Gardées en mémoire, ces pages, expression d’une amitié fidèle et tableau de ce qu’était le "musée privé" d’André Breton, entraient en collision avec la réalité marchande : sur le site des commissaires-priseurs, on parlait de milliers de lots, de dispersion, d’événement culturel et commercial de l’année, d’un CD-ROM retraçant l’architecture du lieu, c’est-à-dire d’une réalité virtuelle devant succéder à celle, couvrant quatre-vingts années, d’un atelier surréaliste où une vision et une sensation du réel s’étaient élaborées, à l’écart des modes et des guerres, en intérieur. Or, pour cette vie-là, il semblait que personne ne s’était décidé à agir pour qu’elle continuât à survivre à son auteur.
Personne ? Des témoignages confirment pourtant que la femme du poète, Elisa, disparue il y a quelques années, n’aurait pas accepté cette dispersion mercantile. On peut raisonnablement penser que les amis ou ex-amis de Breton (Soupault, Aragon, Eluard, Schuster) ne l’auraient pas non plus tolérée et seraient intervenus, en dernier recours, auprès de l’Etat.
Sans vouloir faire tourner les tables, il est probable que Breton lui-même aurait vu cette opération commerciale et bruyante d’un très mauvais œil.
Que les commissaires-priseurs pensent autrement, c’est leur rôle, et il est assez écœurant de les voir agiter l’épitaphe du poète - "Je cherche l’or du temps" - en signalant son activité de collectionneur et de chineur. Cette attitude résume l’époque : cynisme, liberté de défendre n’importe quoi de n’importe quelle manière, vulgarité dénoncée par Yves Bonnefoy dans ces colonnes.
Il faudrait maintenant se justifier de s’opposer à une telle vente ! Mais qui ne voit le sens profond de cette action de dernière minute (endormis comme nous l’étions par l’assurance que l’on veillait sur ce lieu) ? On nous dit : pourquoi conserver ce qui s’opposait à toute conservation ?
Et nous répondons : comment inventer de nouvelles formes et de nouvelles pensées sans avoir la matière pour le faire ? Comment créer sans conservation ? Qui pourrait penser à partir du romantisme allemand, par exemple, s’il n’avait accès aux cahiers posthumes de Novalis, édités par quelques-uns des années après sa mort parce qu’ils avaient été, justement, conservés ? Il en est de même du surréalisme : des musées et des fondations sont nécessaires pour que de nouveaux chemins s’ouvrent à partir et au-delà de ses œuvres.
Faire appel aujourd’hui, dans l’urgence, à l’Etat, c’est, comme le font parlementaires et sénateurs à travers des questions écrites adressées aux autorités compétentes, demander la création d’un tel lieu.
Pour des raisons juridiques, la structure nécessaire à la réception de ces œuvres dans leur globalité ne peut être créée en quelques semaines. Il faut stopper au plus vite cette vente, et donner la possibilité aux différents acteurs de cette affaire de trouver les possibilités pratiques pour sauver ce haut lieu de la création surréaliste.
Si l’argent devait manquer, pourquoi ne pas envisager une souscription nationale ? En quelques semaines, trois mille signataires se sont opposés à cette vente, et le scandale devient chaque jour plus patent pour de nombreuses personnes.
On peut espérer que la Ville de Paris saura engager rapidement un partenariat avec l’Etat, Paris étant, à travers Nadja, Les Pas perdus et la plupart des œuvres de Breton et de ses amis, la capitale du surréalisme.
Rêvons un peu, nous ne demandons pas l’impossible...