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Tim Robinson, cartographe de l’espace multiple 

mardi 26 mai 2015, par Michèle Duclos

Curieux parcours que celui de cet Anglais du Yorkshire, né en 1935 (et mort en avril 2020), qui, après de solides études de mathématiques à Cambridge et une carrière d’enseignant et de plasticien qui l’a amené à voyager à travers l’Europe jusqu’en Turquie et à vivre successivement à Istanbul, Vienne et Londres, décide en 1972 de renoncer à une carrière de plasticien abstrait, adepte de Naum Gabo et Barbara Hepworth, admirateur de Mondrian et reconnu par l’avant-garde sous le pseudonyme maternel de Timothy Drever, pour partir vivre 12 ans sur la plus grande des îles d’Aran, dans des conditions de confort plus que primitif, puis s’installe dans le Connemara, à Roundstone où désormais, avec sa femme Mairead il a créé et dirige une petite maison d’édition, Folding Landscapes, spécialisée dans une cartographie à ce jour régionale, tout en continuant d’explorer activement la région des Iles d’Aran et du Burren et du Connemara qui se font face au sud et au nord de la Baie de Galway.
La cartographie a remplacé sa double vocation de mathématicien et de plasticien et s’en inspire car elle lui permet de concilier un sens de la géométrie avec un contact direct profond avec une terre qu’il connaît désormais dans ses moindres replis :

Enquiring out placenames, mapping has become for me not a way of making a living or making a career, but of making a life ; a mode of dwelling in a place.(SfsC,p. 164)
A partir de mes enquêtes sur les toponymes, la cartographie est devenue pour moi non un moyen de gagner ma vie ou de faire carrière, mais un mode de vie, d’habiter un lieu. (SfsC, p. 164)

La cartographie telle qu’il la conçoit implique la totalité de la psyché de celui qui l’établit et sollicite celle de ceux qui y recourent :

We could not use or even bear to look at a map that was not mostly blank. This emptiness is to be filled in with our own imagined presence, for a map is the representation simultaneously, of a range of possible spatial relations between the map-user and a part of the world. (SfsC, p.106)
Il nous serait impossible d’utiliser et même de supporter de regarder une carte qui ne serait pas majoritairement blanche. Ce vide doit être comblé par notre présence imaginée, car une carte est la représentation, simultanément, d’un champ de relations spatiales possibles entre l’utilisateur de la carte et une partie du monde. (SfsC, p.106)

Certes la carte ne sera jamais le paysage, au mieux une icône, mais pour lui elle constitue aussi un lien intrinsèque entre les paysages et les hommes qui les habitent dans la diversité de leurs occupations parfois ancestrales et leur connaissance d’un passé souvent mythique ou légendaire. Car « Les toponymes sont à l’interface du paysage et du langage » (Placenames are the interlock of landscape and language). (SfsC, p.155)
Ceci est particulièrement vrai des langues primitives, telle que le gaélique, liées, disait Yeats, aux rochers et au vent. Ces langues, comme le proclame de son côté Kenneth White à propos de ce même gaélique et des dialectes vieux norois (et comme l’écriture ogham qui emprunte son alphabet aux arbres), disent les forces de la nature :

The landscape of the Celts was inhabited by the wonders and terrors of nature (...) Placenames then are the last faded ghosts and echoes of powers and words of power we have let lapse into oblivion. (SfsC, pp. 160 et 161)
Le paysage des Celtes était habité par les merveilles et les terreurs de la nature (...) Par conséquent les toponymes sont les derniers spectres fanés et les échos des pouvoirs et des mots de pouvoir que nous avons laissés tomber dans l’oubli. (SfsC,pp. 160 et 161)

