CHAPEAU BAS, HOMMAGE AUX ARTISTES !
À la verticale des « cerveaux malades » selon Patrick Cohen, de Dieudonné, de Caroline Fourest, et des identitaires, (car bien sûr tout cela en dépit des différences marche ensemble), je ne connais pas plus pédant dans un monde obsolescent qu’un journaliste qui décrète le pédantisme, où ailleurs les autres appellent à épurer... peu importe de quoi ou de qui : c’est toujours de « l’épuration » — comme disait le médecin lors de la présentation des Nouveaux Bien-pensants de Michel Maffesoli, ces jours-ci. Et il en va du « pédantisme » comme des « cerveaux malades ».
Pour le journal Libération [1] et au fil des lectures des articles spécialisés dans la Presse, je me dis sans réserve que la plupart des « critiques » font un hiatus avec ce que je ressens durant le spectacle TETRAKAÏ. L’exploit des corps des artistes de cirque, pour qui est un amateur de cirque, a toujours rendu manifeste la puissance de la vie au moment où elle suspend l’effort, ayant atteint ses limites dans l’achèvement d’un bond, d’un triple salto rattrapé aux poignets pendus, d’un portage tendu, d’une arabesque encordée — perfection de la performance pas toujours imperfectible, — de l’amour, de l’égarement, et de la mort.
Dans un autre article, le journaliste plein de discernement certes remarque les chutes délibérées — « les hommes dégringolés » de la déchéance historique qui caractérise l’actuel, — par exemple celle de la trapéziste du portique coréen, ainsi suspendue à son fil de sécurité concluant un numéro brillant ; au cours de celui-ci elle vient d’offrir un triple salto, si rare et joliment réussi et interprété avec son porteur, tels des amoureux. Mais le journaliste a oublié d’évoquer la sensualité de la performance et son progrès technique jusqu’au triple saut, qui aux yeux des amateurs de cirque constitue un exploit de niveau international.
Je ressens plus trivialement quelque chose qui concerne une société urbaine actuelle tout entière, activité et médias de l’activité, dont précisément le spectacle constitue une critique en miroir. Je dirai aussi que ces micro-groupes sociaux qui s’assument ou se cherchent, entrechoquant ou effleurant leurs corps en scène, dans une cité planétaire mises en orbite, autosuffisantes, parsèment le cosmos imaginé de nos imaginaires autant blessés que sublimés. Vaincre la Schize. Les journalistes se souviennent-ils d’avoir appris au lycée la fonction citoyenne du théâtre — aux temps ante-historiques des jeux et des premières olympiades ?... Non pas une personne ni quelques unes, ni un genre social particuliers.
Plus largement, et paradoxalement pour être précise, je dirai que ces journalistes font un contresens absolu sur le « je » des poètes qu’ils prennent pour un « moi » au lieu d’un « autre », (« Car je est un autre. » « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. » « Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! » — Arthur Rimbaud à Paul Demeny, Lettre du voyant [2] ; « C’est que je n’ai pas le corps que je devrais avoir » — Artaud, Histoire vécue d’Antonin Artaud le Mômo [3]). Alors que c’est en cette double parole que consiste, depuis toujours et pour toujours, la capacité visionnaire éprouvée des poètes.
Où ils voient du désemparement et du désarroi exprimés ou de l’ambivalence y compris des genres, dans les plis et replis de la recherche d’habiter personnellement l’espace déployé et le temps qui passe, exprimant aussi parfois l’impasse ou l’inachèvement, ils rejettent l’idée que ce soit une figure déterminante dans notre époque qui s’exprime, montant de ce spectacle délibérément sous cette plasticité-critique-là : parce que ça les effraie que ce soit l’image en miroir sans discours idéologique du monde informel (dont les discours formels ne sont plus que des leurres), où comme nous ils vivent eux-mêmes sans projet possible. D’un spectacle d’anticipation ils relatent un spectacle inabouti : ils n’ont rien compris. Plus abouti que ce spectacle dans le sens terrible de ce qu’il manifeste — et qui a été voulu — on n’a pas vu ça depuis très longtemps.
Si les avant-gardes avaient encore un sens historique, ce spectacle totalement organique entre les artistes et partenaires et le public ferait date de quelque chose qui ouvre les horizons de nouvelles compositions et interprétations dramaturgiques. Mais peut-être TETRAKAÏ restera-t-il une aventure unique, un potlatch mémorable, sans succession — ce qui le rendrait plus événementiel encore. D’abord parce que dix huit artistes de cirque avec chacun autant de talent en scène dans une performance qui n’est pas la somme de leurs savoirs, mais une création collective avec leurs savoirs intégrés, c’est un cadeau énorme, et tellement rare que jamais vu ; ensuite, parce que cela coûte cher à produire d’autant plus que la performance soit limitée par les contrats déjà signés par les artistes engageant le commencement de leur carrière au-delà. Il y a une incroyable générosité, un don exceptionnel dans le spectacle TETRAKAÏ, parce que c’est d’abord le don que les artistes se sont faits entre eux d’accepter le partage de leurs numéros, à l’aune de la passion dramaturgique de Christophe Huysman et de la compagnie des « Hommes penchés », co-producteurs artistiques du spectacle et grâce à l’audace maîtrisée du nouveau directeur du CNAC.
