On ne fait que commencer d’entrevoir ce que fut le dialogue poétique d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan, qui furent à la fois si proches et si étrangers l’un à l’autre, dans la poésie et dans la passion qui les lièrent simultanément.
Le dialogue fut rien de moins que sentimental : rude, âpre, sans concession ; deux conceptions de la vie et de l’écriture se rencontrèrent souvent, se heurtèrent plus souvent encore, car par-delà ce qui les liait et ce qui les séparait, il fallait compter aussi avec le poids implacable de l’héritage, de la tradition, de l’Histoire : elle, la femme, l’Autrichienne de Carinthie, l’étrangère cherchant sa place dans le monde littéraire encore largement dominé par les hommes ; lui, le Juif, l’étranger arrivant de sa Bucovine natale dans la Vienne dévastée de l’immédiat après-guerre à peine quelques mois après elle, en décembre 1947(1). Le dialogue qu’il nous est donné d’entrevoir à travers leurs œuvres est d’une extrême densité et intensité : tout est crypté et tout fait signe, un univers de mots qui se répondent de poème à poème, de discours à discours, tout un réseau de correspondances, dont le poète et la poétesse nous ont laissé des indices savamment dosés et codés, fulgurations ultimes au-delà desquelles commence l’indicible(2).
Je tenterai une approche nécessairement limitée, en montrant que ce dialogue d’une part parcourt toute l’œuvre de Bachmann, au-delà de la mort de Celan (1970), jusqu’à sa propre mort (1973) ; et que, d’autre part, il est placé, au moins pour elle, sous le signe du mythe d’Orphée, ou plutôt de l’utopie de la réécriture de ce mythe. J’insisterai en outre sur le fait que ce fut un véritable dia-logue, réciproque, qui inspira Celan aussi, répondant aux poèmes de Bachmann comme elle répondait aux siens, chacun définissant l’extrême limite au-delà de laquelle il lui était impossible d’aller sans se renier.
*
"Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée"(3)
L’étudiante en philosophie Ingeborg Bachmann, vingt-et-un ans, et Paul Antschel, de six ans son aîné, se rencontrèrent chez le peintre Edgar Jené, à Vienne, en janvier 1948. Il a déjà écrit de nombreux poèmes, qui seront regroupés dans Le Sable des urnes, puis dans Pavot et mémoire. Certains de ces poèmes seront publiés très rapidement dans la revue viennoise Der Plan. Elle a également déjà écrit des poèmes, des lettres fictives (Die Briefe an Felician qui paraîtront à titre posthume en 1991) et des œuvres en prose, dont la nouvelle Die Fähre (Le Passeur) qui fut sa première publication, en juillet 1946, dans un journal de Carinthie, la Kärtner Illustrierte. Elle travaillait par ailleurs à un roman, Ville sans nom (Stadt ohne Namen), dont la composition se situe entre 1947 et 1951 ; de ce roman, il ne nous reste que deux fragments, l’un d’eux, le fragment d’Anna, est publié pour la première fois en France dans ce cahier(4).
C’est à Vienne, en 1948, que Paul Celan écrivit le poème Corona, qu’il dédicacera plus tard à Ingeborg Bachmann, avec vingt-trois autres poèmes du recueil Pavot et mémoire — poèmes dont plusieurs eurent un grand écho dans l’œuvre de la poètesse et romancière, ainsi que des travaux récents ont pu l’établir(5), puisque certains vers ou mots réapparaissent tout au long de son œuvre et jusque dans son roman Malina (1971), comme des leit-motiv, ou des variations musicales sur un thème. Bachmann attribuera cette fonction récurrente de souvenir et variation avec une insistance particulière à trois vers de Corona : "nous nous disons de l’obscur"("Wir sagen uns Dunkles"), "il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir"("Es ist Zeit, daß der Stein sich zu blühen bequemt") et "il est temps que le temps advienne"("Es ist Zeit, daß es Zeit wird")(6). Le lien qui unit ce poème et en particulier le vers "nous nous disons de l’obscur" au poème ultérieur de Bachmann De l’obscur à dire (Dunkles zu sagen) (1952) a déjà été étudié. Cependant le fragment d’Anna, écrit plus tôt (la composition remonte aux années 1947-51) semble lui aussi, on va le constater, avec l’exaltation, voire l’emphase, qui lui sont propres et qui le distinguent nettement du ton sobre du texte celanien, faire écho à ce poème. Il ne peut être certain, dans l’état actuel des connaissances, mais il paraît vraisemblable que le poème de Celan fut écrit avant le texte de Bachmann ; quelle que soit la chronologie de la composition des textes cependant (de toute façon, ils sont contemporains), le fait remarquable est que l’on y voit se nouer les éléments d’un premier dialogue poétique autour du terme "obscur". Du côté de Bachmann : "Je verrai ce qu’il y a de plus obscur", écrit-elle dans le fragment, annonçant une thématique qu’elle reprendra dans un discours de 1959, Die Wahrheit ist dem Menschen zumutbar (On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité), et "il n’y a pas le temps, car il est temps..."(7). Quant à Celan, on ne peut penser qu’il ait ignoré qu’Orphée est "le ténébreux" qui se languit de "La fleur qui plaisait tant à (son) cœur désolé"(Nerval)(8), ni le fait qu’il réussisse à émouvoir les animaux et même les pierres, ainsi que le conte la légende. Toutefois le poème Corona se garde de faire directement allusion au mythe. Par contre, on peut affirmer que ce mythe hantait l’univers bachmannien depuis un certain temps, bien avant qu’elle ne rencontrât Celan, puisqu’il qu’il y est fait référence dans un des poèmes de jeunesse, Ängste (Peurs, 1945) :
"L’ombre obscure,
que je suis depuis le début
me mène dans de profondes solitudes hivernales.
Là je m’arrête (...)
De bleus fantômes jaillissent dans l’espace.
Les défunts, qui errèrent avant moi
exigent des seigneurs le vieux tribut.
Ils seront payés avec des fleurs
qui virent de nombreux été
et cet hiver se cassent et tombent. (...)"(9)
En 1952, dans le poème Dunkles zu sagen (De l’obscur à dire), le moi de la poétesse se compare explicitement à Orphée : "Comme Orphée je joue/ sur les cordes de la vie la mort (...)". Dans le texte antérieur, si étonnant, du fragment d’Anna, l’héroïne est plus ambiguë encore : Anna, en effet, comme Orphée, par deux fois victorieuse franchit le fleuve. Mais Anna est également victime du serpent : Anna est Eurydice et Anna est Orphée. Ce dont elle a la révélation, en devenant momentanément aveugle, c’est que l’obscurité peut être plus claire que le jour ("das überhelle Dunkel"). Elle fait l’expérience de la nuit méridienne ("die mittägliche Nacht"), de l’inversion des réalités : l’obscurité devient clarté, et la clarté obscurité. C’est l’expérience mystique par excellence, la vision extatique, indissociable de l’expérience amoureuse(10), qui la mène finalement à la révélation de la Loi : Anna-Moïse voit s’inscrire en sa chair, sur son bras brûlant, la loi du Père, de l’autre père, de celui qu’il serait possible d’accepter comme père. Le texte s’interrompt brutalement là. Vingt ans plus tard, la loi du Père, dans Malina, sera entièrement dénoncée et rejetée comme étant celle qui mène à la mort. On voit cependant que, dès ce premier traitement romanesque, le mythe, chez Bachmann, ou plus précisément l’imbrication des traditions mythiques, sont étroitement liés à la recherche de l’identité de la femme-écrivain confrontée aux héritages masculins. Que devient Orphée quand c’est une femme qui écrit ? Et que devient Orphée quand c’est un juif — ou une "juifemme" comme dira plus tard Hélène Cixous — qui écrit ? Quelle est la loi — y en a-t-il seulement une ? — digne d’être acceptée ?
