Traduction de Juliette Gheerbrant.
Les années soixante-dix ? Le calendrier officiel est vague, comme souvent. Elles commencèrent, du moins pour moi, vers la fin 1967, avec les Trente-neuf, un groupuscule d’agités convaincus que les ennemis à combattre étaient au nombre de deux et qu’ils étaient très envahissants, n’en déplaise à Popper : le capitalisme sous toutes ses formes et le révisionnisme, dans toute sa complaisance machiavélique et répugnante. Rien de très nouveau, je vous l’accorde.
Ce qui l’était, c’est que les universités de Trente, Turin, Milan, Pise et Rome étaient en pleine effervescence, comme d’autres à l’étranger, du reste. À Berkeley, le mouvement étudiant avait commencé en 1964. Le livre de Hal Draper, qui en décrit les étapes et en donne la substance, avait eu un grand succès en Italie, où Einaudi l’avait publié en 1966.
La plupart des membres des Trente-neuf, qui comptaient des gens du PSIUP [1], des trotskystes (comme partout), des Bordiguistes, des transfuges de la mythique section Mazzini [2] et des chiens errants [3], ont chevauché le tigre de la contestation jusque vers la fin 1977, voire plus tard. Toni Negri l’a très bien dit : chez nous, 68 a duré dix ans.
Quant à moi, acteur de second rang, j’aurais pu me contenter de militer ensuite à l’Union des Communistes Italiens (marxistes-léninistes), dont j’avoue avoir été un membre fondateur. Je dirai pour me justifier que parmi les camarades qui ont contribué à cet acte historique, j’étais à juste titre considéré comme le moins bien équipé d’un point de vue théorique et politique. J’étais un lettré mal à l’aise, un conteur qui digérait à toute vitesse les textes marxistes orthodoxes et hérétiques. J’ai lu Anton Pannekoek et Max Adler, le Lénine de Que faire ? et d’État et révolution.
Je ne sais pas quels choix j’aurais faits si j’avais moi aussi grandi au sein de la section Mazzini, qui a fourni une belle moisson de dirigeants, mais j’aurais très probablement fait l’impasse sur le petit parti mao-staliniste.
Oui. J’aurais pu me contenter d’une année de militantisme au sein de l’Union – après 68, le mois de mai et l’inoubliable été passé à débattre, ce fut un véritable goulot spatio-temporel. Beaucoup s’en sont contentés.
Au début des années 1970 officielles je vivais via dei Giubbonari, Campo dei Fiori, le point le plus magnétique sans doute de ce triangle des Bermudes où l’on pouvait se perdre, ou du moins tenter de tout oublier.
J’habitais au quatrième étage. De là-haut, je voyais Giordano Bruno [4] de dos. Le matin, il semblait léviter sur les stores des étalages, immobile et furibond. Le soir, les marches au pied du monument étaient très convoitées. La place se peuplait d’enfants (qui par ici ne pleurent jamais, comme le chante fort justement Antonello Venditti), et d’une jeune humanité sans perspectives concrètes, mais avec le soleil de l’avenir proche du zénith.
On disait de la masse ouvrière, appelée à mesurer le chemin parcouru entre la lessiveuse qu’elle avait dû abandonner pour une Indesit, que c’était de la cire molle, désormais dégagée des logiques des syndicats et du parti communiste. Dans Nous voulons tout [5], Nanni Balestrini évoque de façon magistrale cet acteur totalement nouveau de la lutte des classes. Les jeunes qui erraient entre la Piazza Farnese, le Campo dei Fiori et la Piazza Navona, à la recherche d’un centre d’intérêt pour la nuit, n’étaient guère différents (annamo a vede chi c’e di lla [6]). C’était la masse estudiantine. Eux aussi avaient abandonné la place du village, le muret sur lequel ils étaient assis et leur famille, et ils mesuraient très bien la distance. Combien en ai-je vus, revêches, méfiants, approcher des portails de l’Université occupée - leur examen allait sauter. Ils entraient, et ne repartaient plus.
Rome, à sa manière, rendait cela possible ; faire partie de la contestation valait bien mieux qu’une maison. Dans une bande dessinée de l’époque, Andrea Pazienza résume en cinq mots la règle de survie : un sandwich et un fanta. Et un sac de couchage quelque part. On se débrouillait pour dégoter de quoi se nourrir et un peu d’amour. Le reste n’était que lutte politique. De plus, le fait de ne pas avoir de perspectives, ou de n’avoir pas grand chose à perdre, était un excellent moteur.
