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Une vie bouleversée (extraits du Journal d’Etty Hillesum) 

samedi 11 décembre 2010, par Etty Hillesum (Date de rédaction antérieure : 10 janvier 2010).

Dimanche 9 mars 1941

Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon coeur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur. Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes ; l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l’avenant. J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.

Essayons de retenir un peu le temps fort de cette matinée, bien qu’il m’ait déjà presque échappé. Un instant, par un raisonnement serré, je l’avais emporté sur S. Ses yeux limpides et purs, sa bouche charnue et sensuelle ; sa silhouette massive de taureau et ses mouvements d’une légèreté aérienne, libérés ; l’esprit et la matière sont encore en pleine lutte chez cet homme de cinquante-quatre ans. On dirait que je suis accablée sous le poids de cette lutte. Je suis ensevelie sous cette personnalité et ne puis plus me dégager ; mes problèmes personnels, que je sens être à peu près du même ordre, se débattent au petit bonheur. Bien sûr, il s’agit de tout autre chose, je ne puis le formuler exactement, ma sincérité n’est peut-être pas encore assez impitoyable, et ce n’est pas non plus une mince affaire que de pénétrer au fond des choses par le seul biais du langage.
(...)

Dimanche soir, dans la salle de bains.

J’ai fait une véritable toilette morale. Ce soir, au téléphone, sa voix a mis mon corps en révolution. Mais je me suis reprise en jurant comme un charretier, je me suis dit que je n’étais plus une fillette hystérique. Tout à coup j’ai fort bien compris les moines qui se flagellent pour dompter une chair impure. Un bref mais violent combat contre moi-même, et ma fureur a fait place à une grande clarté, une grande paix. Maintenant je me sens parfaitement bien, nettoyée de l’intérieur. Une fois encore, S. est vaincu. Pour combien de temps ? Je ne suis pas amoureuse de lui, je ne l’aime pas, mais d’une façon ou d’une autre je sens que sa personnalité, inachevée, encore en lutte avec elle-même, pèse lourdement sur moi. Plus pour l’instant. En ce moment je le vois avec un certain recul : un être vivant qui lutte, partagé entre ses forces primitives et sa spiritualité, un homme aux yeux limpides et à la bouche sensuelle.

La journée avait si bien commencé : clarté et lucidité dans ma tête (il faudra noter cela plus tard) ; puis très grave dépression ; j’avais le crâne pris comme dans un étau ; je me suis enlisée dans des méditations "profondes", beaucoup trop profondes ; et derrière tout cela le vide du "pourquoi ?" - mais contre cela aussi on luttera.
(...)

Lundi matin, 9 heures.

Ma fille, ma fille, au travail cette fois, ou je t’aplatis. Surtout ne va pas penser : ici j’ai un peu mal à la tête, là j’ai un peu mal au coeur et pour l’instant je ne me sens pas très bien. C’est parfaitement indécent. Tu as du travail, un point c’est tout. Pas de rêveries, pas de pensées grandioses ni d’intuitions fulgurantes - faire un thème, chercher des mots dans le dictionnaire, voilà ce qui compte. Encore une chose que je vais devoir apprendre, en luttant de toutes mes forces : bannir de mon cerveau tous les fantasmes et toutes les rêveries et faire un grand ménage intérieur pour laisser la place aux choses de l’étude, humbles ou élevées. A vrai dire je n’ai jamais su travailler. C’est comme pour la sexualité. Si quelqu’un a fait impression sur moi, je suis capable de me plonger des jours et des nuits dans des fantasmes érotiques ; je ne me suis encore jamais vraiment rendue compte, je crois, de la déperdition d’énergie que cela représente, et si un vrai contact s’établit, la désillusion est grande. La réalité ne rejoint pas une imagination trop enflammée. Cela s’est vérifié aussi avec S. Ce jour-là je m’étais fait une idée bien précise de ma visite et j’allai chez lui dans une sorte d’excitation joyeuse ; j’avais passé un petit maillot de gymnastique sous ma robe de laine. Mais rien n’alla comme prévu. Il était de nouveau froid et distant, si bien que je me raidis tout de suite. Et la gymnastique fut un vrai fiasco. Quand je fus devant lui en maillot, nous nous lancions des regards aussi gênés qu’Adam et Eve après avoir croqué la pomme. Il tira les rideaux, ferma la porte à clé, toute la liberté coutumière de ses gestes avait disparu, j’aurais voulu me sauver en pleurant tant c’était affreux ; quand nous avons roulé sur le sol je me suis agrippée à lui, avec sensualité mais aussi avec dégoût ; ses gestes à lui étaient d’ailleurs un peu louches, et tout me dégoûtait. Tout eût été différent si je ne m’étais pas complue d’avance à ces fantasmes. C’était un choc brutal et formidable entre mon imagination exaltée et l’effet dégrisant de la réalité - laquelle prenait cette fois l’aspect d’un homme qui rajustait piteusement sa chemise froissée dans son pantalon et transpirait abondamment.