Je crois qu’il faut lire le fragment de ce premier roman comme la première tentative de mettre en mots "la venue à l’écriture" dans tout ce qu’elle a de problématique pour une femme à l’époque et dans la situation de Bachmann : comment tenter de réconcilier, en Anna, non seulement les traditions gréco-romaine et hébraïque, mais aussi l’amour (Eurydice), la poésie (Orphée) et la loi (Moïse) ? Il s’agit de créer en quelque sorte un personnage fondateur, une grande mère primitive (le choix du nom Anna n’est pas un hasard), incarnation d’une création au féminin susceptible d’assumer et de prolonger les héritages masculins, ou au moins certains d’entre eux, c’est-à-dire de concilier l’inconciliable tout en rejetant l’inacceptable, le père maudit. Tentative titanesque, prométhéenne (!) vouée, on l’a dit, à l’échec.
Il faut avoir à l’esprit ce que signifie, dans la Vienne de l’immédiat après-guerre, la revendication d’identification, ne serait-ce que symbolique, à la tradition juive. Ingeborg Bachmann se trouve en fait confrontée à une double difficulté. Sans Celan, elle aurait de toute façon connu la difficulté de vouloir écrire en tant que femme. Sans Celan, elle aurait sans doute connu, ne serait-ce que par l’amitié qui la lia à Ilse Aïchinger et à Theodor Adorno, sans parler du poids de son histoire familiale, la difficulté de vouloir écrire après Auschwitz. Mais la rencontre de Celan a rendu plus vive encore la sensibilité à cette seconde problématique et a permis que se structure très vite le rapport, sur lequel est fondé toute sa pensée et toute son œuvre, entre amour et poésie et refus de toute forme de fascisme. Il n’en reste pas moins que, si Celan, dans son allusion voilée au mythe d’Orphée, a peut-être fait un pas vers son amie poétesse, Bachmann, sans aucun doute, a cherché à traduire le bouleversement intellectuel et affectif que fut pour elle la rencontre de Celan. On voit suggéré ici, je pense, la façon dont des textes, par-delà toutes les différences de forme et d’inspiration qu’il ne faut cesser de souligner, cristallisent pour ces deux poètes, autour des variations sur un mot, l’expérience d’une rencontre.
En juillet 1948, six mois après son arrivée à Vienne, Celan part pour Paris. Est-ce en pensant à Bachmann qu’il écrit alors dans Contre-jour : "Si grand était son amour pour elle qu’il aurait suffi à faire sauter le couvercle de son cercueil — si la fleur qu’elle y avait déposée n’avait pas été si lourde"(11) ?
A Paris, en septembre 1951, Celan compose le poème Eau et Feu, qu’il dédicacera également plus tard à son amante ; ce poème fut publié une première fois en juin 52, avant de paraître dans le recueil Pavot et mémoire, peu avant Noël 52 :
"Claire est la nuit,
claire est la nuit, qui nous a inventé des cœurs
claire est la nuit ! (...)
Et je regarde vers toi,
Enflammée de soleil :
Pense au temps où la nuit montait avec nous sur la montagne,
pense au temps,
pense que je fus ce que je suis :
un maître des cachots et des tours,
un souffle dans les ifs, un buveur dans la mer,
un mot vers lequel tu descends en feu."(12)
Il est très improbable que Bachmann, dans le roman dont il ne reste plus que le fragment d’Anna, se soit inspirée du poème de Celan, vu la date relativement tardive de composition de celui-ci. Par contre, il est fort possible qu’elle lui ait montré le manuscrit de son roman, ou que tout simplement ils en aient parlé, lors de son séjour à Paris, d’octobre à décembre 1950 (Celan a noté l’arrivée de Bachmann dans son agenda à la date du 14 octobre). Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable, entre autres choses, c’est que l’un et l’autre textes présentent la déconstruction des contraires, eau/feu, jour/nuit. Là encore, les textes s’interpellent, se répondent, tout en gardant leur spécificité ; le dialogue structure la création, et la création relance le dialogue.
Dans le fragment de Bachmann, Anna, seule, subit l’épreuve de l’eau et de la mort, de la nuit et du feu, elle fait l’expérience du passage du jour à la nuit et inversement, le jour basculant dans la nuit (aveuglement) et la nuit dans le jour (illumination). Anna, incarnant à la fois Orphée et Eurydice, renoue ainsi avec la conception archaïque du personnage mythique, dont différentes études(13) soulignent l’ambivalence, l’hybricité originelles, reflet de sa double ascendance paternelle, puisqu’il était à la fois le fils du dieu-fleuve Oeagre, époux de la muse Calliope, et le fils d’Apollon, et qu’il rassemblait en lui les figures antithétiques et complémentaires d’Apollon et de Dionysos ; ce sont les époques ultérieures qui opérèrent les dissociations qui nous semblent aujourd’hui inéluctables, séparant les contraires en introduisant le personnage d’Eurydice, incarnation du côté nocturne du personnage mythique originel.
Quant à Celan, sans mettre en scène le mythe, il illustre, au contraire de Bachmann, une certaines séparation ou opposition des contraires, tout en inversant les rôles traditionnels : c’est la femme qui est du côté de la lumière, du jour, qui rayonne comme le soleil, die Feuerumsonnte (néologisme intraduisible : celle qui est entourée d’un soleil de feu) ; le "maître des cachots et des tours"("ein Meister der Kerker und Türme"), par contre, est du côté de l’obscurité. La nuit toutefois, bien qu’omniprésente (elle "monte" même sur la montagne : "da die Nacht mit uns auf den Berg stieg"), est susceptible d’être claire, en particulier quand elle "invente des cœurs"("uns Herzen erfand"). S’il y a donc déconstruction chez Celan, c’est au cœur de la nuit : l’amour ne peut, dans le meilleur des cas, qu’éclairer momentanément la nuit et permettre ainsi de l’explorer ("Mein Auge steigt hinab zum Geschlecht der Geliebten/ mon oeil descend vers le sexe de l’aimé", Corona). Mais le poète, tel Eurydice, est adonné à la nuit. D’où l’impossibilité, pour lui, de se reconnaître dans un mythe qui prescrit le retour vers le jour, alors qu’Anna-Bachmann tente d’être à la fois Eurydice et Orphée, et de retrouver ainsi, dans cette bisexualité ou androgynie fondamentale, le chemin du soleil et du feu.
Elle veut l’amour et la poésie. Lui, la fleur l’intéresse moins que l’épine, l’ombre et la pierre.
"Silence ! J’enfonce l’épine dans ton cœur,
car la rose, la rose,
est debout au miroir parmi les ombres, elle saigne ! (Celan, Stille)
"Sous un ciel étranger
ombres roses
ombres
sur une terre étrangère
entre roses et ombres
dans une eau étrangère
mon ombre." (Bachmann, Schatten Rosen Schatten)
Lui, le Juif dont les parents sont morts en camp de concentration, ne pouvait sans doute retourner entièrement à la vie. Elle, qui l’avait compris au point de tenter d’adopter sa loi, ne pouvait renoncer à la sienne : la croyance qu’il est possible de regarder la mort en face et d’en revenir, non pas seul(e), mais avec l(es) aimé(e)(s).
Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et de la beauté de la terre
et de tes yeux qui règnent sur le ciel
je ne sais dire que de l’obscur.
N’oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, alors que ta couche
était encore humide de rosée et que l’œillet
était endormi sur ton cœur,
tu vis le fleuve obscur
qui passait près de toi.
La corde de silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur résonnant.
Transformée fut ta boucle
en cheveux d’ombre de la nuit,
des ténèbres les noirs flocons
enneigèrent ton visage.
Et je ne t’appartiens pas.
Tous deux à présent nous nous plaignons.
Mais comme Orphée je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi bleuit à l’horizon
ton œil à jamais fermé.(14)
Retournement radical du mythe traditionnel, tel qu’il est illustré par tous ceux qui, après Platon (entre autres, Rilke(15)), condamnent Orphée à devoir abandonner Eurydice pour que l’art advienne : l’aimé(e), dans le poème de Bachmann, n’est plus derrière, voué(e) à l’invisibilité et à l’abandon. Et le regard d’Orphée ne donne pas la mort, il ne sépare pas ; au contraire c’est dans le regard de la mort en face que le lien d’amour est renoué, que la lumière du jour est retrouvée.
*
Nous avons fait la nuit, je tiens ta main, je veille(16)
La lumière, chez Bachmann, est là où se trouve le nous ; seule la force du nous — c’est-à-dire la force de l’amour allié à la poésie — permet de dépasser l’opposition traditionnelle entre le bas, règne de la nuit, et le haut, règne de la lumière. Ceci est particulièrement bien thématisé dans le poème Paris (première publication 1952) du recueil Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis), qui suit immédiatement Dunkles zu sagen (De l’obscur à dire) et évoque le premier séjour de Bachmann à Paris, d’octobre à décembre 1950.
Sur la roue de la nuit tressés
dorment les Perdus
dans les couloirs tonitruants en-bas,
mais où nous sommes, est la lumière.
Nous avons les bras pleins de fleurs
mimosas de tant d’années ;
or tombe de pont en pont
sans un souffle dans le fleuve.
Froide est la lumière,
encore plus froide la pierre devant le porche,
et les conques des fontaines
sont déjà à demi vidées.
Qu’adviendra-t-il, quand, pris de nostalgie
jusque dans les cheveux fuyants,
nous demeurons ici et demandons : qu’adviendra-t-il
si nous triomphons de la beauté ?
Elevés sur les chars de lumière,
Même veillant, nous sommes perdus,
sur les routes des génies là-haut,
mais où nous ne sommes pas, est la nuit.
C’est à la lumière de ce poème de Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis) qu’il faut lire un poème de Celan, Oben, geräuschlos (En haut, sans bruit), première publication 1958), du recueil Sprachgitter (Grille de parole, 1959) — même si, bien sûr, cette lecture n’épuise pas tout le poème. L’opposition entre le haut et le bas, la lumière et la nuit, déconstruite par Bachmann dans l’affirmation du pouvoir de l’amour allié à la poésie, cette opposition structurante est reprise par Celan dans Oben, geräuschlos et en même temps inversée en quelque sorte, dans la mesure où le nous semble irrémédiablement condamné à être en bas, là où règne l’eau, le sable et la nuit. D’autres poèmes de Sprachgitter peuvent également être lus comme une réponse de Celan à Bachmann(17). Le dialogue se poursuit autour de la lumière et de l’ombre, mais cette fois-ci, c’est à partir d’un poème de Bachmann qu’il rebondit.
"En haut, sans bruit, les
errants : vautour et étoile.
En bas, après tout, nous,
au nombre de dix, le peuple de sable. Le temps,
et comment non, il a
pour nous aussi une heure, ici,
dans la ville de sable.
(Raconte les fontaines, les puits, raconte
les margelles et les roues de puits,
les abris de puits — raconte
Compte et raconte, l’horloge,
celle-ci aussi, s’épuise.
Eau : quel
mot. Nous te comprenons, vie.)
L’étranger, que nul n’a prié, d’où vient-il,
l’hôte.
Son habit goutte.
Son oeil goutte.
(Raconte-nous les fontaines, les —
Compte et raconte.
Eau : quel
mot.)
Son habit-et-œil, il est debout,
comme nous, plein de nuit il montre
qu’il a compris, il compte à présent,
comme nous, jusqu’à dix
et pas plus loin.
En haut, les
errants
demeurent
inaudibles."(18)
En 1951-52, Bachmann et Celan échangent un certain nombre de lettres, et ils se revoient à la réunion du Groupe 47, à Bad Niendorf, fin mai-début juin 1952. Celan, par ailleurs, rencontre Gisèle de Lestrange en novembre 1951 et l’épouse en décembre 52. Peu de temps après la parution de Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis), Ingeborg Bachmann en envoie un exemplaire à Paul Celan avec la dédicace suivante : "Pour Paul, échangé pour être consolée, Ingeborg, décembre 1953"(19). Mais c’est seulement trois ans plus tard qu’elle se rend un nouvelle fois à Paris. Elle vient de publier son second recueil de poèmes, Anrufung des Großen Bären (Incantation à la Grande Ourse) ; la critique allemande la célèbre comme un des meilleurs porte-drapeaux du renouveau de la poésie germanophone (sa photo fait la une du Spiegel en août 1954). Ce second recueil sera acheté par Paul Celan en octobre 56, alors qu’il assiste à Cologne au congrès de l’organisation antifasciste Grünewalder Kreis créée par Hans Werner Richter. L’année 1956, c’est pour Bachmann "la trentième année", une année d’errance, particulièrement difficile, telle qu’elle l’évoquera dans le recueil de nouvelles du même nom paru en 1961. A Paris, elle séjourne à l’Hôtel de la Paix, rue de Blainville, dans le cinquième arrondissement, pas très loin de chez les Celan. Les deux poètes se sont-ils rencontrés, ont-ils renoué leur liaison ? Seule réponse possible : un poème, Hôtel de la paix (première publication, 1957) :
Le fardeau de roses tombe sans bruit des murs,
au travers du tapis transparaît la ruine.
De la lampe se brise le cœur de lumière.
Obscurité. Bruit de pas.
Le verrou a barré la porte à la mort.
En tout cas, ils ne fait pas de doute qu’ils se revoient un an plus tard, entre le 11 et le 13 octobre 1957, lors d’un colloque sur "la critique littéraire — vue de façon critique". Ils séjournent le 14 à Cologne et logent dans un l’hôtel situé "Am Hof", nom donné à un poème de Sprachgitter, écrit quelques jours plus tard, le 20 octobre(20). C’est probablement lors de cette rencontre que Celan offrit à Bachmann un exemplaire de la deuxième édition (1954) de Pavot et mémoire augmentée de la discrète et très secrète dédicace "f.d." (für Dich/ pour toi) apposée au crayon à vingt-trois poèmes ; un exemplaire que Bachmann, bien des années plus tard donnera à son amie et future éditrice, avec Inge von Weidenbaum, de l’œuvre complète et posthume, Christine Koschel(21). Avec cette rencontre d’octobre 1957, presque dix ans après leur première rencontre à Vienne, et sept ans après le premier séjour de Bachmann à Paris, commence une période de correspondances et d’échanges particulièrement intense, qui durera presque trois ans et au centre de laquelle on peut situer la publication de Sprachgitter.