Un matin, juste en bas de chez moi, j’ai rencontré deux camarades qui avaient quitté l’Union au moment de la première scission. Ils étaient à l’Université, elle provinciale, je ne sais plus d’où, lui nord-africain. Toujours main dans la main, on les appelait « les amoureux ». Ce n’était pas un compliment. Il y avait plus de dérision que de sympathie dans ce sobriquet : le parti avait instauré le mariage prolétaire, et le rituel qui allait avec. Si un type et une fille étaient attirés l’un vers l’autre, il valait mieux régulariser les choses ; l’union libre était une démangeaison de petits bourgeois. Moi qui me sentais si souvent attiré, j’étais déjà marié, et en pratique j’étais hors norme et très critiqué. Les dirigeants du parti n’eurent pas le temps d’instaurer l’annulation prolétaire du mariage bourgeois. L’État et l’Église étaient encore bien vivants quand le groupuscule s’est dissous. J’ai dû tout faire seul. Quand on se sépare et quand on meurt, on est toujours seul.
En tout cas, les amoureux m’étaient sympathiques. J’étais content de les voir et je les ai salués chaleureusement. J’avais quitté le parti au moment de la deuxième scission. Je le leur ai dit, plus pour rompre la glace, mais la glace ne s’est pas rompue.
Ils me dirent du bout des lèvres qu’ils étaient sur le point d’obtenir leurs diplômes, qu’ils avaient trouvé un logement dans le Trastevere et qu’ils s’occupaient surtout de leurs affaires. Quand je leur ai demandé s’ils étaient engagés, lui m’a répondu assez sèchement. Il m’a dit qu’un an dans l’Union lui avait suffi pour comprendre que la politique, et cette politique-là en particulier, le tirait vers le bas, le faisait rapetisser au lieu de le faire grandir. Ce furent ses mots. Elle se contenta d’acquiescer, et ils me plantèrent là, avant que j’aie le temps de leur assener la sentence selon laquelle tout acte est politique. À l’époque, on utilisait cette sentence pour traiter de « poujadiste » petit-bourgeois ceux qui faisaient d’autres choix que les nôtres.
Je suis heureux, après coup, de ne pas en avoir eu le temps. D’autant que beaucoup étaient entrés dans cette décennie sur un refus, ou un peu comme en vacances, et pour ça le triangle des Bermudes était un refuge idéal. Il l’a été aussi pour moi, à petites doses.
D’autres ont carrément changé de continent, comme Giacomo, qui militait dans une cellule de banlieue. Entre la première et la deuxième scission, il s’est présenté au siège, via Urbana, et il a dit « portez-vous bien, moi je vais en Inde ». Il a rendu son foulard et ses insignes et il est parti. Personne n’a eu envie d’agresser le traître, ni même de l’insulter. Giacomo, troisième section du quartier Tiburtino, n’était pas du genre à se laisser intimider. Quoi qu’il en soit son départ a été un sacré choc dans le parti. En Inde ! Un prolétaire !
Je ne sais si le choix de Giacomo était un choix politique (une incursion hippie avec les Figli dei Fiori [7], un abonnement à « Re nudo » [8]) ou si c’était avant tout un choix personnel et libérateur. Je penche pour la deuxième option. Vingt ans plus tard je l’ai rencontré dans un petit resto que ma fille avait découvert derrière Santa Maria Maggiore. C’était le patron. On voyait à la gêne et au regard sérieux avec lequel il m’a accueilli qu’il n’avait pas encore digéré son passage to India - entre le petit livre rouge et le chilum c’était le grand écart ; la contradiction qui l’y avait poussé n’était ni résolue ni refoulée. Et que d’eau avait passé sous les ponts : l’Inde, les bombes dans les banques et dans les trains, les tentatives de coup d’état, les gouvernements scélérats.
Je parle de Giacomo et des amoureux parce que c’est ce qui m’est venu à l’esprit en premier quand j’ai commencé à réfléchir à ces années-là. Avant les massacres d’état, avant les soirées à Campo dei Fiori. Je parle d’eux car ils sont des nôtres. Et parce que ce sont les mêmes pressions (les mêmes contradictions) qui ont dicté leurs choix et les miens.
Mais attention : quand je dis « réfléchir à ces années-là », je ne parle pas seulement d’une réflexion sur l’un des laboratoires politiques les plus complexes et diffus que ce pays ait connu depuis son invention par Camillo Benso [9], mais aussi, quand j’y arrivais, sur ce que j’y ai vécu personnellement, dans la ville où je suis né, dans le quartier que j’ai habité. Et c’était surtout le soir, c’est-à-dire au moment où les effets du triangle des Bermudes étaient le plus fort. Un mix d’envie de se défoncer, de faire l’amour (et j’ajouterais, juste entre parenthèses, de prendre le frais dans l’un des plus beaux endroits au monde) mêlé à la sensation d’être éphémère, de passage, constamment en alerte. Campo dei Fiori était une petite aire de repos, un interstice.