Écriture et cartographie vont de pair chez Tim Robinson, mais il serait inexact de ne voir en lui qu’un portraitiste du paysage ou simplement un observateur scientifique minutieux, un topographe analysant la nature des terrains et en tirant les conséquences pour les paysages et les économies humaines que cette nature conditionne. Ce serait déjà réconcilier le géologue et l’ethnologue qui établit un lien direct entre la nature et les cultures des trois régions cartographiées. Dans la foulée pour ainsi dire, il est aussi un écologiste avisé voire un moraliste qui, conscient des dangers d’un développement énergétique exponentiel programmé, met en garde non seulement les Irlandais de l’Ouest mais toute la planète des conséquences catastrophique pour la planète d’une volonté de puissance d’un égoïsme démesuré, même en recourant à la production d’énergies renouvelables « propres ». Mais il a d’autres flèches à son arc d’écrivain et de penseur : ainsi, il est aussi capable, à l’instar des surréalistes, de laisser dériver son imagination dans les ténèbres du cauchemar le long d’un « Fleuve » qui n’a plus avec les études minutieuses du sol et des mythes que le thème omniprésent de l’eau. Analysant longuement l’œuvre de Synge dans sa relation au paysage comme à la littérature irlandaise et européenne de son temps, il sait aussi utiliser l’exemple d’un Proust pour conforter son axiome de la prévalence des impression spatiales même non définies.
Surtout, véritable penseur de la science, au fait des théories et découvertes les plus récentes, il est capable, pour ne s’arrêter qu’à un exemple des plus connus, de disserter longuement et efficacement sur la théorie des « fractals » élaborée par Benoît Mandelbrot. Il y a aussi en lui un penseur métaphysicien derrière l’écologiste moraliste, qui, dans un long essai, s’arrête longuement sur un Pascal lui aussi mathématicien et métaphysicien fasciné par le double infini de l’espace.
Car l’espace, Space, concept concret multiple, mathématique, géométrique, géographique, mental et existentiel, est au cœur de la méditation de Tim Robinson. L’espace intègre l’humain comme le paysage physique :

We are spatial entities – which is even more basic than being material entities, subject to the laws of gravity. The barest of bones of the relationship of an individual and the world are geometrical ; on the landscape scale, topographical. Our physical existence is at all time wrapped in the web of directions and distances that constitutes our space. Space, inescapable and all-sustaining space, is our unrecognized god. (SfsC, PP.104 et I05)
Nous sommes des entités spatiales – plus fondamentalement encore que des entités matérielles, sujets aux lois de la gravitation. Le squelette de la relation entre un individu et le monde est géométrique ; à l’échelle du paysage, topographique. Notre existence physique est sans cesse enveloppée dans le réseau de directions et de distances qui constitue notre espace. L’espace, l’espace inévitable et omniprésent, est notre dieu non reconnu. (SfsC, PP.104 et I05)

Le concept d’espace réconcilie donc en lui le scientifique géologue, l’essayiste des paysages, le connaisseur des littératures, l’artiste plasticien et le métaphysicien :

‘Landscape’ has during the past decade become a key term in several disciplines ; but I would prefer this body of works to be read in the light of ‘Space’. Since as an artist and a student of mathematics I was a votary of abstract and imaginary spaces long before I engrained myself in landscape, I can only wonder at the amplitude of actual space, in which one can without real contradiction build deep-eaved Heideggerian dwellings and revel in the latest scientific speculations about its twenty-six dimensions of which all but three spatial ones and that of time are so tightly rolled up no perception of ours can ever enter them ! However revelatory the current theorizing of somatic space, perpetual space, existential space and so on, ultimately there is no space but Space, ‘nor I am out of it’, to quote Marlowe’s Mephistopheles, for it is, among everything else, the interlocking of all our mental and physical trajectories, good or ill, through all the subspaces of experience up to the cosmic. (SfsC, p.VI)
Au cours de la décennie écoulée [les années 80] “Paysage” est devenu un terme-clé dans plusieurs disciplines ; je préfère placer cet ensemble de textes sous l’éclairage de « l’Espace ». Étant donné qu’en tant qu’artiste et étudiant en mathématiques j’avais un culte des espaces abstraits et imaginaires bien avant de me fixer sur le paysage, je ne peux que m’étonner de l’amplitude conférée à l’espace actuel, dans lequel on peut sans contradiction réelle édifier des demeures heideggeriennes profondes et se délecter des toutes dernières spéculations sur ses vingt-six dimensions qui, à l’exception de seulement trois spatiales et une de temps sont tellement repliées sur elles–mêmes qu’aucune de nos perceptions ne pourra jamais les pénétrer ! Quelque révélatrice que soit la théorisation courante de l’espace somatique, , de l’espace perpétuel, de l’espace existentiel, etc., finalement il n’y a d’espace que l’Espace, « et je n’en suis pas hors » pour citer le Méphistophélès de Marlowe, car il est, parmi tout le reste, l’interface de toutes nos trajectoires mentales et physiques, bonnes ou mauvaises, à travers tous les sous-espaces du vécu jusqu’au cosmique.