Ingeborg Bachmann fut tout de suite associée à la composition de ce recueil. Dès le 18 octobre, Celan lui envoie le poème manuscrit Rheinufer (intitulé Schuttkahn/ Péniche aux gravats dans Sprachgitter/Grille de parole), puis le 22, Köln, am Hof, le 24, toujours manuscrit, In die Ferne (Au loin), et Allerseelen (Jour des morts), à la fois sous forme manuscrite et dactylographiée, le 2 novembre, pour ne citer que quelques exemples. Mais surtout, le 2 décembre, il lui adresse une première ébauche du futur recueil Sprachgitter contenant la liste et le texte de vingt-et-un poèmes. En fin de compte, sur trente-trois poèmes de Grille de parole, vint-huit auront été envoyés à Bachmann sous forme de manuscrit et/ou de dactylogramme.
Le poème Oben, geräuschlos (En haut, sans bruit), envoyé à Bachmann sous forme de dactylogramme, porte la date du 25 mai 1958. En mars 58, Ingeborg Bachmann dédicace et envoie à Gisèle Celan-Lestrange un exemplaire de la seconde édition (1957) de Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis). Dans cette seconde édition, le poème Paris a subi quelque modifications. Or, les mots modifiés ont été soulignés par Celan dans l’exemplaire de 1953 que Bachmann lui avait envoyé : ce fait témoigne d’une lecture comparative — donc très attentive — des deux versions, rendue possible par l’envoi à Gisèle. Cette lecture très attentive attestée par les documents dont nous disposons corrobore l’hypothèse émise plus haut que les correspondances et différences existant entre les poèmes Paris et Oben, geräuschlos (En haut, sans bruit) ne sont pas le produit du hasard.
On possède grâce à l’édition génétique des poèmes de Celan (Tübinger Celan Ausgabe) le dossier génétique du poème celanien. Il apparaît que le premier avant-texte, datant du 19 mai, nommait explicitement Paris ; le poème commençait en effet par le vers : "Paris, une ville de sable" ("Paris, eine Sandstadt"). Le nom de la ville-lumière disparaît dès le deuxième avant-texte. Mais c’est à la troisième ébauche qu’apparaît l’opposition structurante du poème entre le haut, puis le bas — dans un ordre inversé donc par rapport à celui de Bachmann —, puis le haut de nouveau, lieu deux fois marqué par le manque, d’abord grâce au suffixe privatif -los (geräusch-los/sans bruit) dans le premier vers, puis à l’aide du préfixe privatif -un (unhörbar/inaudible) au dernier vers. Ainsi, le haut apparaît chez Celan comme le lieu du silence, de l’absence de communication ; c’est le lieu où règne "le vautour et l’étoile", très haut au-dessus du nous, séparés de lui. Quelle que soit la réalité que recouvre le nous chez Celan, il incarne non seulement ce que ne sont justement pas "le vautour et l’étoile", non réunis dans un nous, mais aussi ce qu’ils ne peuvent en aucun cas rejoindre, même pas par le passage du son : ils sont condamnés à être isolés dans un mouvement éternellement stérile. Au monde où le nous, même perdu, a la force de transgresser les frontières et de faire advenir la lumière là où il se trouve, Celan oppose donc la conscience des limites et des cloisonnements. A l’avènement de la lumière, le silence.
Sprachgitter (Grille de parole) paraît en mars 1959. Du 17 au 20 mars, Celan est en Allemagne. Le 19, il fait une lecture à la maison d’édition S. Fischer. Or, l’exemplaire de Sprachgitter qui se trouve dans la bibliothèque de Bachmann(22) porte la dédicace suivante de Paul Celan : "Pour Ingeborg, Francfort sur le Main, au Palmengarten ("Jardin des Palmiers"), le 20 mars 1959, Paul". Entre la couverture et la page de garde où se trouve la dédicace se trouvent un billet d’entrée au Palmengarten et une panicule séchée. En outre, un signet marque la page du poème Oben, geräuschlos (En haut, sans bruit). Celan et Bachmann se sont donc vus en ce 20 mars 1959. Mais pourquoi un signet a-t-il été placé justement à la page du poème Oben, geräuschlos ?
Le dialogue poétique et amoureux n’a jamais été aussi intense. Mais jamais Celan n’en a autant nié la possibilité. Ses poèmes ne font aucune concession. "Vers le bas" ("hinab") lance-t-il dans Schneebett (Lit de neige), "Nous étions. Nous sommes./ Nous sommes une seule chair avec la nuit./ Dans les couloirs, les couloirs." ("Wir waren. Wir sind./ Wir sind ein Fleisch mit der Nacht. In den Gängen, den Gängen")(23). Le nous n’existe que dans l’union charnelle avec la nuit. Il est chair. Mais il n’a pas de voix. Le nous des amants, pour Celan, n’a pas de verbe :
"Les dalles. Dessus,
serrés l’un contre l’autre, les deux
flaques gris-cœur :
deux
bouchées de silence." (Grille de parole),
Si, dans Corona, il était encore possible aux amants de "se dire de l’obscur", amour et dialogue semblent désormais incompatibles. Il n’y a pas d’autre communication que celle de la chair, c’est-à-dire de la nuit. Hors de la chair, hors de la nuit, chacun est enfermé dans un exil de silence :
"Un peu parla dans le silence, Un peu se tut
Un peu alla son chemin.
Banni et Perdue
étaient chez eux." (Cologne, Am Hof)
Le seule communauté entre le toi et le moi est cet exil, cet être-étranger au monde et à l’autre(24) dans l’adversité des vents contraires :
(Si j’étais toi. Si tu étais moi.
N’étions-nous pas debout
sous un même alizé ?
Nous sommes des étrangers.) (Grille de parole)
L’échange amoureux des identités se conjugue au mode de l’irréel. Nous sommes loin du dialogue de Tristan et Iseult ("Toi Tristan, Moi Iseult, je ne suis plus Tristan", etc.) sur lequel brodera Ingeborg Bachmann dans Malina, inventant là aussi des variations sur cet autre mythe(25). Pour Celan, l’amour n’a pas de voix. Seule la pierre parlant à l’autre pierre dans la nuit peut être audible : "Audible (avant le jour ?) : une pierre/ qui en prit une autre pour cible" "Hörbar (vor Morgen ?) : ein Stein,/ der den andern zum Ziel nahm." (Nacht/Nuit).
Dans l’exemplaire de 1953 de Die gestundete Zeit (Le Temps en sursis), Paul Celan a glissé une épreuve de l’essai Musik und Dichtung (Musique et poésie), que Bachmann avait dû lui donner ou lui envoyer avant de le publier en 1959(26). Cet essai, dans lequel elle théorise la nécessité du rapport, essentiel pour elle, entre musique et poésie, est un texte doublement adressé à Celan, dans la mesure où l’écrivaine reprend à son compte, de façon récurrente et en l’appliquant à ce rapport entre les deux arts, la formule injonctive de Corona, "il est temps" ("Car il est temps de prêter attention à la voix de l’être humain"/"Denn es ist Zeit, ein Einsehen zu haben mit der Stimme des Menschen"), l’image de la pierre qui fleurit, et d’autres mots encore de leur dialogue passé et présent :
"Sur cette étoile allant s’obscurcissant que nous habitons, proches du silence, reculant devant la folie grandissante, abandonnant les pays de cœur, avant de quitter toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain — quand elle résonne encore une fois, quand elle résonne pour lui — ce que c’est : une voix humaine."