Dans mon travail, c’est la même chose. Il est des moments où je suis capable de percer et d’analyser avec beaucoup d’acuité une matière quelconque, de grandes pensées vagues, à peine saisissables, ce qui me donne un vif sentiment d’importance. Mais si j’essayais de noter ces pensées, elles se ratatineraient, se réduiraient à néant, et c’est pourquoi je n’en ai pas le courage ; je serais sûrement trop déçue de voir la montagne accoucher d’une souris, en l’occurrence un petit essai de rien du tout.

Mais il y a une chose dont tu dois te persuader une bonne fois, ma petite : ce n’est pas la concrétisation de grandes idées vagues qui t’apportera quoi que ce soit. L’essai le plus mince, le plus insignifiant que tu parviens à écrire vaut mieux que tout le flot d’idées grandioses dont tu te grises. Garde tes pressentiments et ton intuition, c’est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t’y noyer ! Organise un peu tout ce fatras, un peu d’hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc., sont le grand océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. L’océan est un élément grandiose mais, l’important, ce sont ces petits lambeaux de terre que tu sais lui arracher. Le thème que tu vas faire compte plus que toutes les pensées profondes sur Tolstoï et Napoléon qui te sont venues dernièrement en pleine nuit, et la leçon que tu donneras vendredi soir à cette fille pleine de bonne volonté, plus que toute ta philosophie dans le vide. N’oublie jamais cela. Ne surestime pas ces orgies de vie intérieure, ne va pas te croire pour autant au nombre des "élus" et supérieure aux gens "ordinaires" dont la vie intérieure t’est, après tout, parfaitement inconnue ; mais si tu continues à te griser et à te délecter de tous tes remous intérieurs, tu n’es qu’une chiffe molle et une bonne à rien.

Ne perds pas de vue la terre ferme et cesse de gigoter impuissante au milieu de l’océan. Et maintenant, ce thème !

Vendredi 21 mars, 8 heures et demie du matin.

En fait, je ne veux rien noter : je me sens si légère, si rayonnante, si allègre, que face à tant de grâce le moindre mot a des semelles de plomb. Pourtant, ce matin, j’ai dû conquérir cette joie intérieure sur un coeur inquiet et palpitant. Mais après m’être lavée à l’eau glacée de la tête aux pieds, je me suis étendue sur le carrelage de la salle de bains assez longtemps pour retrouver un calme parfait. Je suis désormais "prête au combat" et ce combat n’est pas sans me remplir d’une excitation sportive. (...)

