Le roman européen intellectualisé et humanisé porte en lui tous les bouleversements de la pensée des siècles précédents et surtout du début du XXe siècle. La perception de la désintégration du monde par l’homme peut entraîner une désagrégation des valeurs et de l’être représentée dans le roman. Elle se manifeste par la pesanteur, la relativité du monde, l’échec de la pensée jusqu’au mutisme.
« L’oeuvre de Kafka veille aux portes de l’Histoire ; elle constitue un critère pour la juger et elle contraint à une prise de conscience de la nécessité de changer le monde afin qu’il cesse de ressembler à l’univers clos du Château. »
Dans l’univers romanesque de Kundera et dans le roman européen, l’homme est accablé de fardeaux, écrasé par des poids ; or « L’entretien sur l’art du roman » pose une question de Kafka :
« Quelles sont encore les possibilités de l’homme dans un monde où les déterminations extérieures sont devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pèsent plus rien ? »
Pour Kafka, l’homme est l’objet de forces extérieures qui l’empêchent de penser comme un humain, il est une machine, un pion de l’administration, de la bureaucratie et de l’Histoire. Le personnage de K dans Amerika symbolise l’homme errant dans le labyrinthe de son travail et de son existence, condamné à répéter les mêmes gestes et à se sentir coupable des erreurs qu’il peut faire ; ainsi l’on insiste sur un objet symbolique : le poids de la valise du personnage.
L’Histoire, selon le narrateur de L’insoutenable légèreté de l’être est aussi légère que l’individu, « insoutenablement légère comme un duvet, comme une poussière qui s’envole, comme une chose qui va disparaître demain. » Certains personnages chez Kundera sont victimes de l’Histoire ; Lucie dans La plaisanterie est écrasée par ce poids, elle vit en dessous. La légèreté évoquée par Kundera est insoutenable de pesanteur. Comme l’Histoire peut être une menace pour l’équilibre humain, le passé l’est davantage. Les hommes et les protagonistes des romans pensent et ressentent la pesanteur des souvenirs ; lesquels ont poussé Tamina à s’enfuir. Dans Le livre du rire et de l’oubli l’auteur dit : « dans la jouissance il y a le rire et dans le rire, il n’y a pas de souvenirs », par conséquent on ne peut trouver la jouissance que là où les souvenirs sont exclus. Ce sont eux les fardeaux qui encombrent l’âme. Le conseil donné dans ce recueil de nouvelles est :
« Mes enfants, ne regardez jamais en arrière, cela signifierait que nous ne devons jamais tolérer que l’avenir ploie sous le poids de la mémoire. »
S’il faut éviter de regarder en arrière, c’est pour ne pas regretter, avoir quelque remord. L’être humain, s’il préfère prendre en compte sa vie passée, les actes qu’il aurait dû faire et qu’il n’a pas faits, se morfondra le reste de sa vie et détruira son avenir au lieu de le construire.
Hermann Broch voit deux comportements possibles :
« Un homme peut essayer d’échapper à l’angoisse du présent en s’oubliant dan le délire de l’amour érotique ou en s’accrochant aux préceptes mystiques d’un sectarisme religieux (fuite devant la réalité et la responsabilité). Ou il peut assumer le fardeau de la liberté en désavouant les solutions faciles et en prenant des décisions réalistes. Ceci signifie pour lui aliénation et solitude ; la liberté étant une voie que peu d’hommes choisissent ; mais il prépare le chemin de l’avenir et un nouveau système de valeurs, balayant les résidus du passé ».
Broch ajoute que « chaque crise, chaque tournant du temps est à la fois un commencement et une fin. Elément triple : le « ne plus » du passé, le « pas encore » de l’avenir, et le « pourtant déjà » du présent. A l’homme de voir où il se situe, et s’il arrive à regarder devant.