Les poèmes de Celan ne cessent de réaffirmer l’impossibilité d’une communauté de poésie et d’amour. Car l’autre "invocable" ("ansprechbar") dans le poème est ou doit être inaccessible ; il reste à une distance insurmontable. Tout au plus le poème peut-il se "diriger" vers l’autre, s’en rapprocher, mettre en œuvre une forme de rencontre, qui doit rester secrète, au pays des ombres. C’est là uniquement que ceux que Celan ne nomme pas Orphée et Eurydice peuvent se rencontrer ; c’est là le but ultime de leur cheminement. "Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit, lui est simplement donné pour la route. Mais par cela même, ne voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre — dans le secret de la rencontre ?" (Le Méridien)(27)
Le dernier poème de Sprachgitter, Engführung (Strette), il est permis de le lire comme un merveilleux exemple de ce "secret de la rencontre" qui régna entre Celan et Bachmann, évocation et mise en œuvre du cheminement vers l’autre, dans les limites que Celan lui reconnaissait ou imposait, et inscription secrète de la voix de l’autre qui se trouve à la source même de la création :
"Une
étoile
a bien encore de la lumière.
Rien,
rien n’est perdu.
Ho-
sanna."
Strette — cette "partie terminale d’une fugue dans laquelle les entrées de sujet et réponse sont de plus en plus rapprochées" — affirme la nécessité du "processus de resserrement progressif contrôlé"(28), mais il sauve également une possibilité de voix, de cri, même brisé (Ho/sanna), la musique dans sa forme la plus stricte (la strette) et la lumière comme lueur d’espoir dans l’immensité de la nuit. Le mot "perdu" ("verloren"), introduit pour la première fois dans le dialogue par Ingeborg Bachmann dans Paris, sera désormais un des mots privilégiés de la référence à l’autre (Cf. Köln, Am Hof, et du côté de Bachmann, le poème Böhmen liegt am Meer/La Bohême est au bord de la mer, et même la dernière nouvelle Drei Wege zum See/Trois sentiers vers le lac).
Ingeborg Bachmann a rendu hommage à ces vers en les citant à la fin de sa deuxième leçon de poétique (Frankfurter Vorlesungen/Leçons de Francfort), en novembre 1959.
Ce qu’il ne peut — ou ne veut — lui dire dans ses poèmes, Celan le dit à Bachmann à travers ses traductions — sortes de contrepoint à ses poèmes. Ainsi, entre le 17 octobre 1957 et le 5 janvier 1958, donc peu de temps avant d’écrire le poème Oben, geräuschlos (En haut, sans bruit), il lui fait parvenir sept fragments successifs de la traduction du poème le plus connu d’Andrew Marvell To his coy mistress, titre que Celan — déplacement volontaire ou lapsus ? — traduit par An seine stumme Geliebte, ce qui signifie "à sa muette bien-aimée", alors que "coy" en anglais veut dire timide ou pudique, voire prude (traduction française : A sa pudique maîtresse(29)). Le poème, composé vers 1650, est un hymne au nous victime puis victorieux du temps, finalement réuni dans la vision mystique de l’ascension du soleil et de l’oiseau de proie, emblème d’Apollon, psychopompe solaire vainqueur des "herses de la vie" (que Celan traduit par "dieses Lebens Gittertor") :
"Had we but World enough, and Time,
This coyness Lady were no crime.
We would sit down, and think which way
To walk, and pass our long Loves Day. (...)
But at my back I always hear
Times winged Charriot hurrying near (...)
And now, like am’rous birds of prey,
Rather at once our Time devour,
Than languish in his slow-chapt pow’r.
Let us roll our Strengh, and all
Our sweetness, up into one Ball :
and tear our Pleasures with rough strife,
Thorough the Iron gates of Life.
Thus, though we cannot make our Sun
Stand still, yet we will make him run."
Ingeborg Bachmann a tenté de transgresser et de changer la loi du mythe. Paul Celan est resté en deça, là où nul retour n’est possible.
*
"Il n’existe pas de poétique et il ne peut pas en exister capable d’empêcher que l’expérience vivante de sujets innombrables soit mise à mort et enterrée sous forme d’objets de l’art. Ces objets de l’art ("œuvres") sont-ils donc aussi des produits de l’aliénation engendrée par une civilisation dont d’autres produits parfaits sont fabriqués à des fins d’autodestruction ?"(30)
Ingeborg Bachmann écrira et publiera encore des poèmes, parmi ses plus beaux, jusqu’en 1967 (voir par exemple La Bohême est au bord de la mer ou Prague, janvier 64, dans ce cahier). Mais elle ne publiera plus de recueil de poésie. Ses principaux travaux seront écrits en prose. Ce choix de la prose semble indiquer qu’elle se trouve, en poésie, confrontée à une aporie : il ne lui est plus possible d’écrire comme avant — elle abandonne la veine métaphorique, exaltée, de sa production pour privilégier une forme plus dépouillée qu’elle avait réservée, dans ses deux recueils, aux poèmes les plus critiques, dénonçant le fascisme et le capitalisme du monde de l’après-guerre (cf. Tous les jours, dans ce cahier) — et il lui est impossible, d’autre part, de renoncer au chant d’amour, d’adhérer à la loi celanienne du resserrement progressif qui aboutit "aux yeux aveugles" "dans les failles du mourir" (Lit de neige).
Une lettre d’Ingeborg Bachmann à Celan datant de 1958 contient le poème Aria I, qui n’est autre que le poème de 1953, Im Gewitter der Rosen (Dans l’orage de rose), augmenté cependant d’une deuxième strophe :
Où nous nous dirigeons sous l’orage de roses
la nuit est éclairée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, à peine audible dans les buissons,
est maintenant sur nos talons.
Où toujours on éteint ce qu’enflamment les roses
la pluie au fleuve nous emporte. O nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, entraînée par les ondes
nous suit jusqu’à l’embouchure.
Si la strophe de 1953 reprend l’image du poème Silence ! de Pavot et mémoire ("Silence ! J’enfonce l’épine à ton cœur/ car la rose, la rose") dans une variation associant la lumière à l’épine (même difficile, ou parce que difficile, l’amour est rédempteur), la deuxième strophe, celle de 1957, dénonce le risque du renoncement à l’amour, de l’eau qui submerge le feu (thème qui sera repris dans Malina et peut sembler prémonitoire si l’on pense à la mort de Celan). Mais elle réaffirme aussi la foi en une poésie (symbolisée par la feuille) qui accompagne et protège le nous jusqu’à l’ouverture libératrice sur l’espace.