Bref. Époque à très très courte vue du journalisme autant incompétent en information qu’en arts — à ressentir l’innovation critique. Inaccessibles à la poésie sinon décorativement, inaccessibles (non pas ce qu’ils traitent mais eux-mêmes inaccessibles à ce qu’ils traitent), au sens profond révélé par l’existence singulière de la poésie, quand elle est portée par le dynamisme performatif vivant des corps qui ne bougent ni courent dans le sens attendu : ça ils ne savent pas le reconnaître, parce que leurs catégories spectaculaires a priori ne leur permettent pas d’accès à ce qui les surprend, ils sont marqués par le récit qui est la figure fictive de tous les médias et ne ressentent rien au-delà, sinon des choses vagues qu’ils ne savent donc pas qualifier...
Et de toutes façons ce n’est pas TETRAKAÏ qu’ils regardent mais autre chose qu’ils reconnaîtraient a priori et que forcément ils n’y retrouvent pas.
TETRAKAÏ accumule des traces poétiques d’un sentiment du monde où s’entrecroisent l’imaginaire d’auteur et de metteur en scène mêlé à celui des artistes ; ils lui apportent leur propre sensibilité nichée dans le savoir technique de leur registre spécialisé... En quelque sorte TETRAKAÏ dégoupille des numéros de cirque pour libérer les sensibilités de ceux qui les conçoivent et les réalisent corps et âme, afin de les élever ensemble en scène, et ça devient des sortes de limbes platoniciennes où les idées s’agitent, bombe à retardement latente... qui jamais n’explose sous nos yeux mais en nous.
Tout en jouant et rendant perfectibles leurs premières improvisations, incrustées dans l’univers non-futuriste mais imprédictible (ce qui le pose en énigme) de Huysman, forcément et respectivement inspiré par sa propre condition, les artistes composent l’éphémère perception des mondes parallèles de leurs acrobaties synchrones dans l’aura de l’utopie, émergente de la dystopie ambiante dans laquelle baigne la société et justement pas le spectacle : et c’est pourquoi il nous emporte dans un autre monde. Peut-être les âmes errantes dans les enfers d’Orphée, ou les lucioles de Dante ? Quelque chose qui n’est pas un spectacle dans le sens décrypté par le consumérisme médiatique alors, les journalistes les mieux intentionnés par manquer la cible, avouent leur défaillance.
« Revenu avec cette impression d’une suspension du temps, circularité de la piste, temps de l’Aion, des devenirs fous, du temps "mauvais", faisant abdiquer fin et début d’un évènement. Sous vos yeux, vous voyez les devenirs-animaux : un devenir chien, un devenir chair sous la peau. » a écrit dans sa page Facebook un certain Bobi Wembley, de retour du spectacle.
Oui : moi aussi j’ai ressenti ça, c’est comme l’expérience personnelle d’explorer le lointain souvenir actualisé de nos autres vies. Nous devenons cela, de toutes les références de l’histoire du théâtre et du cirque, les animaux ne sont pas en scène car l’animal est l’humain et l’humain animal. Quelque chose de grave est dit sur l’humanité des sociétés anticipées de Shozo Numa dans le roman anticipé Yapou, bétail humain, que l’on retrouve ici discrètement vu (l’auteur ne paraît pas avoir lu ces ouvrages, tant il en connaît d’autres, mais les poètes sentent ce qui les environne autant que ce qui les traverse). Mais c’est d’abord, aussi, l’incongruité du cirque de toujours et le rire qui priment à La Villette.
Il y a tout, de la tragédie grecque aux masques et cothurnes substitués par ceux de notre époque, au théâtre vivant et de marionnettes d’UBU en passant par le théâtre surréaliste le théâtre de l’absurde le vaudeville ou le théâtre de boulevard, ou même Brecht (toujours présent dans la distance et la logique abstraite du dénuement social). Il y a aussi une réflexion ascétique sur l’histoire du cirque. Il y a enfin une anthologie de signes des œuvres de Christophe Huysman qui se déroule en même temps que la complexité techno-historique des disciplines concernées. Il y a enfin l’évocation de chaque détail de notre petite vie, en ce qu’elle pèterait les plombs (comment se fait-il que nous ne soyons pas tous devenus fous dans le monde post-kafkaïen des bureaucraties oligarchiques). Il y a des rencontres, des couples hétéro ou homo joués en piste qui se séduisent, des solitaires, des bonimenteurs. Il y a les pressions, les peurs, la réussite, l’échec, la maladie, le bonheur, il y a la guerre. Pourtant on ne les voit pas, leurs suggestions apparaissent et disparaissent fugitivement. Le spectacle est hyper-moderne par son dépouillement anti-naturaliste, et son abstraction le propulse au-delà de lui-même comme au-delà de notre vie de chaque jour, lui conférant une sorte d’universalité extraite des contingences. Jetez les dés et comme ils retombent la magie du paysage peuplé de TETRAKAÏ surgit. Ce n’est pas un songe, tous en équilibre sur un fil invisible ici risquent leur peau.
