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Nistader - ne compte que sur toi-même 

par — et hommage à — Catie Aubry Le Masson

jeudi 9 janvier 2020, par Catie Aubry Le Masson (Date de rédaction antérieure : 8 février 2012).

Catie Audry Le Masson par © Laure Friant
Tempête à Saint Tropez (avril 2018)

L’exceptionnelle Catie Aubry Le Masson est partie au-delà dans la nuit de dimanche à lundi, à 69 ans, chez elle. Personne lui étant attentif sans l’avoir vue depuis quelques temps n’imaginait le terme si proche de sa maladie qui ne l’empêchait pas de poursuivre ses relations avec tous ni de partager sur sa page de Facebook les combats d’intérêt général, ou les choses tendres sur ses petites filles, ou encore son expérience de la vie quand elle pouvait éclairer sur des événements en cours. Ses amis parisiens sont saisis par sa disparition soudaine. En attendant un texte de sa fille Salomé, productrice, musicienne, autrice et artiste, après la cérémonie des funérailles, nous lui rendons hommage par l’actualisation de ce beau texte qu’elle avait écrit pour son formidable compagnon juste disparu, en 2012. (A. G. pour La RdR)
Repose en paix Catie.

Dans la campgne d’Aix en Provence, la dernière demeure de Catie Aubry Le Masson.
Photo © Laure Friant‎



Le bateau Nistader : dépose sur tréteaux (1991) .
Photo Yann Le Masson.
Archive familiale © Salomé Aubry
(pas de reproduction sans autorisation)

 

C’est en 1981 que Yann devint « Maître après Dieu » — comme il est écrit sur les contrats d’affrètement — de son bateau en fer /traction de 38m.80 construit en 1939 à Douai, un Freycinet : Le Nistader (signifiant « ne compte que sur toi même »). Il l’avait acheté à Conflans-Sainte-Honorine à un marinier, fils de marinier, Guy Menu. L’État proposait alors des primes importantes aux mariniers pour mettre leur bateau au « Déchirage ». Il avait choisi ce bateau pour son moteur, un magnifique Baudoin DNK6 de 160CV [1] qu’il bichonnait amoureusement.

Son projet initial était d’en faire une salle de montage. Mais pour en prendre pleinement possession il fit un affrètement avec Guy Menu qui lui transmit « le virus ».

Il passa son permis de navigation et prit le statut de marinier.

C’est à Lyon qu’il fit son premier affrètement avec Yannick Le Tord. Il y était venu en péniche pour un tournage en tant que chef opérateur. Ils ont parcouru les fleuves et les canaux du nord au sud de Rotterdam à Sète. Ses carnets de bord témoignent avec précision de ses « mises en bourse », ses chargements, ses destinations, les heures et lieux de départ et d’arrêt, les kilomètres parcourus, les écluses passées, la consommation de fioul et d’huile.

Le joindre n’était pas facile.

Il voulait raconter l’histoire de ces gens du fleuve. Il avait écrit un scénario : « Déchirage » — dans lequel il parlait du démantèlement de la Batellerie, la disparition du monde du travail. Il lisait « La métamorphose du travail » d’ André Gorz, qu’il avait rencontré.

Il prenait des notes et des sons. « Le chant des écluses » disait-il.

Entre mariniers, ils s’appelaient « voisins ». Pour ces mariniers de père en fils depuis des générations, Yann était un « parachuté », amusant ce terme quand on connaît son passé [2].

Son dernier voyage, il voulait le faire avec moi en 1991, il s’était mis en Bourse à Lyon, et voulait prendre un chargement pour Amsterdam mais hélas après une forte altercation avec la femme qui distribuait les affrètements, il s’était retrouvé en cale sèche à Lyon. Le mari de cette femme était chef à la VNF [3], résultat : sondage du fond en plein mois d’août dans une chaleur étouffante.

Fin des voyages affrétés !

Nous avons eu le projet de l’aménager pour accueillir des stagiaires auxquels il aurait appris le métier du cinéma tout en naviguant sur les fleuves. Joli projet que nous n’avons pu réaliser par manque de moyens financiers.

Son désir de transmettre était puissant, il donna des cours à L’ESAV à Toulouse [4] (à laquelle il a d’ailleurs vendu sa caméra AATON 16mm pour financer la mise en chantier de sa péniche à Sète).

Puis il donna des cours à l’EICTV de Cuba [5], où nous avons vécu un an avec Mathilde, âgée alors de 2 ans [6]. C’est son amie de longue date, Jacqueline Meppiel [7], son amie de combat, monteuse de ses premiers films qui l’avait fait venir en pleine « période spéciale ».

Quel trio avec Antoine Bonfanti [8], qu’on appelait « BonBon » ! Les dinosaures, les « diplodocus » comme les surnommaient les étudiants !