En 1960, Ingeborg Bachmann joint cette fois-ci un texte en prose à une lettre à Celan. Il s’agit de la nouvelle Alles (Tout), la seule qu’elle ait jamais envoyée à Celan ; elle paraîtra en 1961 dans le recueil La Trentième année et thématise, fait unique dans l’œuvre de Bachmann, le rapport d’un père à son fils et le manque d’amour qui aboutit à la mort de l’enfant. Le père, mu par son idéal, fait peser sur les épaules de l’enfant une charge trop lourde : il doit réinventer le monde, et le langage en particulier ; il doit apprendre "le langage des ombres" ("die Schattensprache"). "Wahr spricht, wer Schatten spricht" ("Parle vrai celui qui parle le langage des ombres"), lit-on dans le poème Sprich auch du ("Parle toi aussi") du recueil De Seuil en seuil, dédié à Gisèle. Ce père, plus préoccupé d’imposer à son fils des impératifs de travail et de perfection que de lui manifester son amour, n’est-ce pas un peu aussi ce Paul Celan que nous découvrons, à travers la correspondance avec Gisèle, dans les mots qu’il adresse à son fils ? Bachmann aurait-elle voulu, là encore, par l’intermédiaire de ce texte, adresser une sorte d’avertissement à ce lecteur que fut Celan parmi d’autres lecteurs quant au risque que représente le renoncement à l’amour et une obsession de la nuit qui finit par engendrer la mort ? Comment aurait-elle pu deviner ou pressentir ce que nous donne à percevoir cette part infime de la correspondance aujourd’hui ? La réponse, on la trouvera peut-être, un jour, dans les lettres...
1960 est sans doute l’année de l’éloignement irrémédiable. Les causes en sont multiples et complexes. Mais il n’est pas fortuit que ce soit l’année durant laquelle ce que l’on appelle "l’affaire Goll"(31) entre dans sa phase la plus violente. Le choc va se répercuter sur tous les sentiments de Celan et sur toutes ses relations humaines. Ingeborg Bachmann ne sera pas épargnée. Elle l’a toujours aidé : par exemple, lorsqu’il s’est agi de le faire connaître et de le faire inviter à la réunion du Groupe 47, à Bad Niendorf ; elle s’est liée d’amitié à Gisèle de Lestrange ; elle l’aide en cette année 1960, à propos de "l’affaire Goll", elle ne fait pas défaut, contrairement à beaucoup d’autres, et elle sera signataire, avec Marie-Luise von Kaschnitz, au mois de novembre de la même année, de la "Entgegnung", de la lettre ouverte, riposte aux accusations de Claire Goll ; mais elle cherche également à tempérer l’outrance de sa réaction pathologique. Comment Celan réagit-il ? En transférant sur Bachmann l’accusation de plagiat dont il est lui-même victime, ainsi que l’atteste une lettre à Marie-Luise von Kaschnitz, en date du 27 septembre 1960 : "Chère amie, cette même Ingeborg Bachmann, qui m’est redevable de plus d’un vers — je sais, chère amie, ce que je dis — trouve qu’elle peut tout à fait se taire, quand on me calomnie."(32) Ainsi entraîne-t-il la poétesse dans la destruction, plutôt que de construire avec elle ce qui aurait pu être la meilleure défense : montrer comment les notions d’influence et a fortiori de plagiat sont totalement impropres à rendre compte de la spécificité de leur création.
La dégradation de leurs rapports — mais ont-ils jamais été idylliques ? — ne peut nous faire oublier le plus important : l’inscription, dans leur vie, dans leurs œuvres, dans leurs discours poétologiques, de la différence au sein même de la proximité, de la ressemblance. En particulier dans la définition de l’œuvre, du poème, comme mouvement vers l’autre, comme rencontre de l’autre — une idée fondamentale exprimée par Celan dans ses deux principaux discours (Discours de Brême, 1958, et Le Méridien, 1960) et par Bachmann dans le discours Die Wahrheit ist dem Menschen zumutbar (On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité) (1959), ainsi que dans un texte énigmatique demeuré à l’état fragmentaire, Le Poème au lecteur(33), dans lequel, comme le titre l’indique, le poème s’adresse à son lecteur, un texte dont nous ignorons, en l’état actuel des connaissances, la date de rédaction, mais dont on peut penser qu’elle se situe également entre 1958 et 1960. Là en effet où Celan ne cesse d’énoncer, comme on l’a souligné, l’inaccessibilité de l’autre, la distance, l’étrangeté, la coupure inéluctable et irréductible qui sépare de l’autre au-delà du mouvement qui porte vers lui, Ingeborg Bachmann met l’accent sur le désir qui rapproche, sur le refus de la distance irréductible, sur le besoin de la surmonter, ne serait-ce que l’espace d’un instant :
"Qu’est-ce qui nous a éloigné l’un de l’autre ? Si je me regarde dans le miroir et que je m’interroge, je me vois à l’envers, une écriture solitaire, et je ne me comprends plus. Dans ce grand froid qui règne, nous nous serions froidement détournés l’un de l’autre, malgré cet amour insatiable de l’un pour l’autre ? (...)
Mais un amour insatiable pour toi ne m’a jamais quitté et je cherche à présent dans les ruines et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras. Car je languis loin de toi."
Dans le poème plus tardif, Böhmen liegt am Meer (La Bohême est au bord de la mer) (1964), Bachmann esquisse un nouvel espace social et littéraire autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand avoir une frontière commune, être tendu vers, confiner à. La fontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable — le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, le lieu du partage, dans le sens ambigu que Jean-Luc Nancy reconnaît au mot, à la fois ligne de démarcation et de participation. Dans cet espace, le non-moi qui confine au moi, c’est non seulement l’autre et tout élément du monde, mais aussi le mot (das Wort) :
"Ma frontière accoste encore un autre mot et un autre pays,
ma frontière accoste, même si peu, toujours plus les autres frontières"
Ainsi le texte bachmannien met-il en œuvre son méridien propre, un espace utopique où tout confine à son contraire, l’un à l’autre, le moi au monde, la mort à la vie, le mot à l’être. C’est l’espace d’une autre logique, pour laquelle les contraires, au lieu de s’exclure, se complètent. L’individu défini dans son unité circonscrite au Même n’est plus au centre de l’univers, car l’autre est le prolongement du Moi. C’est l’espace de l’errance du désir infini de rejoindre l’autre sans jamais se confondre avec lui.
"Te suivre, je voudrais te suivre, lorsque tu seras mort, me retourner vers toi, même si je risque d’être changé en pierre, je voudrais résonner, faire pleurer les animaux et fleurir les pierres, de chaque branche exhaler le parfum." (Le Poème au lecteur)
Le regard en arrière n’est pas ici seulement celui d’Orphée se retournant par amour vers Eurydice. C’est aussi le regard de la femme de Lot se retournant vers Sodome en feu et transformée en colonne de sel pour avoir enfreint l’injonction de ne pas se retourner. Mélange étonnant des traditions biblique et gréco-romaine, une fois de plus. Ce que soulignent ces lignes, c’est moins la perte d’Eurydice que la pétrification du poème, le rapport à la pierre, et le rapport entre pierre, poétologie et judéïté, tellement fondamental pour Celan(34). Mais ce qu’ébauchent ces lignes, dans le souvenir de la pierre qui fleurit, c’est la tentative de surmonter le risque de pétrification. Le texte cependant s’arrête brusquement là, le poème se brise, un texte de plus qui débouche, béant, sur l’aporie.
Il se peut aussi qu’il s’agisse ici de mettre en évidence, en mêlant les traditions, le fait que l’interdit du regard en arrière, qu’il soit orphique ou biblique, est avant tout et à l’origine un interdit religieux (ce qui était manifeste, semble-t-il, aux premiers temps du mythe d’Orphée), et que c’est donc toujours en fait la même loi du Père, celle à laquelle il n’est plus possible d’adhérer désormais, qui interdit de se retourner vers le passé tout en se projetant vers l’avenir, c’est-à-dire qu’il y ait à la fois amour et souvenir, écriture et lien vivant à l’autre. C’est la loi du Père qui condamne celui qui enfreint l’interdit à la pétrification.
