cas des assassins ont simplement obéi aux ordres d’une autorité suprême. Le poète chanteur est un gitan noir marginalisé qui, de manière significative, sauve des fondamentalistes le plus jeune fils du calife. En outre, il est le seul à agir : en menaçant la vie de l’émir du groupe, et en refusant de plier et de demander grâce. Par conséquent, il est assassiné brutalement. Les chansons du chanteur sont des interprétations des idées d’Averroès sur la vie et sur l’engagement des chansons égales à des idées ; même si l’intellectuel sous le chanteur meure, ses idées en chansons sont chantées et répandues partout — même après que le chanteur soit assassiné par les « ennemis de la raison et de la liberté ». Les idées d’Averroès sont donc protégées par les gens, même par ceux en marge de la société, à savoir les gitans.
7. L’histoire écrite est l’histoire officielle, c’est l’histoire des classes dominantes, des rois, des émirs et des califes. Le destin utilise cette histoire pour réfléchir (sur) l’alliance entre le calife El-Mansour et les groupes fondamentalistes. Les fondamentalistes, malgré leur alliance avec le calife, intriguent avec les Espagnols contre lui. De même, dans les années 1970, Anouar el-Sadate, l’ancien président de l’Égypte, a permis et soutenu les groupes fondamentalistes dans une tentative de se débarrasser des gauchistes et des nasséristes, pourtant il fut assassiné par les mêmes groupes en 1981. (Averroès, de façon très significative, fait valoir que l’ennemi est « dedans », plutôt que « dehors »).
8. Parallèlement à cette réécriture de l’histoire officielle, il y a la représentation de l’« histoire populaire » selon Chahine, c’est-à-dire l’histoire réelle, qui n’est pas écrite et donc oubliée. Il transpose des chansons arabes, des danses espagnoles et « carnavalesques » en film ; les chansons et les danses, menées par les gitans, offrent à la population — et aux spectateurs — une entrée dans une sphère symbolique de la liberté utopique. Les chants de Marwan, les danses de sa femme, et la participation de la population — même la participation du fils du calife, — sont en tout des attitudes envers la vie qui n’appartiennent ni au calife, ni à l’émir, mais plutôt aux communautés populaires et sont transmis parmi les masses. Le film comprend deux chansons très significatives sur la jouissance de la vie et l’engagement de chanter comme production d’idées, les deux chansons sont chantées sur un mode carnavalesque qui réunit la danse folklorique espagnole occidentale avec la musique arabe. Les danses et les chants, célébrés par le peuple, et soutenus par Averroès lui-même, sont des expressions de l’art populaire comme résistance, puisque l’art est considéré comme un péché. Comme les carnavals, qui — selon Bakhtine [10] — sont la « seconde vie » du peuple, les chants et les danses ne sont pas célébrés dans les palais du calife ni dans le quartier général ni dans les donjons, mais plutôt dans les rues et dans les cafés où vivent les gitans. Pour pousser davantage, ils sont à l’opposé de la hiérarchie oppressive dans la mesure où ils sont la logique du « monde à l’envers ». Ils sont dirigés par le chanteur gitan et son épouse, la danseuse. Le centre de la vie sociale est donc pris par le noir, la gitane, le pauvre, la femme — tous les groupes marginalisés qui n’ont jamais été considérés comme des « décideurs » de l’histoire. Le film lui-même est donc une œuvre d’art tournant la hiérarchie à l’envers : le plus jeune fils du calife est amoureux d’une jeune gitane qu’il met enceinte, et le chanteur, qui considère le fils du calife comme son propre fils, est le seul à mourir pour une cause.
9. La résistance à l’intégrisme vient de ceux qui chantent et qui dansent — ceux qui « sont amoureux de la vie », leur culture est une culture d’opposition soutenue par les intellectuels éclairés, conscients comme Averroès. Alors que le chanteur refuse de se plier à l’émir du groupe, le philosophe Averroès appelle « frère » le calife et confronte les autorités théologiques et politiques à la vérité. La déclaration de Gramsci selon laquelle « tous les hommes sont philosophes » est valable dans l’interprétation de la relation entre le chanteur et le philosophe. Le destin, comme un carnaval, ainsi, célèbre la vie et la réflexion ; il ne regarde jamais l’histoire d’en haut, mais plutôt d’en bas et voit donc à la fois la bohémienne et le calife, à travers Averroès qui prend parti. Ce faisant, en adoptant le côté du peuple et en défendant la raison, Averroès réorganise la résistance et devient par là un intellectuel d’avant-garde qui fait usage de la spontanéité de la résistance populaire en la théorisant. Aussi Chahine, en soulignant sa politique oppositionnelle et en la théorisant consciemment dans une programmation orchestrée, qui n’est pas séparée des masses en tant que peuple, prend-il une longueur d’avance sur le « carnavalesque » de Bakhtine. La deuxième chanson dans le film, qui est chantée partout et se déplace à distance de son point d’origine, met l’accent sur l’importance de la résistance par rapport aux chansons comme idées. En fait, il s’agit d’une combinaison du chant et en même temps de la danse collective :
Faites entendre votre voix, Chantez,
Les chansons sont toujours possibles, disponibles,
Et nous avons encore beaucoup à vivre,
Si un jour vous tombez,
Vous devez vous relever,
Levez-vous en regardant le ciel comme un palmier,
Pas de retraite, aucune défaite, aucune crainte,
Et fini le rêve solitaire qui s’accroît dans le désert,
Ta chanson au milieu de la foule des masses,
Fait trembler mon cœur palpitant,
Guérir ma blessure,
Quand tu danses, je dois danser, je dois danser c’est obligé,
Ton rêve se mêle à mon rêve,
Pas de retraite, aucune défaite, aucune crainte,
Et fini le rêve solitaire qui s’accroît dans le désert,
Fais entendre ta voix, Chante ! [11]
Nous sommes ensuite invités à agir, exactement comme Marwan, qui non seulement chante en théorisant, mais également agit. En fait, sa vie est le reflet de ses chansons : « Si une lune disparaît, mille apparaîtront, elles ouvriront une route nouvelle à travers l’impossible. » C’est précisément ce qui lui arrive : il meurt, mais ne disparaît jamais. Lui et ses chansons ne sont jamais récupérés. Et Averroès ni Chahine ne le sont.