L’année suivante, il y est retourné seul. Nous avions commencé à aménager le bateau pour que nous puissions y vivre Salomé, Mathilde et le vieux Bouka son chien bien aimé. Une vie un peu spartiate quand même !

Il retourna à Cuba chaque année, pour un temps plus court. C’est en 2008 qu’il y retourna pour la dernière fois, Mathilde et moi l’avions accompagné. Mathilde y avait suivi son cours avec les étudiants...

Son état de santé ne lui permettait plus de faire le voyage.

Il aimait son bateau, il ne voulait pas qu’il ressemblât à un bateau-logement : écoutilles et plancher, tout était comme lorsqu’il naviguait. La table de montage côtoyait son atelier, véritable quincaillerie au tiroirs bien classés. Ce bel atelier a fait rêvé plus d’un bricoleur !

Il y passait des heures tout comme dans la salle des machines.

Sa cabine était belle, il y avait installé un magnifique prisme avec lequel il nous faisait des arcs-en-ciel, et un sténopé qui nous offrait des magnifiques images des écoutilles sur toute la longueur du bateau, son poste de surveillance. Quelle poésie...

C’est dans cette même cabine face à cette image, le prisme au dessus de la tête, qu’il s’est définitivement endormi en douceur, sans souffrance, moi et Mathilde à ses côtés, lui tenant la main.

Une chanson de Bob Dylan passait à la radio.

Le matin, il m’avait dit « Quelle belle lumière », il avait regardé le soir même le coucher du soleil. Le ciel était embrasé, rouge vif, magnifique.

Un coucher à la hauteur de lui-même...

Je t’aimais Yann. Quelle immense tendresse avons nous partagé durant ce lent naufrage.

Ta catitaine.

C. A. Le M.





Yann a voyagé avec des amis qui n’étaient pas mariniers, ni marins :

Yannick Le Tord, Sarah Taous (son amie, monteuse de Kashima, Regarde, et Heligonka) et Gilles Clabaut ; Olga Poliakoff et Gurwann leur fils ; Yves Héaulme, son beau frère et sa compagne Laure Magrone, Yves est le compositeur de la belle musique de Regarde. Gaëlle Héaulme, qui avait participé à l’écriture du scénario Déchirage ; François, un ami de Gilles à qui Yann a « filé » le virus — il navigue toujours sur le Sunny à travers l’Europe ; Barbara Caspary réalisatrice, pour qui il avait fait les belles images de son premier film ; Nicolle Grand, Jean-Paul Bastide et leur fille Anne.
Tous ne faisaient pas forcément complétement les voyages.
Si Yann a pu rester au bateau jusqu’à son dernier souffle c’est grâce à nos amis « voisins » : François et Annie Guiter, Marcel Guiter, et Yamina Belly-Chihane, Ben et Marie Pierre Jonhson, Guy Taccard, qui m’ont donné un sacré coup de main quand Yann ne pouvait plus lui-même assurer.
Tous Capitaines de leur bateau.
Ils sont encore aujourd’hui avec moi pour essayer de rétablir l’arrivée d’eau qui a gelé. Le mistral souffle très fort et il fait - 10.
Yann aurait-il emporté avec lui le soleil ? ...

Nistader, le 7 février 2012,
Caty



François Guiter et Yann Le Masson
Dernier Noël
avec le présent d’un homard bleu de Bretagne
Photo © Caty Aubry Le Masson
(pas de reproduction sans autorisation)


— Le portrait de Yann Le Masson en logo est un recadrage d’une photo © RV Dols, en 2011.

— Le logo de survol est un fragment d’une photo de plateau par Eric Dumage de Yann à la caméra sur le film de Serge Gainsbourg Equateur (1983), éclairé par Pierre Lhomme (Pierre Lhomme, Un cinéaste d’exception nous a quittés).

P.-S.

Yann Le Masson à propos de ses films présente sa conception de l’image et du cinéma documentaire devant les étudiants en Master 2 du centre de formation du cinéma documentaire, à Lussas (janvier 2009). Il y a trois extraits sonores de cet atelier : 1. Le cinéma du réel ; 2. La rigueur du film pellicule ; 3. Le zoom.

L’article de Gael Bouron dans Mediapart (25 janvier 2012).

Le salut des camarades d’études de Yann Le Masson, dans le site des anciens élèves de l’École nationale de photographie de cinéma et de son, Vaugirard-Louis Lumière, où il avait appris son métier de cinéaste (promotion cinéma, 1953).

Pierre Lhomme, Un cinéaste d’exception nous a quittés - Association Française des Directeurs de la Photographie Cinématographique.

Willy Kurant Opérateur d’exception : Yann Le Masson - Association Française des Directeurs de la Photographie Cinématographique.