Où passaient les illusionnistes ou les clowns, surgissent dans une trace mémorable de ce passé subitement des métamorphoses, réellement sous vos yeux (au moins deux).
Hommage indicible à Lautréamont — pas seulement ces êtres étranges qui se promènent dans Les chants de Maldoror qu’il inventa pour plagier ironiquement les catégories savantes de son temps, mais encore l’événement du mal critique dans notre monde bien-pensant.
Pas d’anecdote, pas de décorum. Tout joue même les objets les appareils et les agrès, dans une manifestation multidirectionnelle, panoptique, et hémisphérique du sol du plafond au sol.
D’ailleurs si je fais un article dans La RdR — c’est peut-être celui-ci — je le ferai dans ce sens : la faillite du dispositif de discernement critique des journalistes professionnels qui se rabattent sur le naturalisme biographique, mémoriel, ou historique, faute de pouvoir appréhender le temps réel d’une pensée plastique ou poétique à l’œuvre. Et je parlerai aussi de la cognition inter-artistique entre les protagonistes d’une performance collective comme TETRAKAÏ, car c’est justement à côté de cela que les journalistes sont passés. Qu’ils retournent pour se former à l’histoire en scène jusque dans le public du Living Theatre de Julian Beck.
Toute la beauté complice de TETRAKAÏ — des gens qui forment et auront formé et créé ensemble l’utopie dramaturgique réalisée qui s’appelle TETRAKAÏ : c’est quelque chose d’immense. Mais forcément initié (par le spectacle même). Tant pis pour ceux « encarcannés » qui passent à côté, parce que le montage de ce spectacle et son principe artistique étant événementiels le rendent non reproductible.
Un grand salut aux artistes circassiens qui jouent de leur corps extrêmes, à la fois dans l’indépendance de l’exactitude de leur exploit, et en beauté de leur performance collective mêlée (ce qui est unique dans l’histoire actuelle du cirque), à Christophe Huysman radical poète et magnifique directeur d’artistes des arts vivants, les entraînant à se surpasser, même quand il ne joue pas lui-même (ce qui lui arrive rarement et c’est le cas ici), aux Hommes penchés qui sont des réalisateurs fabuleux, acharnés.
Très joli travail sur les costumes, la différence brute de leurs textiles de leurs textures ou de leurs matières, leurs couleurs sans tapage, la lumière, et que soudain l’on saisit comme particulièrement remarquables, au moment des scènes groupées au sol... et bien sûr aussi le son et les voix.
Tous se dépassent, tous, ce qui implique non seulement l’expérience sans doute unique que de jeunes artistes de cirque auront pu éprouver au contact du théâtre (où certains se seront peut-être découvert comme de futurs auteurs ou metteurs en scène), transgressant par avance la carrière sans doute remarquable qui les attend, mais encore pour l’auteur les réalisateurs, les techniciens, et les producteurs.
Un titre qui crie, appel au ralliement, un graffiti, rien de pédant que du symbolique : « Le titre est un hommage au chiffre 4 ("tétra" en grec) : le nombre d’entrées/sorties sur la piste de cirque, le nombre de gradins sous le chapiteau, le nombre d’"Hommes penchés" ayant contribué au spectacle, la 25ème promotion, la quatrième création circassienne de Christophe Huysman... Quatre, c’est également l’équilibre. » [4].
[ Mise à jour du dimanche 2 février 2014. Cinq rappels en standing ovation concluent le spectacle en « matinée ». ]
NE LÂCHEZ RIEN ! FAITES TOURNER... !
Source du Logo © Frederi Vernier : Parc La Villette.
Le Centre national des arts du cirque s’installe au Parc de la Villette avec TETRAKAÏ :
http://www.villette.com/fr/agenda/Centre-national-arts-cirque-2014.htm.
ÉPILOGUE
Notes par Bobi Wembley
Entendre les enfants rire sur une réplique qui leur est adressée par Mehdi Ameza depuis la piste, « Dieu et dieu font quatre ». Apprendre ensuite qu’il s’agit d’une citation du poète surréaliste roumain Gherasim Luca.
Sur l’actualité des critères : « La biographie d’un créateur n’a absolument aucune importance. Si l’auteur ne peut être identifié par son œuvre, c’est que celle-ci, comme lui-même, ne vaut rien. Un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son œuvre. » B. Traven (La révolte des pendus, traduit de l’allemand par A. Lehman, 1955, première éd. Clamann-Lévy, Paris. Épiloque, extrait).