Ce qui me passait par la tête ? Ce que je pensais devoir faire (devoir être), ce dont je souffrais, ce que j’appréciais ? Cela paraîtra étrange, mais j’avais refoulé ce qui me concernait personnellement. Je me souvenais de Sit Siemens, dans « Sinistra proletaria », une BD de Gasparazzo à la fin de laquelle l’ouvrier s’arrête, pensif, devant un magasin d’armes ; de l’étoile rouge ; du livre La strage di stato [10] ; et des opuscules de Giangiacomo Feltrinelli sur la dérive putschiste. Et des réunions, des nuits passées à peaufiner un document ou à débattre, au siège du syndicat piazza Vittorio, pour savoir qui serait en tête et en queue du cortège.
J’en étais. Ce que j’ai du mal à saisir, c’est le « comment on en était ». L’engagement politique dévorait le temps libre en dehors du travail et reléguait le reste dans les recoins de la vie quotidienne. Être chef de famille, père, écrivain, employé, bibliophile, tout cela n’était pas simplement voilé, mais devenait interstitiel et douloureux.
C’est peut-être pour cette raison que les amoureux avaient surgi dans ma mémoire comme ils avaient surgi de la foule de la via dei Giubbonari, une rue qui par beau temps ressemblait à un souk, où certains faisaient les vitrines, où d’autres se promenaient, tout simplement, et parmi ces derniers, certains portaient sur le dos, tel Anchise, le fardeau de leurs choix personnels. Les amoureux aussi pourraient raconter leurs années 1970.
Je ne crois pas que ce soit seulement leur expérience du groupuscule kafkaïen qui les aura poussés à fuir vers ce qu’on aller appeler quelques années plus tard « la sphère privée ». Comme je ne crois pas non plus que ce soit seulement la folle cavalcade de 68 qui aura poussé des dizaines de milliers d’étudiants et d’ouvriers à s’engager à temps plein dans un parcours politique pendant plus de dix ans, dix ans que je ne considère pas comme perdus, pour ma part, ni gâchés. D’ailleurs, on n’avait pas le choix : soit on restait à la maison, soit on était dans la course. Je vais tâcher de m’expliquer. La façon dont on présente les années 70 est presque comique. Des années noires, bien sûr, violentes. Dans ce sombre décor, il semblerait pourtant que ce soit les Brigades Rouges qui dominent, à en croire le nombre d’articles et de reportages télévisés qui leur qui sont consacrés. Et les appels se multiplient, des plus autorisés, pour que vive la mémoire de leurs victimes. Sacrosaint. Et on se scandalise si un de ces militants ayant purgé sa peine accorde des interviews, prend des responsabilités publiques ou écrit des livres. Quoi qu’il en soit, c’est un fait, les images qui illustrent ces années-là sont toujours les mêmes : la photo du jeune homme qui pointe un pistolet bras tendus ; celle du juge Sossi [11] avec une étoile rouge derrière lui ; les affrontements avec la police ; les universités occupées ; les gambizzati [12] ; les tués. Et pour finir, l’image terrible du cadavre de Moro dans le coffre de la voiture. Ce sont des images recadrées. Il manque le fond, et une bonne partie du décor.
Je me le suis demandé bien souvent : ne pourrait-on pas écrire une histoire de l’Italie à travers celle de ses tentatives de coups d’État ? Ceux qui ont réussi, ceux qui ont presque réussi et ceux qui ont avorté ? Rien que pour l’après-guerre on peut en compter quatre, à partir de celui de De Lorenzo. Ou disons plutôt que quatre ont été portés à notre connaissance.
Les années soixante-dix officielles commencèrent en effet avec le putsch organisé par Valerio Borghese. La nuit du 8 décembre deux cents hommes occupèrent le ministère de l’intérieur et en vidèrent l’armurerie. Dans le même temps, une colonne de gardes forestiers se posta près du siège de la RAI, prêt à le prendre d’assaut. Les points stratégiques avaient été conquis, putschistes et gardes forestiers infidèles attendaient les ordres. Un contre-ordre de Valerio Borghese arriva : tout le monde chez soi. Signe que les vrais marionnettistes en avaient décidé autrement.
Deux ans plus tard, fin 1973, il y eut la Rose des vents, un coup d’état fictif, ou plutôt une escroquerie aux dépens d’un groupe d’industriels dirigés par Andrea Piaggio, qui finança le soit-disant renversement de la république avec cent quinze millions de lires, bien réels quant à eux. Affaire exemplaire, qui faisait comprendre combien le marché tirait profit de ce genre de marchandises et en disait long sur deux catégories importantes de ce pays : les entrepreneurs et les magouilleurs.
