C’est en 1868 que William Wilkie Collins fait paraître en feuilleton dans une revue, dans laquelle écrit aussi son ami et admirateur Charles Dickens, ce Pierre de lune que plus tard T.S. Eliot qualifiera de « meilleur roman policier de langue anglaise », et dont Jorge Luis Borges dira qu’il est aussi le premier roman policier de l’histoire de la littérature (alors d’ailleurs que nombreux sont ceux qui considèrent que ce serait plutôt L’Affaire Lerouge, du Français Émile Gaboriau, publié pour sa part en 1866).
La pierre de lune, magnifique diamant dérobé jadis par un officier anglais dans un temple des Indes, échoit après la mort dudit officier à la douce Rachel Verinder, qui fête ce jour-là ses dix-huit ans. Et bien sûr, dès la nuit suivante, le diamant disparaît dans les circonstances les plus mystérieuses. Une enquête commence donc, mais vers où l’orienter, sachant qu’outre les nombreux convives présents à l’anniversaire, peuvent être soupçonnés tous les domestiques de la maison, sans compter d’inquiétants brahmanes qui depuis des générations consacrent leur ruse et leur énergie à rentrer en possession de la pierre sacrée ?
Au-delà de son impeccable intrigue, Pierre de lune force l’admiration par la qualité de sa structure narrative. Les témoins et protagonistes de l’histoire prennent tour à tour la parole, chacun racontant ce qui advint pendant la période où il était le mieux placé pour assister à l’évolution des événements. Cette technique confère bien sûr à la narration un aspect très vivant, le talent d’écrivain de William Wilkie Collins lui permettant de doter chacun des narrateurs successifs d’un style, d’un ton particulier, correspondant à sa personnalité, sa position sociale, etc. Mais encore, aucun des narrateurs n’étant ni omniscient ni même objectif, elle permet à l’auteur de distiller savamment des zones d’ombre, d’incertitude, de suggérer des hypothèses qui se révèleront par la suite justes ou erronnées, mais qui en tout cas ne pourront jamais être vérifiées sur le moment, semant à tous les niveaux dans l’esprit du lecteur le doute et l’inquiétude.
D’où l’installation d’un suspense qu’il faut bien qualifier d’haletant, la plupart des pistes ouvertes, des éclairages apportés, se révélant en définitive porteurs de plus d’obscurité que d’éléments d’élucidation. Et c’est au bout du compte dans un climat de perpétuelle insécurité que nous baignons, une sorte de menace qui se dégage d’entre les lignes sans pouvoir se dire, et que William Wilkie Collins renforce et entretient au moyen d’éléments du décor tels que par exemple les sinistres « Sables Frissonnants », où se déroulent quelques unes des scènes cruciales du livre, et qui avalent à jamais les objets - ou les gens... - qui ont le malheur d’y tomber.
Disparitions, oublis, dissimulations, William Wilkie Collins, comme le souligne Charles Palliser dans sa remarquable préface, est l’un des premiers à intégrer dans l’action l’inconscient de ses personnages, avec la richesse, la complexité, l’élargissement des possibilités de rebondissements qu’une telle adjonction permet, et dont le roman ne sera pas avare au fil des chapitres !
À côté de ce roman passionnant de bout en bout, est paru du même auteur, dans la Petite Bibliothèque Ombres, un recueil de cinq nouvelles policières inédites en français, qui furent publiées elles aussi dans une revue dirigée par Charles Dickens, mais douze ans plus tôt, en 1856. Des textes aussi brefs ne permettent certes pas le déploiement d’une intrigue aussi magistralement menée que celle de Pierre de Lune, mais donnent une bonne idée du talent, à d’autres niveaux, de leur auteur. Récits alertes, habiles, souvent menés par le truchement d’un personnage qui raconte lui-même l’histoire qui lui est arrivée, ces nouvelles, témoignant d’une grande maîtrise d’écriture, sont empreintes d’une lucidité, d’une gravité, mais aussi d’une réjouissante ironie qui devraient attirer de nombreux lecteurs à cet écrivain encore injustement méconnu dans notre pays.