Si le poids de la mémoire, les souvenirs, le passé constituent un fardeau, il en existe d’autres tout aussi pénibles pour certains personnages ; ainsi l’amour rendu public en est un pour Sabina, dans L’insoutenable légèreté de l’être ; Barbara, dans Le livre du rire et de l’oubli, elle, ne supporte pas les traditions qui pèsent sur l’homme. Mais surtout la liberté pour laquelle l’homme se bat se révèle, dans La vie est ailleurs, difficile, le peintre affirme : « je ne veux que ta liberté, ta liberté totale ». Elle devait se préparer à paraître libérée mais cela constitue finalement un poids. L’homme semblerait donc prédisposé aux soucis, aux problèmes métaphysiques qui entravent la confiance en soi et qui le font ressembler à Sisyphe poussant cet énorme rocher, symbole de son existence, qui sans cesse retombe. L’homme est le jouet de la relativité du monde.
L’humanité semble vouée à l’échec ou à un éternel recommencement, telle est la vision de Nietzsche, illustrée par Camus. Kundera, quant à lui, à propos des individus, pense que l’on ne peut aimer qu’au singulier. Dans La plaisanterie nous pouvons lire que « l’homme, s’il veut concentrer sa colère, ne peut la concentrer que sur un seul » et « qu’il aspire à l’équilibre et compense le poids du mal qu’on lui a jeté sur le dos par le poids de la haine ».
Lors d’une réflexion sur Kafka, Kundera s’est demandé quelles possibilités restaient ouvertes à l’expérience humaine lorsque le monde se transforme en piège. En effet, les personnages de Kundera ressemblent à ceux de Kafka, perdus dans le labyrinthe du monde, sans repères ni valeurs, où la vérité est difficile à trouver. Il met ainsi en valeur l’incapacité des gens à aller au fond des choses, la relativité de la vérité, l’impossibilité de l’atteindre, en résumé « le manque de sincérité du ravissement du monde ». L’univers dans lequel l’homme évolue est celui de ce que l’auteur nomme le « kitsch », attitude vulgaire qui pousse les individus à ne s’émouvoir que des mêmes choses et à vivre dans le mensonge et la superfïcialité.
Dans La valse aux adieux, « le désir d’ordre veut transformer le monde humain en un règne inorganique où tout marche avec une impersonnelle volonté ». En fait, on ne sait pas qui dirige le monde, qui tient la balance entre le monde angélique et le monde diabolique ; c’est pourquoi pour certains personnages, comme Mirek dans Le livre du rire et de l’oubli, l’espace du monde est devenu quelque chose de négatif, une perte de temps, un obstacle. Notre civilisation, telle que la conçoit Kundera, n’est pas loin de l’image de l’excrément ; Dieu, s’il a fait l’homme à son image, est lui aussi imparfait car il a créé des êtres imparfaits. Agnès dans L’immortalité considère le monde comme laideur ; Tereza, dans L’insoutenable légèreté de l’être, elle, songe à la faillite de l’humanité, tandis qu’ Irena dans L’ignorance pleure de ce qu’est devenu le monde :
« Le gigantesque balai invisible qui transforme, défigure, efface des paysages est au travail depuis des millénaires. »
Quant à Martin, dans Risibles amours, il dit que la laideur a une fonction positive dans notre monde. En effet, l’époque se pâme devant tout ce qui est ordinaire. « Rien ne vaut un bistrot où le serveur vous ignore, un local enfumé qui sent mauvais », pense Ludvik qui porte en lui un sentiment de bassesse mais n’en est pas effrayé. Ludvik et Lucie ont l’impression de vivre dans un monde dévasté. Ils pensent que « la fin de l’individu vient avant la mort ». Mais qu’entend Kundera par « la dégradation du monde » ?
Les philosophes ont dévoilé l’ambiguïté de notre époque et l’auteur de L’héritage décrié de Cervantes nous explique que cette époque est dégradation et progrès à la fois et que « tout ce qui est humain contient le germe de sa fin dans sa naissance ». Kundera ajoute :
« Le processus de dégradation des valeurs est une possibilité du monde humain. Comprendre l’homme jeté dans le tourbillon de ce processus, comprendre ses gestes, c’est cela seul qui importe ».
Tel est aussi ce qui va l’intéresser dans le roman européen. L’individu est perdu car le monde et lui sont divisés.