La relation de Tim Robinson, poète cartographe-essayiste, aux paysages qu’il s’efforce de traduire sur le papier sans leur ôter de leur puissance évocatrice, est d’ordre « érotique » mais non mystique ; un érotisme cosmique qui non seulement sait mais vit par le regard et l’exploration physique et humaine cette unité agissante entre l’humain et le cosmos :

In composing each of the placename instances I have given you into a brief epiphany, a showing forth of the nature of the place, I am suggesting that what is hidden from us is not something rare and occult, or even augustly sacred, but, too often, the Earth we stand on. I present to you a newword ; ‘geophany’. A theophany is the showing forth, the manifestation, of God or of a god ; geophany therefore must be the showing forth of the Earth. In the west of Ireland there is a language and a placelore uniquely fitted to the geophany of that land... (SfsC, p.164)
 
En présentant chacun des exemples de toponymes dans leur brève épiphanie et une mise en évidence de la nature du lieu, je suggère que ce qui nous est caché n’a rien de rare ni d’occulte ni même d’auguste et de sacré, mais est, trop souvent, la Terre même qui nous porte. Je vous présente un mot nouveau :‘géophanie’. Une théophanie est la manifestation de Dieu, ou de dieux ; la géophanie doit par conséquent être la manifestation de la Terre. En Irlande on trouve un langage et une connaissance populaire des lieux uniquement adaptés à la géophanie de cette terre…(SfsC, p.164)

Il se défend de tout mysticisme, fût-il de nature païenne ou à l’aune de la pensée orientale ; aucun appel à une fusion :

The totality of geometric relations between the individual and the world is more than infinitely dense, and even the mere set of directions from me to other things and places forms an unacccountable continuum (...) The relationships are always there, constituting our geometrical existence, which is a component of our physical existence and hence of every other level of individual and social existence (...) Perhaps the duty of consciousness in this regard is to be open to a maximal realization, a delicate and precise awareness of one’s spatial relationship to the world. But this awareness, if it becomes strained and muddled, soon subsides into the indiscriminate welter of ‘being at one with Nature’. Like love, it flourishes best on the very edge of loss of identity, of merging with the object ; it is a dangerous leaning-over the brink of the blissfully all-dissolving Oceanic, or of the sea-sick existential shudders. A cliff-edge experience. (SfsC, p.104-105)
La totalité des relations géométriques entre l’individu et le monde est plus qu’infiniment dense, et même le simple réseau de directions qui partent de moi vers les autres choses ou lieux forme un continuum indescriptible (…). Les relations sont toujours là, qui constituent notre existence géométrique, elle-même une composante de notre existence physique et, partant de là, de tous les autres niveaux d’existence individuelle et sociale (…) Peut-être un devoir de clarté à ce sujet est-il de nous ouvrir au maximum à cette conscience délicate et précise de notre relation spatiale au monde. Mais cette conscience, si elle se tend et se brouille, s’effondre en un fatras d’être-un-avec-la-Nature’. Comme l’amour, elle s’épanouit le mieux à la lisière même de la perte d’identité individuelle, de la fusion avec l’objet ; on se penche dangereusement au-dessus du gouffre de la dissolution bienheureuse totale dans l’Océanique, ou dans des frissons existentiels nauséeux. Une expérience extrême de la falaise.
(SfsC, p.104-105)

