Le héros, Paul Dédalus, a dix ou onze ans. Un après-midi, il entreprend d’écrire un roman, un récit d’aventures qui décrirait une vie rêvée, avec des histoires de pirates et de trésors. Dans le préambule qu’il parvient à rédiger (cinq lignes d’après son souvenir, un peu plus d’après l’image que nous propose le cinéaste), il commence par régler ses comptes avec la vie réelle, avec sa famille de "bourgeois timorés", sur un ton "vengeur". Ce préambule est assez beau, quoi qu’il en dise en racontant le souvenir à son psychanalyste.
Le jeune Paul, au bout de ces quelques lignes de préambule, laisse en plan son roman pour aller jouer avec son frère et sa soeur. Il n’a probablement pas renoncé, mais il ne sait pas comment enchaîner ; déjà, il hésite, il doute. Sa mère trouve le texte : il est convoqué dans la salle à manger. Debout, elle lit le texte à voix haute, devant le père assis, et les grands-parents très gênés. Elle lui demande de se justifier ; "pourquoi il écrit du mal de son père, pourquoi il écrit qu’il est lâche, s’il trouve qu’il est soumis..."
Le souvenir devient une mise en cause de la mère, de son emprise abusive, de son accommodement au réel prosaïque, de son "entreprise systématique de castration" du père - avec lequel s’établit une connivence fugitive. Mais cet aspect psychologique, familial, prend un tour plutôt parodique. Et lorsque Paul évoque son père "seul", enfermé dans des "désirs adolescents", on se demande s’il ne parle pas un peu de lui-même.
Ce qui semble aussi important dans cette scène d’enfance, c’est le désir d’être écrivain, pour une autre vie, comme s’il fallait écrire cette vie plus riche, plus belle, pour la faire advenir, comme si c’était l’écriture du roman qui permettait le début de la vraie vie.
La tentative de Paul est inaboutie, ou suspendue : on ne sait pas s’il a essayé de poursuivre ce roman, s’il y a eu des tentatives ultérieures. Paul a en tout cas laissé la page blanche ; une page blanche qui symbolise cette vie d’homme qu’il voudrait accomplir sous le signe de l’écriture, mais qu’il attend toujours de commencer.
Car Paul Dedalus a trente ans, au moment où il raconte cette scène (d’abord à son psychanalyste, ensuite à ses amis) ; et, comme nous l’apprend un narrateur mystérieux et indéfini, Paul se voudrait écrivain, alors que, dans la réalité, il enseigne la philosophie à l’Université - un métier qu’il n’aime guère, qui l’accapare. Certes, il rédige une thèse, qui offre un substitut à son désir d’écrire dans le cadre balisé d’un travail universitaire. Ce travail cependant n’avance guère, par manque de temps, par excès de scrupule, mêlé au sentiment que là n’est pas l’entreprise véridique de sa vie. Il a également écrit quelques critiques, avec son ami Nathan, critiques sur lesquelles il exerce le dénigrement de sa perpétuelle insatisfaction.
Paul est dans une impasse ; il demeure bloqué à ce préambule de vie où il piétine, attendant de commencer sa vie d’homme. Il a le sentiment d’être immobilisé à un palier, où il ne se résout pas à choisir, à trancher : ainsi, il n’a pas fait les démarches nécessaires pour être définitivement professeur ; et sa thèse est comme en suspens, ou bien, peut-être, devenue une sorte de poids, un poids de non-accomplissement. La page reste blanche ; le désir d’écrire est toujours présent.
Ce sentiment de stagnation s’est progressivement installé en lui. Il semble s’aviver avec le resurgissement de la scène d’enfance, et lorsqu’il apprend que Rabier, son ancien ami de l’Ecole Normale Supérieure, va enseigner dans la même université. L’amitié avec Rabier fut une sorte de malentendu, qui se termina brutalement. Rabier s’était épris de l’image que lui renvoyait Paul (car ce dernier aime à penser, à dire ses amis, à les construire par un récit). Or, dans cette image de l’ami, Paul avait probablement projeté le désir de son propre accomplissement, de sa propre ambition, espérant sans doute capter une part de l’énergie de Rabier. De fait, ce dernier, à la différence de Paul, n’est pas sujet au doute, à l’hésitation : il ne passera pas trois cents pages à s’excuser d’écrire, il ne s’excuse de rien (ainsi que le fait remarquer Chernov, le vieux professeur amnésique qui suit la thèse de Paul). La rupture était inévitable. Rabier est un enseignant connu, ayant acquis la notoriété par ses livres de philosophie. Pour son retour à Paris il organise une sorte de vernissage sur les rapports entre peinture et philosophie. C’est en même temps un personnage bizarre, violent, somme toute plus antipathique qu’idiot. On ne connaîtra pas vraiment la valeur de sa production - les jugements de Paul et de Nathan manquent de recul... La réussite de Rabier renvoie Paul à son sentiment d’échec, de stagnation. Le moment liminaire d’entrée dans cette longue impasse, ce dédale de doutes, est-ce justement la rupture, pourtant déjà assez ancienne ? "Comment je me suis disputé..."