Hermann Broch, déjà, se préoccupait de résoudre les antinomies de la vie, les contrastes ainsi que tout ce qui fragmente la réalité. La résolution de ces fragments ne peut se faire dans sa totalité que si tous les aspects sont réunis : le passé, le présent et l’avenir, ainsi que la vie et la mort.
L’homme révolté de Camus pose également la question de la révolte métaphysique qui conteste les fins de l’homme. « La révolte se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l’unité ». Dans l’univers de Camus, de Kafka ou celui de Kundera, tout est divisé, l’absolu n’existe pas.
« C’est le changement de sens, la transformation d’une chose en son contraire qui fonde la seule morale de la variation kundérienne. Toute chose humaine surtout un sentiment englobe son contraire, sa propre mort au moment de sa naissance »... « II n’est rien de certain en ce monde et les choses changent de sens comme souffle le vent. »
Kundera a conscience de la duplicité du monde, il sait que « les yeux du monde ne peuvent saisir que l’apparence inessentielle », que « l’homme n’est que le gérant de la planète, pas le propriétaire. » C’est donc l’état de l’homme « locataire » qui attire notre attention.
Broch, en définissant l’homme « somnambule » a distingué trois étapes dans son oeuvre éponyme ; trois dates qui correspondent à : « 1888 et la dissolution de l’ancien monde, 1903 et la confusion anarchique de l’avant 1914, 1918 et le nihilisme devenu pratiquement actif dans les faits. Les repères lui servent à représenter dans leur déroulement logique les lois du mouvement de ce que Broch nomme « la désagrégation des valeurs ». Ce monde dépeint est « produit selon Broch, par l’effondrement de l’image unitaire du monde et l’émancipation radicale consécutive dans tous les domaines partiels qui revendiquent pour eux, dans un conflit de tous contre tous, une validité absolue. Le monde a perdu la transparence de ce qui est général et la tension de ce qui est passionnément individuel. Le général et l’individuel se sont établis en tant que domaines partiels. »
C’est en perdant le sens de ces valeurs, l’individuel et le général, que l’homme a perdu ses repères dans un monde qui ne fonctionnait plus. « Quel grand talent a résisté ici, dans Les somnambules à la tentation de dérouler une simple narration, sans se soucier pour ainsi dire du fait que le monde, objet de la narration, va au diable », souligne Hannah Arendt.
L’homme est victime du manque d’identité, de l’impersonnalité et même de la désintégration du langage. Pour Broch, c’est l’élévation de systèmes politiques au rang de valeurs suprêmes dans le monde moderne qui constitue un des nombreux exemples funestes de l’« absolutisation du relatif » (expression antinomique pour montrer l’importance de la relativité des valeurs et du monde) à laquelle a conduit le processus de dégradation des valeurs.
Le reproche de Broch et de Kundera à rencontre de la société moderne est de n’avoir fait que des spécialistes du savoir, reprenant ainsi une satire du spécialiste datant du XVIIe siècle. Le savoir est éclaté en une multitude de connaissances disparates, de domaines bien particuliers et ces spécialistes ont tous l’impression de posséder le savoir suprême, la science absolue, sans l’avoir expérimentée. Ce sont des figures dans la littérature européenne de bourgeois satisfaits et correspondant au contraire de l’image du « chercheur » du roman de la conscience dans la lignée de Broch et Kundera. Pour ce dernier, ces personnages sont ridicules ; selon Broch, ils ne sont pas des intellectuels, ce sont des bourgeois qui détiennent un savoir et dans ce qu’il appelle la désintégration des valeurs, il faut comprendre surtout la dégradation des valeurs aristocratiques. Il n’aime pas le type du commerçant, alors que la société dans laquelle il vit est principalement une société mercantile.
Broch rejoint Nietzsche, celui qui apparaît comme le philosophe ayant exercé sur le romancier de la conscience malheureuse le plus d’influence. Selon Nietzsche, les valeurs de l’intelligence, plus grave encore, celles du génie, se voient scandaleusement méconnues dans la société moderne alors qu’elles mériteraient d’être honorées. Ce que l’auteur déplore dans son ouvrage Création littéraire et connaissance, c’est une défaite de la pensée.