Tim Robinson s’inscrit dans le grand mouvement de pensée transdisciplinaire, littéraire, artistique, philosophique autant que scientifique, qui caractérise notre post-modernité en œuvrant à dépasser la métaphysique dualiste bi-millénaire occidentale ; à l’intérieur même de ce vaste courant il adopte l’épistémologie géopoétique, qui dénonce l’illusion psychologique d’une personne unitaire bien définie, et inscrit plus spécifiquement la pensée dans le dehors d’un cosmos retrouvé. Un exemple achevé de cette ouverture de vases communicants entre les « deux cultures », ici entre l’imaginaire collectif et le géologique est suggéré dans le court essai intitulé « Wittgenstein », où « un déplacement tectonique sépare les deux phases de la pensée de Wittgenstein (…) Dans une future reconstitution légendaire du Connemara ce sera Wittgenstein luttant contre les démons de la philosophie qui déchirera le paysage de Rosroe. »
Comme impliqué par la géopoétique Tim Robinson recherche pour rapprocher l’écriture de l’expérience intellectuelle ou de la pensée vécue, des formes plus ouvertes que les modèles occidentaux de la modernité.
Ses textes rassemblent, chacun en des proportions variables, des descriptions géologiques topographiques et botaniques minutieuses, la réflexion sur un état de la société, des études documentées sur des personnages culturels célèbres ou obscurs, le tout vu par le travers d’une autobiographie délibérément impersonnelle qui ne s’interdit pas des notes d’humour. On sort ostensiblement de la psychologie classique individualiste. Robinson se cite souvent lui-même par le moyen de sa correspondance passée pour illustrer une situation présente. Son écriture n’hésite pas à faire communiquer l’abstrait et le concret, parfois bizarrement par rapport aux normes littéraires occidentales. Ses « waybooks » pour reprendre la terminologie de Kenneth White, l’entraînent dans une « navigation hauturière » de l’esprit et de l’art.
Tel qu’en lui-même est ce nomade intellectuel qui a roulé sa bosse par divers lieux de la planète et de la civilisation contemporaine et a exploré nombre de champs de la culture planétaire avant de se raciner dans un « local » qu’il rend exemplaire de la totalité du monde présent et peut-être à venir.

Bibliographie :

Stones of Aran : Pilgrimage, The Lilliput Press, Dublin,1986, Penguin Books, 1990
Stones of Aran : Labyrinth, , 1995, Penguin Books, 1995
Setting Foot on the Shores of Connemara and other writings, 1996, The Lilliput Press
The View from the Horizon, Coracle Press, 1997
Tales and Imaginings, The Lilliput Press, 2002

Bibliographie française :

Préface à Synge, Les Iles d’Aran, éd. Anatolia, 1995
Approaching the Glacier (édition bilingue) dans un livre de photographies de Werner Hannappel, Cape Distance, Arp éditions, Bruxelles, 1998
Postface à O’Flaherty, L’Âme Noire, éd. Anatolia/ LeRocher, 1999
« Sauter le pas » (« Taking Steps »), essai tiré de Setting Foot on the Shores of Connemara, dans la revue Goéland, n°1, janvier 2002
« Le Fleuve », tiré de Goéland n°2, printemps 2004
« La Courbure de la Terre », dans les Cahiers de Géopoétique n°6
« La vue depuis l’Errisbeg », « Ogygia perdue », « La Nuit obscure de l’Intellect » dans temporel.fr n°3

P.-S.

En logo : Tim Robinson photographié à Roundstone, Co Galway par Nicolas Fève.

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