« Les choses sont comme elles sont, impitoyables et absurdes. Nous sommes punis bien plus que nous ne le méritons. »
George Steiner
« Si la littérature n’est pas un repère de femmes fatales et de créatures de perdition, alors elle ne vaut pas la peine d’être écrite. »
Julien Gracq
« Un livre immonde. » Ces mots du journaliste Emilio Treves disent assez l’accueil reçu en 1879 par Giacinta, le premier roman de Luigi Capuana. L’auteur s’était pourtant justifié en exergue : « J’ai conscience d’avoir écrit un livre ni hypocrite ni immoral. Aussi suis-je également sûr d’avoir fait, comme j’en avais l’intention, une véritable œuvre d’art. » Sous l’influence de Zola, auquel il dédia cette première édition, il se rêvait alors en messager du naturalisme.
Le sujet, faut-il dire, avait tout pour surprendre. Une jeune et belle bourgeoise, violée durant son enfance, s’y livre à une entreprise d’autodestruction qui peu à peu la conduit au suicide. Les critiques ont glosé, en Italie s’entend, sur la conformité de l’œuvre aux canons du réalisme français, oubliant que sa réécriture totale, qui seule en fit un grand livre, fut guidée par les conseils d’un autre Sicilien. Quand l’édition définitive fut publiée en 1884, Giovanni Verga était déjà l’auteur des Malavoglia. Le naturalisme se changeait en vérisme, et cette école du vrai prenait vie sous un ciel italien.
La peur du déterminisme nous empêche aujourd’hui de cerner l’évidence, telle que pouvait l’écrire encore Albert Camus dans L’exil d’Hélène : « La Méditerranée a son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes. Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe d’une petite baie et, des eaux silencieuses, monte alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs ont touché au désespoir, c’est toujours à travers la beauté, et ce qu’elle a d’oppressant. Dans le malheur doré la tragédie culmine. »
On est bien loin de L’Assommoir ou de l’ennuyeuse province de Madame Bovary. Si, malgré une idée communément admise, Giacinta ne reflète en rien les idées conservatrices de l’auteur [1], ses caricatures de bourgeois appartiennent au décor. Comme en France, le roman moderne naît bien d’une réaction au romantisme, mais ses armes sont celles de la psychologie. Avec Fosca [2], Igino Ugo Tarchetti avait dressé le portrait d’une femme laide et sensible, menant une vie recluse dans une petite garnison. Un jeune officier de Milan lui écrit quelques lettres, sans l’avoir physiquement rencontrée. Il fait naître une passion sans espoir et s’épuise aussitôt en sentiments coupables. « Pour ma part, constate le héros et narrateur du livre, comme n’importe quel autre homme, il m’est arrivé d’être recherché par des femmes jeunes et charmantes que je n’ai pas pu aimer en retour, même charnellement. J’éprouvais de la répugnance pour ce qui aurait pu faire le bonheur d’un autre, et j’en souffrais. J’aurais pu m’arracher le cœur, mais j’étais incapable d’éprouver quoi que ce fût pour ces femmes.