Jimmy Glasberg, A la mémoire de ce grand "filmeur" qu’était Yann Le Masson - Association Française des Directeurs de la Photographie Cinématographique.

Jean-Michel Humeau, Yann Le Masson, si grand, si sage - Association Française des Directeurs de la Photographie Cinématographique.

 « C’est par une belle journée d’hiver, avec un mistral ébouriffant les branches effeuillées des aulnes, que notre ami Yann s’est éloigné de nous.
Dans la cabine du Nistader, allongé sous la barre, jamais il ne m’a paru si grand, si sage. Ses amis lointains et proches sont venus. Pierre Lhomme, condisciple de Vaugirard, mais aussi René Vautier, des assistants comme Richard Copans, Eric Pittard, Jean-Pierre Thorn. Un parfum de Mai 68 et de lutte anticolonialiste flottait sur l’assistance tandis que des trompettes désaccordées jouaient sur un mode mineur l’Internationale.
 » Jean-Michel Humeau (AFC, 7 février 2012).

Dans le forum Humanité Rouge (Parti communiste marxiste léniniste de France), la recherche du film de Yann Le Masson tourné en 1978, Pour demain, donne le ton de la camaraderie désordonnée et chaleureuse au crépuscule de sa vie.

Notes

[1Dans l’abécédaire de Yann Le Masson diffusé par France Culture le 20 janvier 2011, accessible en streaming depuis le jour de sa mort, le 20 janvier 2012, jusqu’à la date de rediffusion hertzienne de l’émission le 20 février (ensuite enregistrable en podcast pendant quelque temps), Yann évoque ce moteur qui avait la particularité d’être à la fois puissant et solide, car entièrement mécanique donc peu fragile, ne tombant pas en panne ou très rarement.

[2Yann Le Masson a fait les classes de son service militaire comme parachutiste, puis le moment venu de partir en Algérie il décida de déserter, mais ses camarades de la cellule communiste qu’il avait ralliée à Vannes l’en empêchèrent ; alors il fit l’École des Officiers de Réserve, pensant qu’un grade lui permettrait d’intégrer le cinéma de l’armée ; ce qui malheureusement lui fut refusé, peut-être parce qu’il était communiste (ce qu’il n’a pas dit), mais en tous cas aux raisons données que l’armée avait besoin de cadres sur le tas (ce qu’il a dit) ; il « en prit » pour deux ans et demi. Dans son abécédaire pour France Culture, il évoque les ravages de cette guerre, et aussi sur lui-même longtemps après son retour ; c’est le fondement de son premier film d’auteur, avec sa première épouse Olga Poliakoff, et René Vautier, pour les enfants algériens : J’ai 8 ans (1961).

[3VNF, Voies Navigables de France, VNF Service de la navigation Rhône-Saône.

[4ESAV, École supérieure d’audiovisuel, Université de Toulouse Montmirail (FR).

[6Mathilde est la fille de Catie et de Yann. C’est la fille benjamine de Catie qui tient une fille aînée d’un autre homme, Salomé, qui grandit avec eux sur le Nistader — c’est elle qui a écrit et lu l’eulogie de Yann lors de la cérémonie d’incinération, le 24 janvier, à Avignon.

[7Voir l’information du décès de Jacqueline Méppiel le 9 novembre 2012, dans le blog du journal Le Monde America Latina VO, donc peu de temps avant celle de Yann Le Masson, son ami, dont on peut lire un mot en commentaire du bel article de Jean-Michel Frodon Jacqueline Meppiel, le montage comme art de combat, dans son blog du cinéma sur Slate.fr - où l’on peut également lire un mot de Catie Aubry-Le Masson.

[8Antoine Bonfanti est un ingénieur du son qui a inventé un timbre subtil du son direct, distinguant les sons les un par rapport aux autres dans leur enregistrement, contribuant au cinéma du réel. Un son à l’instar de la quête ethnographique du cinéma documentaire qui deviendra la « French Touch » recherchée pour rompre avec les conventions du son studio dans le cinéma de fiction. « L’école du son direct est française, a dit l’ingénieur du son Jean-Pierre Ruh, elle a commencé avec Antoine Bonfanti. » Il est intervenu, dans plus de 400 films français et dans des films étrangers, à toutes les étapes de la création sonore. Il a collaboré notamment avec Jean Rouch, Jean-Luc Godard, Chris Marker, André Delvaux, Alain Resnais, Paul Vecchiali… Considéré comme l’un des ingénieurs du son français les plus innovants en matière de son direct, il a commencé comme perchman sur La Belle et la Bête de Jean Cocteau. Il est mort en mars 2006 (wikipedia.fr) ; Antoine Bonfanti @ inmdb.

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