« L’homme moderne risque une critique des valeurs d’une manière générale, il en reconnaît les origines, il en reconnaît assez pour ne plus croire à aucune valeur : voici le pathos, le frisson nouveau... »
II ajoute que « ce qu’il raconte est l’histoire des deux prochains siècles ». Kundera, dans Les testaments trahis, parle de Nietzsche en ces termes :
« par son refus du système, Nietzsche change en profondeur la façon de philosopher : comme l’a défini Hannah Arendt, la pensée de Nietzsche est une pensée expérimentale. Sa première impression est de miner des systèmes communément acceptés, d’ouvrir des brèches pour s’aventurer dans l’inconnu ; le philosophe de l’avenir sera expérimentateur, dit Nietzsche, libre de partir dans différentes directions qui peuvent à la rigueur s’opposer (...) La pensée authentiquement romanesque (telle que le roman la connaît depuis Rabelais) est toujours asystématique, indisciplinée, elle est proche de celle de Nietzsche ; elle est expérimentale ; elle examine par l’intermédiaire des personnages tous les chemins de réflexion en essayant d’aller jusqu’au bout de chacun d’eux. »
Kundera continue sur la voie de la pensée systématique en disant qu’ « elle barricade les idées », qu’elle essaie de convaincre alors que la pensée expérimentale ne désire pas persuader mais inspirer, inspirer une autre pensée ». Le refus nietzschéen et kundérien de la pensée systématique apporte un élargissement dans le récit, cela rapproche la philosophie du roman, « pour la première fois la philosophie réfléchit non pas sur l’épistémologie, sur l’esthétique, sur l’éthique, sur la phénoménologie de l’esprit, sur la critique de la raison, etc...mais sur tout ce qui est humain ».
Ce qui rapproche donc Kundera de Nietzsche au départ est une nouvelle forme de pensée, puis viendront les idées, communes à plusieurs auteurs et qui constitueront le roman européen, à savoir ce qui nous occupe maintenant : la conscience en crise et le dédoublement de l’être dans le dérèglement du monde.
L’étude concerne des récits dans lesquels l’homme a perdu le lien avec la racine métaphysique de son être ; essayons d’en comprendre les manifestations. Il faut donc
distinguer en nos auteurs les métaphysiciens et les romanciers, tout comme l’ont fait « les critiques de notre temps » au sujet de Kafka. Le monde est transformé en
« théâtre de la discontinuité » dans lequel le personnage doit se frayer un chemin, mais chez Proust et Musil, le personnage central de l’action est doté d’une conscience
particulièrement aiguë de la crise du sujet.
Musil manie le concept de « l’homme sans qualités » ; l’absence de qualités appartenant à la mystique médiévale à laquelle Musil rend hommage. Etre sans qualités, c’est « tenir un pari impossible, celui d’être sans « moi ». Renoncer au moi pour être, renoncer au moi pour toucher l’être.
L’ébranlement de l’unité de l’individu est consommé. L’auteur nous montre l’âme comme « un grand trou », comblé parfois par « de sordides intérêts matériels ». Musil, dans son journal, parle de la non-identité et des intermittences de l’être, qui peuvent résulter d’une mauvaise conscience des temps modernes. Claude Mauriac s’est penché sur cette mauvaise conscience qui date des temps où le marxisme était dominant, et cite Dionys Mascolo :
« L’existence d’un anonymat humain, d’un vaste élément humain aussi impersonnel que l’eau ou que l’air et aussi muet est inadmissible dans la mesure où elle rend incapable de concevoir la possession de la vérité la plus simple autrement que comme un privilège. »
Cette mauvaise conscience est le grand événement intellectuel des Temps modernes. Voilà une des raisons qui empêchent l’homme de s’épanouir dans notre société : la mauvaise conscience. Une autre raison est l’ambivalence de l’être au sein d’un monde désintégré, le dédoublement du personnage, le phénomène du double, tel qu’il a été défini par Bakhtine :
« dans une structure englobante marquée par l’ambivalence et la non-disjonction, l’identité du sujet est ébranlée, ce qui a pour conséquence que la personne (celle du narrateur par exemple) se trouve décomposée en plusieurs tendances caractérielles qu’elle contient. Elles sont ensuite anthropomorphisées , transformées en des « personnages » indépendants intervenant en tant qu’acteurs dans le récit ».