Les entrepreneurs, habitués, dans le meilleur des cas, à se ranger du côté du pouvoir en place, avaient en leur sein des fractions non négligeables pressées de se défaire d’une jeune démocratie boiteuse et d’une classe ouvrière peu accommodante. Ce qui s’était produit Piazza Statuto [13] et l’automne chaud étaient présents dans tous les esprits, bons ou mauvais.
Les magouilleurs, les sbires, les faiseurs de mensonges, qui n’avaient jamais été mis en état de nuire, apportèrent une contribution essentielle à l’histoire de ces années-là. Ils sont, entre autres choses, de ces gens qui courent voter quand ils trouvent le parti qui leur convient. Et il suffit de jeter un œil sur la presse de ces derniers mois, avec l’ineffable Scaramella [14], médiocre fabricant de mensonges au service de l’état, pour avoir un bel exemple de continuité.
Le troisième coup d’état aurait dû être lancé vers la fin 1974. C’était le plus dangereux et le mieux organisé. Rien ne vaut un peu d’expérience pour s’améliorer.
La phase initiale prévoyait le meurtre de Berlinguer, de Lama, d’Andreotti, en plus des juges Luciano Violante, Claudio Vitalone et Giovanni Tamburino. Ce dernier avait enquêté sur la Rose des vents. Juste après, les aqueducs de Rome auraient dû être pollués avec des substances radioactives. Ce qui aurait causé un vrai bordel et l’armée aurait eu le devoir de sauver la patrie. Une affaire complexe, élaborée par les membres du Front national de Borghese et qui supposait d’avoir des appuis et une excellente organisation. Dans ce cas-là aussi, l’un des principaux conspirateurs était un industriel tout ce qu’il y a de plus fasciste, Mario Pavia. La seule grosse naïveté de ce projet, à distance, me semble avoir été d’inclure Andreotti parmi les condamnés. Tout le monde savait bien qu’il déciderait seul de sa mort. Ce n’était pas pour demain.
Les journaux parlaient de complots fascistes, mais seuls les exécutants l’étaient. Le général Miceli, patron du Sid [15], comparut dans l’enquête sur la première tentative de coup d’état comme dans celle sur la Rose des vents, c’est-à-dire dans l’enquête sur le faux coup d’état.
Pourquoi ne pas mêler aux photos dont je parlais celle du visage de Miceli, ou celle, pour donner un autre exemple, de l‘ingénieur nucléaire Eliodoro Pomar, conspirateur du coup de 1974, qui avait la mission délicate d’empoisonner les eaux de Rome à l’aide de substances radioactives ?
Le jeune homme qui, un gros pistolet à la main, vise quelqu’un ou quelque chose, est sans aucun doute en guerre, et, autant que l’on sache, il a été pris et a eu de sérieux ennuis. Mais il ne soutient pas la comparaison avec mister Pomar, grand amoureux de son pays, qui était prêt à anticiper Tchernobyl de quelques années dans une ville de quatre millions d’habitants.
L’antagonisme, ce poison mortel (cette injure), jouissait d’une parfaite santé : l’état, ses structures les plus complexes, celles qui en premier lieu auraient dû avoir le devoir de le défendre, en étaient les principaux producteurs. Et si on ressituait les photos dans le décor que je viens de décrire ? Si on y mettait les gouvernements balnéaires [16] ? Et les maux qui rongent le Bel paese : la corruption, le banditisme organisé. Si on ajoutait que la plupart des conspirateurs ont été acquittés ?
On entendait le cliquetis des sabres. La désinformation marchait bien. La presse officielle, un peu moins, et pourtant, aurais-je envie d’ajouter, mieux qu’aujourd’hui. Dans les faits, l’alerte à laquelle je faisais allusion quelques pages plus haut était institutionnalisée ; à Rome, c’était plus que jamais un ordre du jour permanent : comment s’organiser en cas de coup d’état. Où se cacher, comment réagir. Et comme la désinformation marchait bien, on devait parfois quitter son domicile. Il y avait les camarades riches, qui se réfugiaient dans leurs villas, moins accessibles, et il y avait ceux qui passaient la nuit dans les jardins publics avec cinq cigarettes en poche. La Grèce et le Chili étaient des exemples parlants de ce qui aurait pu arriver. Pinochet était une sorte de cauchemar collectif. Par ailleurs, ce qui se passait au Vietnam n’était pas seulement le combat du peuple victorieux contre le monstre impérialiste, c’était aussi une fabrique de certitudes. Le combat du peuple l’emporte. Quant à nous, nous étions clairement entre les mains d’un très grand état, l’Amérique, et d’un autre très petit, le Vatican. Cela, les masses estudiantines le savaient avant même de quitter leurs villages. Les exemples foisonnent. J’en citerai un qui semble contredire ce que je raconte ici.