Nathan, en revanche, est un ami un peu froid, que Paul admire en raison de sa solidité, de sa réussite ; et qu’il ne redoute pas, car leurs compétences respectives sont clairement définies et séparées. Nathan écrit et travaille dans l’édition. Il n’est pas un rival, plutôt un allié. Pour cette raison peut-être, Paul, qui a besoin d’un ami à admirer, accepte plus facilement que Nathan vive avec Sylvia, dont il est amoureux - que son ami soit sur ce point un rival, ou simplement un double heureux.
Paul demeure au stade du possible - stade de non-réalisation. On se demande, du reste, s’il a une vraie vocation, s’il est capable de "donner corps" à ses aspirations diffuses. Paul n’aurait pas le "feu sacré" pour devenir écrivain, lui affirme son professeur - qui lui renvoie l’image d’une vieillesse aux ambitions délaissées, d’un renoncement serein, conduisant même à admirer l’énergie et le brillant des Rabier. Le doute paralyse Paul ; et cette paralysie, ou plus prosaïquement ce sentiment de stagnation professionnelle, vient se mêler inextricablement à ses attitudes affectives et amoureuses.
Comment se fait-il que Paul puisse refuser l’amour immense d’Esther, avec qui il vit, et dont il se sépare régulièrement depuis dix ans, si ce n’est parce qu’il a le sentiment qu’ils perdent ensemble leur vie, au lieu de la gagner, qu’ils n’ont "rien" pour consolider le couple qu’ils forment ? L’esprit d’Esther est tout occupé par son amour pour Paul, au point qu’elle est hors de ses propres préoccupations. Elle ne peut l’aider à quitter le dédale de son doute qui déréalise la perception qu’il a du monde et le rend aveugle à la substance du temps - il a l’impression de ne pas avoir vu s’écouler ces dix années. Peut-être aime-t-il aussi quelqu’un d’autre (Sylvia). Mais avant de rompre définitivement avec Esther, Paul attend qu’elle ait acquis une situation, une stabilité, et l’aide à réussir son concours de traductrice. La rupture avec Esther semble la première action décisive de Paul pour sortir de l’impasse où il se sent être.
Bien différente d’Esther, Sylvia - avec qui Paul n’a pu partager que des moments clandestins peu nombreux - représente l’amour-passion, et l’amour impossible ; car elle a choisi de vivre avec Nathan. D’apparence dure, parfois moqueuse, elle est en vérité d’une fragilité émouvante. Sylvia a eu peur : elle a préféré la stabilité, la réussite, la sagesse de Nathan à l’inaccompli, la paralysie, voire le ratage, de Paul. Au cours de la scène où elle lui annonce qu’ils ne se verront plus, elle aborde des questions très matérielles ("Avec quel argent vivrons-nous ? Où habiterons-nous ? Ce sera sordide"), qui dissimulent, tout en les exprimant, ses craintes plus profondes. Elle traduit cruellement le sentiment qu’elle a de l’insatisfaction, de l’inaccomplissement de Paul, en lui jetant : "Mais tu es prof ! Tu as une tête de prof !" Et lui de répondre piètrement : "Non, je suis critique" - la réponse d’un orgueil faux, truqué, puisque Paul n’a guère d’estime pour ses critiques, puisque surtout, en prononçant ces mots, il songe qu’il voudrait être écrivain. Cet orgueil imposteur, qui s’imprègne d’un dépit réel, est un révélateur qui contribue à faire fuir Sylvia.
Est-ce le désarroi de Paul qui lui fait entamer une étrange aventure avec Valérie ? Celle-ci entretient avec les hommes des rapports conflictuels. Elle est comme une enfant qui n’a pas grandi ; mais elle est très bien insérée dans le monde des adultes. Elle semble jouer ou expérimenter avec les hommes. Valérie est dépourvue de tendresse : car la tendresse est la frayeur de l’âge adulte, selon la définition de Milan Kundera, que cite la voix narquoise du narrateur. Comble de l’ironie, Paul, l’écrivain non réalisé, va devenir un sujet de notations dans le petit journal autobiographique que tient Valérie, où l’on aperçoit des passages curieux évoquant une guerre d’hommes ; et c’est là, sans doute, une forme quelque peu infantile du projet d’écriture. Ou alors on pourrait parler d’un Journal de la séductrice, en s’inspirant du titre d’une oeuvre fameuse de Sören Kierkegaard.