Je dois apprendre à vaincre ce vague sentiment d’angoisse. Certes, la vie est dure, c’est un combat de tous les instants (allons, n’exagérons rien, ma chérie !), mais ce combat m’attire. Avant, je me projetais dans un futur chaotique, car je refusais de vivre l’instant d’après, le futur immédiat. Comme une enfant gâtée, je voulais que tout me fût offert. J’avais parfois la conviction (encore qu’elle fût très vague) de "devenir quelqu’un", de "faire de grandes choses", alternant avec la crainte chaotique de disparaître sans laisser de traces. Je commence à comprendre pourquoi. Je refusais d’accomplir les tâches qui se présentaient à moi, de m’élever degré par degré vers cet avenir. Mais aujourd’hui, où chaque minute est pleine de vie, d’expériences, de lutte, de victoires ou de rechutes, suivies d’un retour à la lutte, aujourd’hui je ne pense plus à l’avenir : il m’est indifférent de faire ou non de grandes choses, parce que j’ai l’intime conviction que de la réussite ou de l’échec il sortira toujours quelque chose. Avant, je vivais au stade préparatoire, j’avais l’impression que tout ce que je faisais ne comptait pas vraiment, n’était que la préparation à autre chose, à quelque chose de grand, de vrai. Tout cela m’a quitté. Aujourd’hui, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécue et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien. Je me souviens que j’ai déjà fait cette déclaration - en théorie - un soir d’été où j’étais avec Frans à la terrasse de Reijnders. Mais je le disais plutôt par lassitude : "Après tout, si demain c’était la fin, je ne m’en ferais pas trop ; après tout, nous avons eu le temps de nous faire une idée. Nous connaissons cette vie, nous avons tout vécu, même si c’est en esprit, et nous ne nous raccrochons plus à la vie avec le même acharnement." Nous nous sentions très vieux, très sages et très las. Aujourd’hui c’est différent. Et maintenant, au travail.

Samedi, 8 heures du soir.

Je dois m’efforcer de ne pas perdre contact avec ce cahier, c’est-à-dire avec moi-même, sinon j’aurais des problèmes. Je cours encore à chaque instant le risque de me perdre et de m’égarer, je le ressens vaguement en ce moment, peut-être seulement du fait de la fatigue.

Dimanche 8 juin, 9 heures et demie du matin.

Je crois que je vais le faire : tous les matins, avant de me mettre au travail, me "tourner vers l’intérieur", rester une demi-heure à l’écoute de moi-même. "Rentrer en moi-même". Je pourrais dire aussi : méditer. Mais le mot m’horripile encore un peu. Oui, pourquoi pas : une demi-heure de paix en soi-même. On agite bien bras, jambes et autres muscles le matin dans la salle de bains ; mais cela ne suffit pas. L’homme est corps et esprit. Une demi-heure de gymnastique et une demi-heure de "méditation" peuvent fournir une bonne base de concentration pour toute une journée.

Mais une "heure de paix", ce n’est pas si simple. Cela s’apprend. Il faudrait effacer de l’intérieur tout le petit fatras bassement humain, toutes les fioritures. Une petite tête comme la mienne est toujours bourrée d’inquiétude pour rien du tout. Il y a aussi des sentiments et des pensées qui vous élèvent et vous libèrent, mais le fatras s’insinue partout. Créer au-dedans de soi une grande et vaste plaine, débarrassée des broussailles sournoises qui vous bouchent la vue, ce devrait être le but de la méditation. (...)

Je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte. Ce doit être affreux d’être une beauté, on est coupée de sa vie intérieure parce que aveuglée par cette apparence éclatante. Et vos semblables ne réagissent d’ailleurs qu’à cette beauté extérieure, si bien qu’intérieurement on se ratatine peut-être complètement. Le temps que je passe devant le miroir, frappée tout à coup d’une expression amusante, captivante ou intéressante de ce visage pourtant loin d’être beau, ce temps-là, je pourrais l’employer plus utilement. Ce narcissisme m’exaspère. Il m’arrive de me trouver jolie, même si c’est la faute à ce faux jour de la salle de bains ; mais à ces moments-là je ne peux plus me détacher de mon image, je m’adresse toutes sortes de minauderies, je présente mon visage sous ses meilleurs angles à mes regards admiratifs et mon fantasme préféré est alors de me figurer dans une salle, assise à une table, face au public, qui me regarde et me trouve jolie.