"Augen im Sterbegeklüft/ Yeux dans les crevasses du mourir" (Schneebett/Lit de neige)(35)
C’est dans une lézarde du mur, dans Malina, seul roman achevé du cycle programmé des Différentes façons de mourir, que disparaît finalement Moi. Moi qui voulait tout à la fois aimer et écrire, "se reproduire avec les mots et reproduire Ivan (l’amant) également" pour "engendrer ainsi une nouvelle espèce". Moi, tout en étant Eurydice, la femme aimante condamnée à disparaître, suit le parcours d’Orphée : amour (premier chapitre), descente aux enfers (deuxième chapitre), remontée au jour et mort, non pas déchirée par des furies, mais emmurée, réduite au silence. Ce n’est pas Malina le meurtrier, mais il s’agit tout de même d’un crime ("C’était un meurtre"/"Es war Mord" sont les derniers mots du roman), auquel Malina n’est pas étranger, lui qui élimine toute trace de la femme, ni Ivan d’ailleurs, l’amant, qui refuse l’amour et ne vient pas au secours, lorsque, sur le point d’être emmurée, Moi l’appelle. Quant à Moi, qui "vit en Ivan et meurt en Malina", sa disparition relève aussi de l’auto-destruction, car c’est d’elle-même qu’elle entre dans le mur, après avoir remis sa plume à Malina. On comprend que rien n’est simple dans cette disparition de la femme aimante et écrivante, que les responsabilités sont partagées, car les limites des identités sont floues, perméables, voire interchangeables. Seule certitude : le crime, la violence mortelle, le fascisme du "troisième homme"(36), du Père, du grand ordonnateur de la mort, qui enferme dans les chambres à gaz, viole et tue — celui-là existe toujours et continue de régner sur le monde, aujourd’hui encore, même si, au grand jour, il sait déguiser sa véritable identité sous un masque débonnaire. Car "c’est toujours la guerre" (Malina).
A travers le personnage de son héroïne, emmurée vivante, Ingeborg Bachmann dénonce un art et renonce à un art qui accepte de vouer Eurydice à l’ombre, Orphée à la perte et l’œuvre à la pierre. Moi disparaît en même temps que la possibilité d’écrire et d’aimer simultanément. Mais en remettant à Malina sa plume, elle ne signifie pas qu’elle se résigne à un roman qui soit une mort, selon la formule de Barthes. Car Malina, employé au ministère des armées, n’a pour vocation que de raconter "les histoires dont sont faites la grande Histoire", c’est-à-dire des histoires non d’amour, mais de guerre et de mort. En mettant en scène la mort de la femme aimante et écrivante, Bachmann stigmatise les limites de l’écriture à venir de Malina ; et surtout elle construit simultanément, en filigrane, une autre façon d’écrire qui passe par la destruction du temple, non sans faire écho à ce que prescrit Maurice Blanchot : "écrire, c’est vouloir détruire le temple, avant de l’édifier ; c’est du moins, avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu, sur la faute originelle que constituera la décision de s’y clôturer. Ecrire, c’est finalement se refuser à passer le seuil, se refuser à ’écrire’ "(37). Le récit dans Malina, c’est à la fois la relation de l’événement qui justifie la destruction du temple, c’est-à-dire la perte d’amour menant à la mort d’Eurydice-Orphée, de celle qu’il n’est donc pas permis de nommer Orphea, puiqu’il lui est interdit d’être à la fois Eurydice et Orphée ; et c’est l’événement même que constitue la reconstruction d’une autre forme d’écriture, qui mêlent les formes et les genres, défait, déstructure, fragmente et répète, multiplie les rythmes, procède par variations successives d’un thème. Le traitement du mythe d’Orphée est exemplaire de ce qui est à l’œuvre dans cette écriture : la déconstruction est constitutive de la reconstruction, une reconstruction fragmentée, transformée, détournée, voilée, mêlant différents mythes et différentes traditions mythiques(38), à peine identifiable tellement elle est bouleversée. L’écriture est musicale, polyphonique, c’est une synchronie de voix, plus proche de l’opéra que du roman. La voix de Celan, en particulier, est donnée à découvrir et à entendre, sourde, souterraine, cryptée dans le texte — seule façon d’évoquer l’amour d’une femme et d’un homme qui furent poète(sse)s : la rencontre, secrète, à peine audible, de deux voix, un chant peut-être, peut-être juste une musique : "Tu ne dois pas pleurer/ dit une musique. / Sinon/ personne/ ne dit/rien."(39) C’est cela, pour Ingeborg Bachmann, le livre à venir.
(1) Il semble nécessaire d’insister sur le fait que Bachmann était Autrichienne et qu’il est donc scientifiquement injustifiable de la qualifier d’allemande, comme le fait Jean Bollack dans Poésie contre poésie, Paris, PUF, coll. "Perspectives germaniques", 2001, p. 221 et suivantes. Le fait d’identifier, sans plus de façon, Ingeborg Bachmann à "la femme allemande" est très révélateur de l’esprit dans lequel a été écrit ce texte de Jean Bollack à propos des rapports de Paul Celan et Ingeborg Bachmann : une belle déambulation fantasmatique basée sur le postulat, évident et incontesté, selon lequel Ingeborg Bachmann, en tant que femme, ne pouvait exister que pour "escorter" Paul Celan, l’Homme et Créateur qui propose et dispose.
(2) Les lettres de Bachmann à Celan et de Celan à Bachmann sont actuellement encore ( et probablement jusqu’en 2025) sous scellés. Seuls les poèmes ou traductions se trouvant dans les lettres envoyées par Celan à Bachmann ont été répertoriés, photocopiés et déposés au Deutsches Literaturarchiv de Marbach, où ils sont mis à la disposition des chercheurs. Les correspondances que nous pouvons analyser sont donc essentiellement poétiques. Cf. Ingeborg Bachmann und Paul Celan, Poetische Korrespondenzen, quatorze contributions éditées par Bernhard Böschenstein et Sigrid Weigel, Suhrkamp, 1997.
(3) El Desdichado, poème de Gérard de Nerval, traduit par Celan le 30 juillet 1957 et joint à une lettre à Bachmann, Cf. Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondances, éditée et commentée par Bertrand Badiou, avec le concours d’Eric Celan, Le Seuil, 2001, tome 2, p. 506.
(4) On peut trouver l’autre, Le Commandant, dans Le Passeur et autres nouvelles, traduit de l’allemand par Miguel Couffon, Actes Sud, 1993.
(5) En ce qui concerne ces rapports entre les œuvres de Celan et Bachmann, Cf. l’extrait du livre de Sigrid Weigel publié dans ce même cahier, ainsi que le livre cité plus haut Poetische Korrespondenzen.
(6) Corona, dans : Choix de poèmes réunis par l’auteur, éditions bilingue, traduction et présentations de Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, coll. Poésie, p. 48-51.
(7) "Ich werde das Dunkleste sehen" et "Keine Zeit, denn es ist Zeit". Le discours On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité est traduit pour la première fois dans ce cahier.
(8) Le ténébreux est traduit par Celan par "der Immerdüstre" et "La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé" de façon remarquable par "Die meinen Gram geleuchtet, die Blume reich herab" (le participe "geleuchtet", souligné par moi, introduit la thématique de la lumière, absente à cet endroit du poème de Nerval).