Il en était ainsi pour Fosca –à ceci près que sa laideur l’excluait même de cette loi. »
Il faudrait, pour définir le lien entre Fosca et Giacinta, imaginer qu’un être, se dédoublant, a revêtu des apparences contraires. Capuana s’interroge sur « l’inutile beauté », telle que Theodor W. Adorno la décrira dans Minima Moralia : « Les femmes à la beauté exceptionnelle sont toujours malheureuses. Même celles que favorisent toutes les circonstances, la naissance, la richesse et le talent, semblent comme poursuivies par l’impulsion de se détruire elles-mêmes et, du même coup, tous les rapports humains. Un oracle les contraint à choisir entre des destinées toujours fatales. (…) La jalousie des dieux a survécu à ceux-ci. »
Si l’on excepte la scène d’exposition du bal dans la famille Marulli –où Capuana se change, comme on a pu l’écrire, en « cicerone des jardins de Bomarzo » [3]-, le nœud tragique nous est donné d’emblée. Une petite fille joue avec le jardinier de la maison, de quelques années plus vieux qu’elle. Nous sentons que l’innocence de l’une éveille les désirs de l’autre. L’agression elle-même, moins décrite que suggérée, semble dès lors inexorable. L’impression qu’elle nous laisse fait écho au traumatisme de la victime : un indéfinissable malaise, qui se répand dans tout le livre, sans que nous puissions pour autant le décrire ou simplement l’isoler. L’image du viol est là, diffuse, quand la belle jeune femme repousse ses prétendants, quand ceux-ci, surtout, se découragent un peu vite. Giacinta semble alors vouloir l’effacer par un surcroît d’aberration, épousant un homme vieux, laid, stupide et naïf, le comte Grippa di San Celso, pour se donner aussitôt, il est vrai, à son amoureux véritable, Andrea Gerace. À l’instant même où nous pensons l’oublier, la blessure de l’enfance vient sceller le destin des amants. Leur histoire semble glisser ensuite comme une onde de questionnements sans réponse, qui les laissent étrangers à leur propre malaise. Dans ce qui les dépasse, les notions de force et de faiblesse sont continuellement inversées, sans que rien ne soit donné pour un jugement définitif. Dans la dernière édition, l’auteur a renoncé à toute intervention directe, conformément, bien sûr, à l’esthétique naturaliste. Il faudrait, pour nuancer ce parti-pris, s’attarder sur un personnage secondaire chez qui certains ont vu un aveu de faiblesse. Au deux tiers de l’ouvrage, alors qu’une grande part de l’action est déjà consommée, que la narration s’essouffle un peu, suivant en cela l’élan des deux protagonistes, un médecin fait son entrée dans le cercle de Giacinta. Par ses lectures, son attention aux femmes, son intelligence prétendument scientifique et dépassionnée, il est bien « (ce) curieux et rien d’autre, (ce) dilettante et rien d’autre », que Luigi Capuana reconnaissait en lui-même. Il devient évidemment l’ami de cœur de la jeune femme, qu’il conseille avec bienveillance, ce qui éveille en elle une insupportable et cruelle lucidité. C’est de lui que viendra, symboliquement, le poison avec lequel elle choisira de se donner la mort. Quant au médecin, bien sûr, une trop grande proximité et un vain effort pour comprendre changeront sa curiosité en un faux sentiment amoureux. Par dessus tout, cet épisode apposera une limite à l’objectivité, comme si la seule prétention scientifique de l’auteur était une stricte exposition des faits.
Je voudrais, puisqu’il s’agit de cerner le vérisme du livre, évoquer un tableau de Joseph Wright of Derby, daté de 1768, qui représente une expérience classique à l’époque chez les conférenciers itinérants. Un oiseau est placé dans un globe de verre, relié à une pompe provoquant l’asphyxie. On témoigne ainsi, depuis plus d’un siècle, de la nécessité de l’air pour certains êtres vivants. Sur le tableau, l’expérimentateur, dont le visage impassible est éclairé en contre-plongée, tient entre les doigts de sa main gauche le robinet d’arrêt permettant de sauver l’animal. Presque un siècle plus tard, Gustave Flaubert en conclut ainsi la description : « Charmant de naïveté et de profondeur ».
Karl Marx, on le sait, ne voyait en la tragédie qu’une vision dépassée de la condition humaine. « La nécessité n’est aveugle, écrivait-il, que lorsqu’elle n’est pas comprise. » Le roman de Capuana semble témoigner du contraire : la compréhension ne suffit pas à vaincre la nécessité. Aussi nous paraît-il plus prudent de s’en tenir encore à cet aveu d’Errico Malatesta [4] : « Pour nous, l’amour est une passion qui engendre en soi des tragédies. (…) Tant que les hommes éprouveront les mêmes sentiments –et un changement politique et économique de la société ne nous semble pas suffisant pour les modifier radicalement- l’amour produira en même temps de grandes joies et de grandes douleurs. On pourra les amoindrir et les atténuer en éliminant toutes les causes qui peuvent l’être, mais leur destruction complète est impossible. »