C’est en 1981 que Yann devint « Maître après Dieu » — comme il est écrit sur les contrats d’affrètement — de son bateau en fer /traction de 38m.80 construit en 1939 à Douai, un Freycinet : Le Nistader (signifiant « ne compte que sur toi même »). Il l’avait acheté à Conflans-Sainte-Honorine à un marinier, fils de marinier, Guy Menu. L’État proposait alors des primes importantes aux mariniers pour mettre leur bateau au « Déchirage ». Il avait choisi ce bateau pour son moteur, un magnifique Baudoin DNK6 de 160CV [1] qu’il bichonnait amoureusement.
Son projet initial était d’en faire une salle de montage. Mais pour en prendre pleinement possession il fit un affrètement avec Guy Menu qui lui transmit « le virus ».
Il passa son permis de navigation et prit le statut de marinier.
C’est à Lyon qu’il fit son premier affrètement avec Yannick Le Tord. Il y était venu en péniche pour un tournage en tant que chef opérateur. Ils ont parcouru les fleuves et les canaux du nord au sud de Rotterdam à Sète. Ses carnets de bord témoignent avec précision de ses « mises en bourse », ses chargements, ses destinations, les heures et lieux de départ et d’arrêt, les kilomètres parcourus, les écluses passées, la consommation de fioul et d’huile.
Le joindre n’était pas facile.
Il voulait raconter l’histoire de ces gens du fleuve. Il avait écrit un scénario : « Déchirage » — dans lequel il parlait du démantèlement de la Batellerie, la disparition du monde du travail. Il lisait « La métamorphose du travail » d’ André Gorz, qu’il avait rencontré.
Il prenait des notes et des sons. « Le chant des écluses » disait-il.
Entre mariniers, ils s’appelaient « voisins ». Pour ces mariniers de père en fils depuis des générations, Yann était un « parachuté », amusant ce terme quand on connaît son passé [2].
Son dernier voyage, il voulait le faire avec moi en 1991, il s’était mis en Bourse à Lyon, et voulait prendre un chargement pour Amsterdam mais hélas après une forte altercation avec la femme qui distribuait les affrètements, il s’était retrouvé en cale sèche à Lyon. Le mari de cette femme était chef à la VNF [3], résultat : sondage du fond en plein mois d’août dans une chaleur étouffante.
Fin des voyages affrétés !
Nous avons eu le projet de l’aménager pour accueillir des stagiaires auxquels il aurait appris le métier du cinéma tout en naviguant sur les fleuves. Joli projet que nous n’avons pu réaliser par manque de moyens financiers.
Son désir de transmettre était puissant, il donna des cours à L’ESAV à Toulouse [4] (à laquelle il a d’ailleurs vendu sa caméra AATON 16mm pour financer la mise en chantier de sa péniche à Sète).
Puis il donna des cours à l’EICTV de Cuba [5], où nous avons vécu un an avec Mathilde, âgée alors de 2 ans [6]. C’est son amie de longue date, Jacqueline Meppiel [7], son amie de combat, monteuse de ses premiers films qui l’avait fait venir en pleine « période spéciale ».
Quel trio avec Antoine Bonfanti [8], qu’on appelait « BonBon » ! Les dinosaures, les « diplodocus » comme les surnommaient les étudiants !
L’année suivante, il y est retourné seul. Nous avions commencé à aménager le bateau pour que nous puissions y vivre Salomé, Mathilde et le vieux Bouka son chien bien aimé. Une vie un peu spartiate quand même !
Il retourna à Cuba chaque année, pour un temps plus court. C’est en 2008 qu’il y retourna pour la dernière fois, Mathilde et moi l’avions accompagné. Mathilde y avait suivi son cours avec les étudiants...
Son état de santé ne lui permettait plus de faire le voyage.
Il aimait son bateau, il ne voulait pas qu’il ressemblât à un bateau-logement : écoutilles et plancher, tout était comme lorsqu’il naviguait. La table de montage côtoyait son atelier, véritable quincaillerie au tiroirs bien classés. Ce bel atelier a fait rêvé plus d’un bricoleur !
Il y passait des heures tout comme dans la salle des machines.
Sa cabine était belle, il y avait installé un magnifique prisme avec lequel il nous faisait des arcs-en-ciel, et un sténopé qui nous offrait des magnifiques images des écoutilles sur toute la longueur du bateau, son poste de surveillance. Quelle poésie...
C’est dans cette même cabine face à cette image, le prisme au dessus de la tête, qu’il s’est définitivement endormi en douceur, sans souffrance, moi et Mathilde à ses côtés, lui tenant la main.
Une chanson de Bob Dylan passait à la radio.
Le matin, il m’avait dit « Quelle belle lumière », il avait regardé le soir même le coucher du soleil. Le ciel était embrasé, rouge vif, magnifique.
Un coucher à la hauteur de lui-même...
Je t’aimais Yann. Quelle immense tendresse avons nous partagé durant ce lent naufrage.
Ta catitaine.
Yann a voyagé avec des amis qui n’étaient pas mariniers, ni marins :
Yannick Le Tord, Sarah Taous (son amie, monteuse de Kashima, Regarde, et Heligonka) et Gilles Clabaut ; Olga Poliakoff et Gurwann leur fils ; Yves Héaulme, son beau frère et sa compagne Laure Magrone, Yves est le compositeur de la belle musique de Regarde. Gaëlle Héaulme, qui avait participé à l’écriture du scénario Déchirage ; François, un ami de Gilles à qui Yann a « filé » le virus — il navigue toujours sur le Sunny à travers l’Europe ; Barbara Caspary réalisatrice, pour qui il avait fait les belles images de son premier film ; Nicolle Grand, Jean-Paul Bastide et leur fille Anne.
Tous ne faisaient pas forcément complétement les voyages.
Si Yann a pu rester au bateau jusqu’à son dernier souffle c’est grâce à nos amis « voisins » : François et Annie Guiter, Marcel Guiter, et Yamina Belly-Chihane, Ben et Marie Pierre Jonhson, Guy Taccard, qui m’ont donné un sacré coup de main quand Yann ne pouvait plus lui-même assurer.
Tous Capitaines de leur bateau.
Ils sont encore aujourd’hui avec moi pour essayer de rétablir l’arrivée d’eau qui a gelé. Le mistral souffle très fort et il fait - 10.
Yann aurait-il emporté avec lui le soleil ? ...
Caty
— Le portrait de Yann Le Masson en logo est un recadrage d’une photo © RV Dols, en 2011.
— Le logo de survol est un fragment d’une photo de plateau par Eric Dumage de Yann à la caméra sur le film de Serge Gainsbourg Equateur (1983), éclairé par Pierre Lhomme (Pierre Lhomme, Un cinéaste d’exception nous a quittés).