Le roman graphique d’Alex Robinson constitue une oeuvre de 600 pages (ce qui le distingue déjà d’un "album", le format et la maquette sont très importants en bande dessinée...) à dévorer : "De mal en pis" -traduction toute relative de l’anglais "Box office poison" - pourrait être grossièrement réduit à la thématique de la recherche de la célébrité littéraire (au sens large incluant la BD, le roman ou le journalisme) mais ce serait faire injure à son auteur qui use d’un style aussi original que varié.
A sa manière, "Box office poison" aborde toutes les étapes de la production d’une oeuvre littéraire et notamment d’une BD, en dépeignant des auteurs confrontés à leur besoin de créer et parallèlement d’être reconnus. Notamment en étant publiés puis en étant confrontés à un public. Mais loin de tout le fatras autobiographique actuel de la BD française, Alex Robinson évoque le petit monde de la BD d’une façon tout à fait inattendue -et sans se mettre en scène. L’originalité de son récit tient en effet à la démultiplication des points de vue sur l’écriture en général, qu’elle soit graphique, journalistique, romancière... Alex Robinson, dans une forme qui évoque Chester Brown, le film noir américain ou encore Hicksville de Dylan Horrocks, crée une galerie de personnages variés qui fait de sa BD un "documenteur" tout à fait ludique et plein de suspens, à la manière d’une série à rebondissements. Les personnages sont d’ailleurs ponctuellement "interview-psychanalysés" par l’auteur dans des planches superbes et très drôles : Sherman le libraire aspirant romancier, Jane qui aspire aussi à une carrière d’auteur de bande dessinée, Stephen prof d’histoire au physique de Yéti, Stephen le beau gosse, Dorothy la rédactrice d’un journal branché un tout petit peu alcoolique et surtout au caractère de chien, Ed puceau-habitant-toujours-chez-ses-parents, qui lui aussi penche pour la BD et devient l’assistant de Savor Irving, une ancienne gloire de l’Âge d’or des comic books, et entame une croisade pour la réhabilitation de ce dernier, jadis floué par sa maison d’édition qui tire toujours les dividendes de ses créations... et tous les autres personnages : les emmerdeurs des librairies (une fresque !), les rencontres d’un soir, les chiens, les fugueuses et même un assassin énigmatique dont on repère le visage inquiétant tout au long de la BD.
Alors "roman graphique" ?
Graphique, pour sûr, puisque chaque planche amène des trouvailles de mise en page et de mise en cadre, qui rendent le récit palpable, sensible. Les "interviews" des personnages constituent par exemple des ruptures de rythme où les personnages s’adressent directement au lecteur, où la vignette occupe toute la planche. L’ordre de lecture des bulles devient secondaire, l’unité narrative passant du mot ou de la phrase à la planche tout entière. Autres exemples : l’épisode du baiser adultère de Sherman où la bulle traduit la pensée et l’action (p488) ou encore l’anecdote d’une visite d’un loft, transformée en un schéma industriel (p428) !
Roman enfin, car "Box office poison" est ancré dans la vraie vie : nous suivons au quotidien les pérégrinations des personnages dans le New-York d’aujourd’hui. Une vraie comédie humaine à la Balzac, avec ses épisodes et ses anecdotes, des personnages très imparfaits, souvent exaspérants, mais toujours sincères et attachants.
"Nouveau roman" ou "roman contemporain" pourrions-nous ajouter, si nous devions affubler ce roman graphique d’un autre adjectif : nous assistons régulièrement à l’écriture en cours, comme lorsque que Dorothy "écrit" son article sur Irving Flavor sous nos yeux, ou encore Sherman son roman... Le monde des "guicks" (notamment à travers le personnage d’Irving Flavor) est évoqué d’une façon à la fois ironique et élogieuse : les fans de Star wars y trouvent leurs lettres de noblesse ! La progression toujours généreuse et surprenante du récit nous tient en haleine d’un bout à l’autre.
En conclusion, le ton d’Alex Robinson est très libre et très américain : il évoque l’opposition entre les créateurs grands publics ("box office") et les auteurs « indépendants » en le démontrant empiriquement, par le récit et les figures mêmes, sans jugement à l’emporte-pièce ou théorisation excessive... ce qui est tout à fait agréable pour le lecteur. Alex Robinson évoque en filigrane ce désir qu’ont tous les auteurs indépendants d’être célèbres et diffusés internationalement, désir de Satan qu’ils dissimulent par la volonté de "ne pas perdre leur âme". Mais voir son héros adapté au cinéma, quel rêve ! Irving et Ed sont très touchants sur cette thématique : Irving qui lance un procès à son ancienne maison d’édition cherche tout simplement... à travailler de nouveau, même pour cet éditeur traitre. Ed, le puceau timide, qui conclut la BD sans qu’on s’y attende, lui aussi n’a qu’un but : dessiner ses héros. C’est l’oeuvre elle-même qui est le centre d’intérêt, pas sa "publicité" ou l’argent qu’elle est supposée apporter...
Un roman graphique sincère, profond et ludique à découvrir !
*"Box office poison" est un titre beaucoup plus parlant et sa traduction française "De Mal en pis" -qui nous aiguille sur une intrigue plus psychologique que factuelle- témoigne de l’errance narcissique dans laquelle le milieu français de la BD est actuellement : la couverture française nous met elle aussi sur une fausse route en prenant Sherman pour centre psychologique du récit alors que le récit joue justement sur le croisement d’une multitude de personnages (la couverture américaine montre les quatre personnages principaux : Dorothy, Sherman, Ed et Irving)...