Le thème de la non-identité (« Nichtidentitàt », à l’origine thème des essais, a été repris par les romanciers. Kafka a montré avec une intensité sans égale « die Entfremdung des Menschen » : les statuts d’étranger de l’homme, le processus selon lequel « il devient étranger aux autres et du même coup à lui-même ». Notons l’intérêt de Kafka pour le dédoublement du personnage et sa métamorphose. Le personnage de Gregor Samsa est le symbole de l’homme exclu de la société et qui n’est plus compris, certes, mais il représente la dualité de l’individu, d’un moi qui n’a plus d’unité.
Le roman moderne ou roman de la conscience semble bien être la forme qui corresponde le mieux à ce que les auteurs dépeignent. Pourtant nous sommes dans l’ère des médias et l’auteur de L’agent double, Pierre Mertens, nous met en garde contre le pouvoir intellectuel confié aux médias, étant « plus que jamais le non-littéraire qui prime et l’analphabète qui gouverne. Défaite de la pensée ? Sans doute. Mais déroute de l’analyse littéraire, sûrement. C’est le non écrivain qui aujourd’hui exprime le plus souvent ce qu’il convient qu’un livre soit ».
Kundera nomme ceux qui font partie de ce milieu médiatique : les danseurs. Dans L’art du roman, il accuse les mass-média, les ordinateurs « de propager des idées reçues, qui deviendront bientôt une force qui écrasera toute pensée originale et individuelle et étouffera ainsi l’essence même de la culture européenne des Temps modernes ».
L’homme est déjà menacé, son être est disloqué , il a perdu l’unité et tout autour de lui est régi par la loi de la multiplicité ; même le Savoir n’est pas absolu et la parole, outil de l’homme, subit les conséquences de cette relativité en se montrant plurielle, voire parfois muette.
Cette difficulté de communiquer entre les personnages est une des composantes thématiques essentielles du roman européen, que l’on retrouve chez Kundera. La désintégration du langage entraîne le silence. Jaromil dit dans un de ses poèmes :
« Je crois au silence plus fort que la beauté, plus fort que tout ; ô fête de ceux qui se comprennent en silence. »
II ajoute à un autre moment : « tout s’achève et sombre dans le silence ». Il tombe amoureux d’une caissière silencieuse, comme si le silence était un critère de valeur. En effet, plus tard, il connaîtra une autre fille à qui il ne pourra pardonner d’être trop bavarde.
Dans Le livre du rire et de l’oubli, le narrateur pense que « la beauté pour être perceptible a besoin d’un degré minimal de silence ». Alors qu’apporte le silence ? Est-ce un état que l’on recherche ou que l’on fuit ?
Le silence apparaît au cours de l’oeuvre de Kundera dans des scènes d’incompréhension entre les personnages, de malaise, de litost, mot que l’auteur définit ainsi : la honte, le rapport difficile avec le corps. Ce nom, titre de la cinquième partie du recueil cité plus haut, est presque intraduisible mais on ne peut imaginer l’âme humaine sans lui ; il constitue une gêne, un rabaissement, l’humiliation, le spectacle de notre propre misère. La litost est incarnée par l’étudiant qui emmène Christine dans un café mal famé, elle en est très gênée, et ce sentiment revient entre eux deux lorsqu’ils s’embrassent car elle garde les genoux serrés. Dans La vie est ailleurs, c’est décidément Jaromil qui l’illustre le mieux : il a honte de son caleçon car il est le symbole du « véhicule du destin ». Il est condamné à porter un caleçon qui le rend risible, comique et dont les femmes facilement se moquent. Le poète ne peut envisager les préliminaires amoureux sans la maladresse, la confusion et l’impatience, nous livre le roman.