10. En faisant le carnaval et en parodiant le passé et le présent, où tout est fécond de son contraire, Le destin implique une politique alternative initiée par les gens ordinaires. Les livres d’Averroès sont copiés par ses partisans et par sa famille, et quand il lui est demandé de quitter Cordoue, il est accompagné par les gitans. Les fils du calife deviennent populaires à cause de leur relation avec Averroès et avec les gitans ; la relation fraternelle intime entre Marwan et Nasser, le fils du calife, est sans aucun doute l’indication d’une alliance exemplaire.
11. Les idées d’Averroès n’ont jamais disparu, elles appartiennent maintenant à la culture de l’humanité. En dépit de l’intégrisme et de cette menace imposée à Chahine et à tous les acteurs, ils ont réussi — sous l’influence des idées d’Averroès — dans la transmission des mêmes idées, à savoir la raison, l’engagement, et l’illumination. Chahine réussit dans le retour d’écrire l’incohérence de l’intégrisme. Il est donc lui-même Averroes. Les films les plus célèbres de Chahine, Saladin, La terre, La mémoire, une histoire égyptienne, L’émigré, Le moineau, Le retour de l’enfant prodigue — pour n’en citer que quelques-uns — sont tous des films cohérents, fertiles en énergie, des messages stimulants et provocateurs contre le courant hégémonique. Ayant commencé à réaliser en 1950 il a trouvé moyen de se protéger lui-même en s’avançant comme un technicien qualifié voué à son travail. Il vaut de mentionner qu’il ait découvert de nombreux talents d’acteur parmi lesquels Omar Sharrif. En fait, la carrière de Chahine est le reflet de son engagement socio-politique. Par exemple, l’épopée nationaliste Saladin (1963) est une représentation de la libération de Jérusalem ; La Terre (1969) est une représentation de ce qui se passe lorsque les terres d’un paysan sont confisquées. À juste titre il a remporté l’Ours d’argent et le Grand Prix du jury au Festival de Berlin en 1978 [12].
12. Le grand acteur égyptien, Nour El Sherif — qui joue le rôle d’Averroès, — s’est avéré un acteur engagé quand une fois encore il fit le bon choix, après l’attaque contre lui par l’« industrie culturelle » — selon le terme d’Horkheimer et d’Adorno, — qui lui avait donné à jouer le rôle provoquant de Naji El-Ali [13]. Après Naji El-Ali [14], — vie et mort du caricaturiste politique palestinien du même nom, assassiné par le Mossad israélien à Londres, en 1987 — El Sherif avait été accusé d’être un « acteur provocateur » ayant promu des films « subversifs ». Ce film fut ensuite interdit dans de nombreux pays arabes.
13. Mohammed Mounir (le chanteur) fait un chanteur afro-arabe magnifique, comme il l’a toujours été ; ses belles chansons fonctionnent comme des microcosmes non seulement pour le film, mais encore pour le monde qu’il reflète. Tous les acteurs et actrices, y compris les nouveaux talents, jouèrent un « carnavalesque » collectif qui méritait la « standing ovation » de 15 minutes qui le salua, lorsque le prix du 50e anniversaire du Festival fût remis à Youssef Chahine pour l’ensemble de son œuvre [15]. La victoire finale d’Averroès, malgré le feu consumant ses livres derrière lui et malgré l’assassinat du poète chanteur, est une victoire de la vie, de la réflexion (la raison) et de la rationalité sur l’arriération, sur l’autoritarisme et la manipulation des religions. Précisément en Chahine-Averroès se trouve un intellectuel organique — comme Gramsci le qualifierait — où la pratique et la théorie s’intègrent.
Source du texte original en anglais : clogic.eserver.org.
Original contents copyright © 1998 by Haidar Eid.
Format copyright © 1998 by Cultural Logic, ISSN 1097-3087, Volume 2, Number 1, Fall 1998.
"Le Destin : Chahine récrit-il l’histoire" - version française inédite par Louise Desrenards, de "Destiny : Chahine Re-Writes History" from Haidar Eid (clogic.eserver.org) is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License. Based on a work into French at www.larevuedesressources.org/.