La Revue des Ressources

Les pauvres 

mardi 18 mai 2010, par Juliette Gheerbrant, Ascanio Celestini

Les pauvres étaient tellement pauvres
qu’ils prirent leur faim, ils la mirent en bouteille et ils allèrent la vendre.
Les riches l’achetèrent.

Les riches avaient déjà mangé de tout dans leur vie, du caviar farci au trouduculapraline en brochette, et ils voulaient aussi connaître le goût de la faim des pauvres.
Ils l’achetèrent, ils y mirent le prix,
et les pauvres eurent de quoi s’en sortir pendant quelque temps.

Après quoi ils redevinrent aussi pauvres qu’avant.
Alors ils mirent leur soif en bouteille et ils allèrent la vendre.
Les riches l’achetèrent. Ils avaient bu de tout dans leur vie,
du Brunello au Tavarnello, mais ils n’avaient pas encore goûté à la soif des pauvres.
Ils l’achetèrent, ils y mirent le prix,
et les pauvres eurent de quoi s’en sortir pendant quelque temps.
 
Après quoi ils se retrouvèrent dans la pauvreté.
Alors ils prirent leur colère, ils la mirent en bouteille et ils allèrent la vendre.
Les riches l’achetèrent.
Les riches avaient déjà été déçus dans leur vie,
il leur était arrivé de se casser le cul
mais ils n’avaient jamais éprouvé de vraie colère.
Ils l’achetèrent donc aux pauvres, qui en avaient beaucoup.
Ils y mirent le prix,
et les pauvres eurent de quoi s’en sortir pendant quelque temps.
 
Après quoi ils se retrouvèrent pauvres.
Ils vendirent donc également la pudeur, la honte et la souffrance.
Ils mirent l’émotion et l’insubordination en bouteille, et aussi la violence,
l’émancipation, la révolte et la pitié.
 
Avec le temps, les caves des riches se remplirent de bouteilles.
À côté des grands vins millésimés
ils collectionnaient la faim des sans-culottes de la révolution
et la colère des journaliers qui occupaient les terres dans le sud.
 
Entre les mousseux et les champagnes
la folie des pellagreux des campagnes trouva sa place
avec l’orgueil de l’aristocratie ouvrière qui avaient défendu les usines contre les nazis et conquis ses droits par la lutte syndicale.
 
Entre les vins nouveaux et les vins doux
on trouvait l’écœurement des précaires et des sans-abri
et aussi la détermination des zapatistes qui marchèrent cagoulés sur Mexico
 
Après quelques générations, les pauvres avaient tout vendu.
Les pauvres devinrent si pauvres
qu’ils prirent leur pauvreté, la mirent en bouteille et allèrent la vendre
Les riches l’achetèrent car pour être vraiment riches il fallait qu’ils aient aussi la misère des misérables.
 
Quand les pauvres se retrouvèrent sans rien, ils s’armèrent.
Pas de fourchette et de couteau, mais de pistolets et de fusils
car la révolution n’est pas un dîner de gala, c’est un acte de violence.
 
Ils marchèrent vers la mairie
mais quand ils arrivèrent sous le balcon du podestat
ils s’arrêtèrent et ne surent pas quoi dire.
 
Car sans la colère et la faim,
sans l’orgueil et l’écœurement,
sans culture ni conscience de classe, on ne fait pas la révolution.
 
Alors le podestat descendit à la cave,
revint avec une bouteille et la donna au peuple.
Elle contenait la liberté conquise par leurs grands-parents,
mais que leurs parents avaient vendue depuis belle lurette.
Ils pouvaient s’en faire un hymne, un parti, un cercle ou un drapeau.
Ils la débouchèrent, mais pour terminer ils n’en firent rien du tout.
 
Parce que la liberté, seule, ne sert à rien.
 
Alors le podestat fouilla dans sa poche et trouva une boîte de bonbons à la menthe.
Il la donna au peuple.
Et à compter de cet instant les pauvres furent libres.
 
Libres de sucer des bonbons à la menthe.
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