Mis à part le sentiment de honte, pouvant constituer un barrage à la communication, il existe de nombreuses autres manifestations du silence, notamment pendant l’amour.
Tereza et Tomas dans L’insoutenable légèreté de l’être font l’amour sans dire un mot, Marketa dans Le livre du rire et de l’oubli se mure dans un profond silence lorsque Karel, Eva et elle ont une relation à trois. Tamina dans la nouvelle « Les anges » se détache « solitaire musicienne du silence » dans un monde rempli de l’incessant vacarme du divertissement et des nouveaux moyens d’expression. Elle est résolue à vivre « dans et pour le silence », elle et son mari se sont enfuis pour trouver cet état de calme et de mutisme, car en général, comme le déplore Kundera dans L’ignorance, « aujourd’hui la musique hurle partout »... « la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi des bruits ».
Dans La vie est ailleurs, la mère du poète jouit également du silence car elle n’a pas besoin de parler quand son amant la photographie, c’est un soulagement. Jaromil parle de Xavier, son double, en ces termes : « c’était un voyage d’hommes silencieux mués en un essaim d’oiseaux ». Dans ses rêves sur la mort il trouve le silence mais il y est heureux. Il sait l’apprécier car cet état symbolise les moments où il ne connaît pas la gêne et la confusion avec les filles ou le besoin de parler avec les autres poètes et de prononcer des phrases stéréotypées.
La poésie au sein du cercle des poètes est celle qui fait l’objet du cynisme de l’auteur. Jaromil tombe dans le piège d’écrire des poèmes politiques qui ne correspondent pas du tout à ce qu’il voulait au départ. Le narrateur de La vie est ailleurs pense que « seul le poète peut dire ce qu’est le désir de quitter cette maison de miroirs où règne un silence assourdissant » ; cette maison est bien sûr la poésie.
Il arrive un moment où le silence se transforme en fardeau et il n’est plus agréable de le subir. Il symbolise alors les remises en question, les interrogations, les incompréhensions. Kundera dans Les testaments trahis parle de « choses que l’on ne peut que taire, de raisons d’agir qui sont incommunicables. Silence signifie donc repli sur soi. Tereza monte sur le mont de pierre au centre de Prague, là où il n’y a personne, pour réfléchir à l’expérience qu’elle est en train de vivre : celle de tromper Tomas. Elle se sent incapable de franchir la barrière qui se dresse entre eux. Elle perd ainsi le courage de parler.
Dans L’insoutenable légèreté de l’être toujours, l’auteur peint Dubcek humilié devant le peuple et « dans ses silences il y a toute l’horreur qui s’est abattue sur le pays ». Dans ce récit, un émigré parlant du communisme voulut dire quelque chose, ne dit rien et se plongea dans le silence, « tout le monde se taisait avec lui ». Le contexte politique est important dans ce roman qui soulève la question : « est-il juste d’élever la voix quand on tente de réduire un homme au silence ? » L’auteur répond oui. Vaut-il mieux crier et hâter sa propre fin ou se taire et s’acheter une lente agonie ? Le silence dont il est question ici s’appelle censure, dictature, peur des représailles.
« Le combat de l’homme contre le pouvoir silencieux c’est le combat contre la police changée en microphones muets cachés dans les murs. »
Les silences peuvent être pesants, peuvent caractériser une foule saisie d’angoisse ou simplement la mésentente d’un couple. Dans L’immortalité, le narrateur décrit une scène succédant une dispute, « entre les deux soeurs, dans ce silence, ne passait aucune compassion, pas la moindre solidarité ». Dans L’insoutenable légèreté de l’être, « le silence se dresse entre les personnages comme le malheur » ; Tomas et Tereza, Franz et Sabina, Marie - Claude et Franz, Tomas et son fils, avec qui il est particulièrement mal à l’aise. D’autres personnages connaissent aussi une mésentente ; dans Le livre du rire et de l’oubli, Bibi et Dédé ne s’entendent plus, elle avoue « n’avoir plus rien à lui dire » ; de même dans La valse aux adieux Ruzena prononce « des paroles qui s’enracinent de suite dans le silence », et Bertlef à la fin du roman, accusé de meurtre, ne fait que se taire.