(9) Cité par Hans Höller, dans : Ingeborg Bachmann, Monographie, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1999, p. 38.
(10) Cf. "Elle pénétra dans les buissons chargés d’épines, resta accrochée, clouée, attendant le prochain coup. Ce ne fut pas le prochain, mais le premier, car il la soumit avec une violence extrême, la flèche la plus sombre sortie du carquois le plus lumineux." "Sie trat in Dornen, blieb hängen, festgenagelt, und erwartete den nächsten Einschlag. Es wurde nicht der nächste, sondern der erste, denn er bezwang sie mit ungeheurer Gewalt, der dunkelste Pfeil aus dem lichtesten Köcher."
(11) Texte publié en mars 1949 à Zurich, dans Die Tat, traduit en français par Jean Launay dans : Le Méridien et autres proses, édition bilingue, Editions du Seuil, 2002.
(12) Je me suis permis de modifier la traduction de Valérie Briet, dans Pavot et mémoire, Christian Bourgois éditeur, p. 152-154.
(13) Cf. par exempleLes Visages d’Orphée, Editions du Septentrion, coll. "Savoir mieux", 1998 ; Luc Brisson, Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Variorum, 1995 ; Brunel Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, article "Orphée", Editions du Rocher, 1988.
(14) Ce poème Dunkles zu sagen/ De l’obscur à dire (première publication 1952, et 1953 dans Die gestundete Zeit) repose sur le jeu sur les deux homonymes Seite (le côté) et Saite (la corde), jeu intraduisible. Non seulement la corde de la lyre permet de changer la mort en vie et inversement, mais la parole et le chant permettent de créer (ou de retrouver ?) une polysémie qu’interdit l’écriture.
(15) Cf. le Sonnet à Orphée Sei allem Abschied voran . A propos de la critique que fait Hélène Cixous de ce sonnet et de la lecture comparative des poétiques de Rilke et Bachmann telles qu’elle apparaissent à la lueur du mythe, voir Françoise Rétif, "De Rilke à Bachmann et Cixous ou la métamorphose du mythe d’Orphée", dans : Frontières et passages, Publications de l’Université de Rouen, 1999, 409-417.
(16) Eluard, poème traduit par Celan et envoyé à Bachmann, daté du 27/2/1958.
(17) Il faut citer à ce propos la comparaison entreprise par Werner Wögerbauer entre Bahndämme, Wegränder, Ödplätze, Schutt et Große Landschaft bei Wien.
(18) Traduction de Martine Broda, légèrement modifiée.
(19) "Für Paul, getauscht, um getröstet zu sein". J’adresse mes plus vifs remerciements au Docteur Nicolai Riedel du Deutsches Literaturarchiv de Marbach, qui m’a très aimablement permis d’accéder aux informations que recèlent les livres d’Ingeborg Bachmann se trouvant dans la bibliothèque de Paul Celan.
(20) Cf. Bertrand Badiou, op. cit., tome 2, p. 507.
(21) Si Celan avait dédié Von Schwelle zu Schwelle (1955, année de naissance d’Eric Celan) à Gisèle, il lui était bien sûr impossible de dédier quelque recueil que ce soit à Bachmann. Celan ne dédiera d’ailleurs en tout et pour tout que deux recueils, le deuxième étant Die Niemandsrose (1963), dédié à Ossip Mandelstamm.
(22) Je remercie vivement le Professeur Robert Pichl pour m’avoir si gentiment livré les renseignements contenus dans son livre à paraître : Ingeborg Bachmann als Leserin. Ihre Privatbibliothek als Ort einer literarischen Spurensuche, Wien 2003.
(23) Légère modification de la traduction de Martine Broda
(24) Le fait de considérer ici l’autre comme l’autre sexe, l’aimée, la femme et poétesse, n’exclut bien sûr aucunement l’hypothèse largement répandue que l’autre chez Celan, c’est le soi comme autre, "l’autre comme autre Juif ou comme autre que Juif" (Jacques Derrida, Schibboleth, Galilée, 1986, p.94).
(25) A propos du mythe de Tristan chez Bachmann, voir Françoise Rétif, Ingeborg Bachmann et Simone de Beauvoir : Tristan ou l’Androgyne ?, thèse 1987, Peter Lang, 1989.
(26) Malheureusement, dans l’état actuel des connaissances, il n’est pas possible de dater cet envoi ni même la composition du texte de Bachmann. C’est seulement lorsque les chercheurs disposeront de toutes les informations possibles qu’ils seront en mesure de dresser un tableau précis des mots du dialogue entre les deux poètes et de rendre compte de l’étendue et de la réciprocité de l’échange.
(27) Traduction de Jean Launay, op. cit., p. 76.
(28) J.-P. Lefebvre, traduction et présentation de : Paul Celan, Choix de poèmes, op. cit., note p. 345.
(29) Traduction de Gérard Gacon, E.L.A./La Différence, 1994. Edition de référence : The Poems and letters of Andrew Marvell, Edited by H.M. Margoliouth, revised by Pierre Legouis with the collaboration of E.E. Duncan-Jones, 3rd Ed., Oxford 1971. C’est, semble-t-il, sur le même texte-source, mais dans l’édition de 1952, qu’a travaillé Paul Celan.
(30) Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit, traduction française d’Alain Lance, Stock, 1994 (1983 pour le texte en allemand, première traduction française : Alinéa, 1985), p. 11. Dans les Prémisses, Christa Wolf se livre à toute une série de réflexions très intéressantes sur Ingeborg Bachmann et son œuvre.
(31) La veuve du poète Yvan Goll, traduit par Celan, accuse celui-ci d’avoir plagié, dans ses poèmes, ceux de son mari.
(32) "Liebe Freundin, dieselbe Ingeborg Bachmann, die mir mehr als nur eine Gedichtzeile zu verdanken hat — ich weiss, was ich sage, liebe Freundin ! — findet, dass sie, wenn ich verleumdet werde, ganz gut schweigen kann." Deutsches Literaturarchiv Marbach am Neckar, D. 90.1.835.
(33) Ces deux textes de Bachmann sont traduits pour la première fois en français dans ce numéro d’Europe.
(34) A ce propos, voir l’article de Fernand Cambon dans le numéro d’Europe sur Celan.
(35) Traduction proposée par Blanchot dans Le dernier à parler, Fata Morgana, 1984.
(36) Titre du film de Carol Reed qui retrace l’atmosphère sombre de la Vienne de l’immédiat après-guerre, celle où régnait, selon les mots de Bachmann dans Malina, la "prostitution universelle".
(37) Le Livre à venir, folio essais, p. 281. Ingeborg Bachmann possédait dans sa bibliothèque deux livres de Blanchot, Der Gesang der Sirenen, München, Hanser, 1962, traduction du Livre à venir, et Warten Vergessen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1964, traduction de L’attente l’oubli. Cf. Robert Pichl, Ingeborg Bachmann als Leserin. Ihre Privatbibliothek als Ort einer literarischen Spurensuche, op. cit.
(38) A propos de la déconstruction/reconstruction des mythes et du mythe comme utopie, cf. Françoise Rétif, "Lecture et réécriture des mythes. Eléments d’une critique et d’une esthétique", dans : Lectures de femmes, L’Harmattan, 2002.
(39) Poème Enigma, composé entre 1966 et 1967. "Du sollst ja nicht weinen, /sagt eine Musik. Sonst/sagt/niemand/etwas."