Tu dis toujours que tu veux t’oublier totalement, mais tant que tu seras gonflée de cette vanité, pleine de ces fantasmes, tu n’avanceras pas beaucoup dans la voie de l’oubli de toi.

Même quand je travaille, je ressens parfois le besoin subit de voir mon visage, j’enlève mes lunettes et je me regarde dans les verres. Parfois c’est une vraie compulsion. J’en suis très malheureuse, parce que je sens combien je me fais encore obstacle à moi-même. Et rien ne sert de me contraindre de l’extérieur à ne plus me complaire à mon image dans le miroir. C’est de l’intérieur que doit venir une certaine indifférence à mon apparence, je ne dois pas me soucier de mon allure, mais "intérioriser" encore ma vie. Chez les autres aussi je prête parfois trop d’attention à l’apparence, à la séduction. Ce qui importe en définitive, c’est l’âme, ou l’être, comme on voudra, qui rayonne à travers la personne.

4 juillet.

Il y a de l’agitation en moi, une agitation bizarre et diabolique, qui serait productive si je savais qu’en faire. Une agitation "créatrice". Ce n’est pas celle du corps, une douzaine de nuits d’amour torrides ne suffiraient pas à l’apaiser. C’est une agitation presque "sacrée". (...)

J’ignore comment réaliser mon désir d’écrire. Tout est encore trop chaotique, et il me manque la confiance en moi, ou plutôt l’urgente nécessité de dire quelque chose de précis. J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela il faut d’abord que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre.
(...)

Lundi 4 août 1941, à 2 heures et demie.

Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.

C’est un homme mûr de cinquante-cinq ans, parvenu au stade de l’amour universel après avoir, durant sa longue vie, aimé beaucoup d’individus. Je suis une petite bonne femme de vingt-sept ans et je porte en moi aussi un amour très fort de l’humanité, mais je me demande si, toute ma vie, je ne serais pas à la recherche d’un homme unique. Et je me demande s’il s’agit là d’une restriction de champ propre à la femme. Est-ce une tradition séculaire dont elle devrait s’affranchir, ou bien au contraire un élément si essentiel à la nature féminine que la femme devrait se faire violence pour donner son amour à toute l’humanité et non plus à un seul homme ? (La synthèse des deux amours n’est pas encore à ma portée). Cela explique peut-être qu’il y ait si peu de femmes importantes dans les sciences et les arts, la femme cherche toujours l’homme unique à qui elle donnera son savoir, sa chaleur, son amour, son énergie créatrice. Elle cherche l’homme, non l’humanité.

Cette question féminine n’est pas si simple. Parfois, en voyant dans la rue une jolie femme, élégante, soignée, hyper-féminine, un peu bête, je sens mon équilibre vaciller. Mon intelligence, mes luttes avec moi-même, ma souffrance m’apparaissent comme un poids oppressant, une chose laide, antiféminine, et je voudrais être belle et bête, une jolie poupée désirée par un homme. Etrange, de vouloir ainsi être désirée par un homme, comme si c’était la consécration suprême de notre condition de femmes, alors qu’il s’agit d’un besoin très primitif. L’amitié, la considération, l’amour qu’on nous porte en tant qu’êtres humains, c’est bien beau, mais tout ce que nous voulons, en fin de compte, n’est-ce pas qu’un homme nous désire en tant que femmes ? Il me semble encore trop difficile de noter tout ce que je voudrais dire sur ce sujet, d’une complexité infinie, mais essentiel - et il importe que je parvienne à m’exprimer.

Peut-être la vraie, l’authentique émancipation féminine n’a-t-elle pas encore commencé. Nous ne sommes pas tout à fait encore des êtres humains, nous sommes des femelles. Encore ligotées et entravées par des traditions séculaires. Encore à naître à l’humanité véritable ; il y a là une tâche exaltante pour la femme.