Le divorce, voté par 319 voix pour et 246 contre à cinq heures du matin le 1er décembre 1970, après des mois de lutte, d’affrontements et de rixes parlementaires, a dû être confirmé par référendum en 1974. Ceux qui avaient lutté pour l’obtenir saluèrent avec joie et soulagement cette avancée de la société civile. A très juste titre si l’on songe que le premier projet de loi sur le divorce avait été présenté au Parlement en 1877. Chez nous il a fallu quatre-vingt-treize ans pour s’écarter d’un pas du Concile de Trente. Et il suffit de jeter un œil sur la presse d’aujourd’hui (les DICO [17]) pour avoir un autre exemple fulgurant de continuité. Là où la continuité se brise, c’est dans l’appel à s’engager et à lutter sans quartier qui a marqué ces années, sans comparaison.
Bien sûr, il y a toujours ceux qui se font des illusions, ne se résignent pas, ne supportent pas les inégalités, le bigotisme, et l’arrogance d’un pouvoir qui légifère pro domo sua et se donne publiquement l’absolution. Giorgio Bocca, réfléchissant sur les Brigades rouges, arrivait il y a quelques années à cette conclusion, sans pour autant justifier la lutte armée ; conclusion qu’il a récemment répétée dans le supplément du vendredi de la « Repubblica ». Le décor présente par ailleurs d’évidents éléments de continuité. C’est le soleil de l’avenir qui s’est évanoui.
Dans les années 1970, il resplendissait. Et donc quitter l’Union n’a pas été pour moi synonyme de retour au bercail ni de fuite lointaine. J’ai eu, comme tous ceux qui en étaient sortis, un indicible sentiment de libération, mais j’ai poursuivi mon engagement politique sans relâche. En fait, j’ai repris contact avec des camarades d’autres villes (Civitavecchia, Viterbe, Tuscania) que j’avais connus en tant que propagandiste de la pensée Mao et j’ai constaté que pour eux non plus, clore l’expérience de l’Union n’avait pas coïncidé avec un retour au bercail. C’était ce que j’espérais.
J’avais compris, dans les grandes lignes, ce qu’il ne fallait pas faire pour amorcer un processus révolutionnaire ou construire un parti communiste. Vu de haut, pour des raisons complètement subjectives, ça fonctionnait peu et mal. Le moment me semblait venu de vérifier sur le terrain. Ce fut mon échappée dans ce qu’on appellerait quelques années plus tard « le politique ».
J’ai donc commencé à faire des va-et-vient, et à dormir chez les autres s’il était trop tard pour rentrer.
Quand j’ai déménagé à Civitavecchia en 1973 j’ai entériné une série de ruptures. En quelques mois, j’avais abandonné mon poste d’assistant « malévole » à l’université de lettres et la rédaction de l’hebdomadaire où j’avais un poste fixe. J’avais aussi interrompu un début de collaboration avec un autre hebdomadaire. Imaginez un peu, c’était « Rinascita ». Est-ce qu’un va-nu-pieds de communiste pouvait se compromettre avec la revue symbole du révisionnisme ? Enfin, je m’étais séparé, et pas du tout par consentement mutuel. Et je dois dire que de tous les nœuds gordiens que je viens d’énumérer ce dernier fut le plus dur à couper. Et pas seulement parce que j’avais une fille, que j’ai toujours.
Quant à l’écriture, il n’a pas été difficile de l’emmener avec moi, où que j’aille. Malheureusement, mon travail de bibliothécaire dans un ministère, le poste fixe, avec treize mois de salaire, je ne pouvais pas le déménager dans le nord du Latium. Je ne pouvais pas non plus m’en défaire, ayant sans regret lâché tout le reste. Je revenais chaque jour dans la capitale. La migration pendulaire (l’être pour, l’être à travers) a compliqué et affligé ma vie pendant une vingtaine d’années, jusqu’à la fin des années 1980 environ, lorsque, citadin prodigue, je revins à Rome.
Texte publié en Italie dans le recueil Renault 4, scrittori a Roma prima della morte di Moro, Avagliano, Rome, 2007, sous la direction de Carlo Bordini et d’Andrea di Consoli. Traduction en exclusivité pour la « Revue des ressources », avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la maison d’édition.