Kierkegaard est le philosophe préféré de Paul, le seul vraiment évoqué dans le film, où l’enseignement du héros et sa thèse se situent presque complètement hors champ. Paul aime à le citer (une belle phrase sur le "possible") ; il a placé sur son bureau la photographie d’un des portraits du philosophe danois, et ce dernier "s’incarne" même d’une étrange manière, puisque le cousin de Paul lui présente une jolie descendante.
L’oeuvre de Sören Kirkegaard est autant littéraire que philosophique, et a exercé son influence sur de nombreux écrivains. Arnaud Desplechin - qui s’est imposé comme une figure majeure du cinéma français depuis son deuxième film, la "Sentinelle" - est un cinéaste qui croit au pouvoir de la littérature. Cette orientation se manifeste par la construction de ses films, leur longueur et une ampleur romanesque qui permet d’inclure des personnages nombreux, ou des histoires secondaires, comme celle d’Ivan, le frère de Paul, presque une nouvelle insérée dans le récit principal. Arnaud Desplechin introduit, avec une certaine maîtrise de ce procédé littéraire, une voix narratrice qui s’entremêle à des moments choisis du récit cinématographique et l’enrichit. Il pratique également l’art de la citation. Ainsi Esther, qui accepte difficilement la rupture avec Paul, projette de lui envoyer une lettre où elle insère un passage de Peer Gynt, la pièce d’Henrik Ibsen, qu’elle récite à voix haute : reprenant les mots de la douce Solveig qu’elle paraît adresser au spectateur, Esther parle à Paul absent, à l’absence de Paul ; "le long dimanche de la vie, nous l’avons passé ensemble...". Effet de mise en abîme qui est un bel hommage à Emmanuelle Devos : le personnage d’Esther prête un texte de théâtre à son émotion, en même temps qu’Emmanuelle Devos, actrice, prête son émotion à l’oeuvre cinématographique.
L’écriture, la littérature sont présentes, on l’a déjà remarqué, de manière satirique. Lorsque Esther se plaint de ce que Paul lui a fait cadeau d’un livre de philosophie théologique, elle l’accuse d’être "chiant", "nul avec les filles", car lui seul peut songer à offrir un livre de cet auteur ennuyeux dont elle a oublié le nom - mais il faut surtout plaindre, proclame-t-elle, celle qui doit "se taper l’emmerdeur en chef, Paul Dédalus". Par glissement d’idées, elle met la vie de Paul et la relation qu’ils partagent sur le même plan qu’un livre. Elle touche là un point névralgique : Paul ne serait-il pas décidément l’auteur ennuyeux de sa vie ennuyeuse, ratée ? Comme un Janus au double visage, son impuissance serait tant une incapacité à construire une vie qu’une incapacité à écrire, bâtir une oeuvre.
Paul, en vérité, se voit paralysé, immobile sur un seuil devant une porte close, invisible : la scène où il est bloqué devant une porte automatique vitrée qui refuse de fonctionner matérialise ce sentiment. Paul doute de sa propre existence, il n’est même plus certain qu’on le voie (c’est ainsi qu’il explique le fait que Rabier ne l’a pas salué). Mais il est plutôt aveugle à lui-même ; n’ayant plus conscience du flux de son existence, il n’arrive pas à comprendre, replacer dans le cours de sa vie la rupture avec l’ancien ami. Se sentant prisonnier d’une impasse, de lui-même, il n’a pas conscience des changements qui se sont opérés en lui.
Pour surmonter cet état, il faut une rupture définitive avec le poids du passé ; avec Rabier, le faux roi, qu’il tuera symboliquement. Rabier sera puni par là où il avait offensé : la "punition" de l’offense et la rupture prendront chair (du reste, l’inquiétant démon de Rabier, son singe, son mauvais génie si l’on préfère, était déjà mort). Paul doit rompre aussi avec son insatisfaction professionnelle ; il doit choisir et trancher, ce qu’il n’avait que trop tardé à faire. Il se décide à renoncer à l’enseignement - et il accouche enfin de l’interminable thèse, avec l’aide de Nathan qui la publie à deux cents exemplaires et la commente ainsi : "C’est très bien ... C’est canon, et ça n’intéresse personne".
Progressivement, Paul renoue avec le flux vivant, temporel de sa vie. Sylvia achève de le redonner à lui-même, en lui disant simplement : "Je t’ai changé". Il reprend conscience des dix années écoulées ; la passé n’est plus un poids aveugle, mais un mouvement vivant. Il est désormais libre. Il peut faire ce qu’il veut, "devenir pompiste même" si cela lui chante...
Ecrire le roman de sa vie, alors ?