Où en suis-je avec S.? Si je parviens à la longue à tirer au clair nos relations, j’aurai tiré au clair du même coup, ma relation à tous les autres hommes et même à toute l’humanité (n’ayons pas peur des grands mots !). Qu’importe le pathétique, je dois tout noter comme je le sens, et quand j’aurai ainsi évacué tout le pathétique, toute l’hyperbole, je me rapprocherai peut-être enfin de moi-même.

Est-ce que j’aime S.? Oui, à la folie !

Comme homme ? Non, comme être humain. A moins que je n’aime plutôt en lui la chaleur, l’amour, l’effort vers la bonté qui émanent de sa personne. Non, je n’y suis pas, mais pas du tout. Ceci n’est qu’un brouillon où j’essaie de formuler quelque chose, de m’en délivrer, peut-être tous ces fragments feront-ils un jour un tout. Mais je ne dois pas me fuir moi-même, ni fuir la difficulté des problèmes posés. Ce n’est d’ailleurs pas ce que je fuis, mais plutôt la difficulté de l’écriture. Tout ce qui sort est si mal venu. Mais enfin tu n’écris que pour rechercher un peu de clarté, tu n’es pas en train de produire des chefs-d’oeuvre ? Ton propre regard te gêne encore. Tu n’oses pas encore te livrer, expulser ce qui est en toi, tu restes terriblement inhibée, tout simplement parce que tu ne t’acceptes pas encore telle que tu es.
(...)
Dévorer des livres, comme je l’ai fait depuis ma plus tendre enfance, n’est qu’une forme de paresse. Je laisse à d’autres le soin de s’exprimer à ma place. Je cherche partout la confirmation de ce qui fermente et agit en moi, mais c’est avec mes mots à moi que je devrai essayer d’y voir plus clair. Il me faut jeter par-dessus bord beaucoup de paresse, mais surtout beaucoup d’inhibitions et d’incertitudes pour me rejoindre moi-même. Et pour toucher les autres à travers moi. Je dois y voir clair et je dois m’accepter moi-même. Tout est si lourd en moi, quand je voudrais être si légère. Depuis des années j’emmagasine, j’accumule dans un grand réservoir, mais tout cela devra bien ressortir un jour, sinon j’aurai le sentiment d’avoir vécu pour rien, d’avoir dépouillé l’humanité sans rien lui donner en retour. J’ai parfois le sentiment d’être un parasite, d’où des accès de profonde dépression et des doutes quant à l’utilité de ma vie. Peut-être ma mission est-elle de m’expliquer, de m’expliquer vraiment, avec tout ce qui me harcèle, me tourmente et appelle désespérément en moi solution et formulation. Car ces problèmes ne sont pas seulement les miens, mais ceux de beaucoup d’autres. Si à la fin d’une longue vie je trouve une forme à ce qui est encore chaotique en moi, j’aurai peut-être rempli ma petite mission. En écrivant ces mots, je crois sentir une véritable nausée monter quelque part de mon subconscient. A cause de ces mots : "missions", "humanité", "solution aux problèmes". Je trouve ces mots prétentieux et, moi-même, je me vois comme un insignifiant petit bas-bleu, mais c’est par manque de courage. Non, ma fille, tu n’y es pas encore, loin de là, et je devrais t’interdire de toucher à un seul philosophe un peu profond tant que tu ne te prendras pas toi-même un peu plus au sérieux.
En attendant je crois que je vais sortit acheter ce melon que je veux servir ce soir aux Nethe. Cela aussi c’est la vie !

je me sens parfois comme une poubelle tant il y a de trouble, de vanité, d’inachèvement, d’insuffisance en moi ! Mais il y a aussi une authentique sincérité et une volonté passionnée, presque élémentaire, d’apporter un peu de netteté, de trouver l’harmonie entre le dehors et le dedans.

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