C’est dans La plaisanterie que le silence paraît plus omniprésent. Ludvik est condamné à l’incompréhension et à l’absence de communication. Helena également est une victime ; avant qu’elle ne tente de se suicider, les hommes la cherchent et « leur plus grande terreur, nous confie le narrateur, est son mutisme qui équivaut à reconnaître qu’ils n’attendent plus de réponse de la bouche d’Helena ». Le silence est donc un signe de mort ou d’impuissance.
Kundera, au cours d’une entrevue dit qu’ « il arrive un moment où l’écrivain n’a plus rien à dire, alors il devient silencieux. » II en est de même pour les personnages.
Broch, lui, assimilait l’oeuvre de Joyce à un monde de mutisme. Kundera a en commun avec Joyce de peindre des situations d’incompréhension entre les personnages, où la moindre parole, le moindre instant peut être annulé l’instant suivant. Joyce décrit des scènes brèves qu’il appelle « épiphaniques », des instants de bonheur éphémères. Kundera dresse un tableau d’hommes ordinaires aussi fragiles que leurs paroles.
La vision kundérienne du monde est proche de celle de Camus dans L’homme révolté. « La seule attitude cohérente fondée sur la non signification serait le silence. L’absurdité parfaite essaie d’être muette. Le raisonnement absurde sur un parti-pris de silence ». L’homme silencieux montre donc en quelque sorte sa désapprobation. Camus ajoute, en suggérant qu’il peut y avoir une solution simple : « parler répare ».
Dans l’oeuvre de Kundera, nous sommes à l’écoute de différents types de paroles : la parole interdite ou dangereuse, la parole insignifiante, frustrée, violente, pour n’en citer que quelques-unes.
L’exemple de Ludvik dans La plaisanterie semble être le plus approprié à la parole interdite. En effet, tout est parti de sa carte adressée à Lucie sur laquelle est inscrit : « l’esprit sain pue la connerie, vive Trotski ». Dans Le livre du rire et de l’oubli, le narrateur dit que « l’on ne sait jamais quand l’Etat va se mettre à crier que cette parole-ci ou cette parole-là attente à sa sécurité ».
Il faut bien entendu replacer l’histoire de Ludvik dans son contexte historique, de même que celle de Tomas, obligé de quitter son poste de chirurgien à cause de ses écrits. Tomas, à travers le mythe d’Oedipe, faisait allusion à la responsabilité des Tchèques par rapport au pouvoir russe.
Zemanek dans La plaisanterie utilise également la forme la plus extrême du discours interdit, puisqu’il réussit à transformer une répartie frivole en blasphème ; Zemanek étant à l’origine de la condamnation de Ludvik. Il semble par conséquent faire preuve d’un manque d’humour mais certaines époques ne s’y prêtent pas.
Cette condamnation est surtout la marque de l’incompréhension entre les hommes, thème amplement développé dans les romans de Kundera par le biais de ses personnages. Beaucoup d’entre eux évitent de se parler ; ainsi Tereza veut encore quitter Tomas et « épargne la nécessité de lui parler », de même « Sabina et Franz auraient compris peu à peu les mots qu’ils prononçaient, leurs vocabulaires se seraient rapprochés s’ils étaient restés plus longtemps ensemble ».
« Quand ils vieillissent, les mots signifient autre chose dans la partition de chacun. »
Ils ne se comprennent plus, Franz vit le même échec avec Sabina qu’avec sa femme Marie-Claude sur le plan de la communication. A un autre moment, le lecteur est témoin d’une communication gênée entre Tomas qui lave les vitres et son ancien collègue S qui est resté médecin ; ils ne savent pas quoi se dire, leurs intérêts ont divergé, mais surtout aux yeux de tous, Tomas a commis un crime en écrivant publiquement ce qu’il pensait. Dans Le livre du rire et de l’oubli, l’auteur utilise l’image des becs d’oiseaux qui veulent parler plus haut que les autres mais qui restent muets. Il en est de même de toutes les bouches car « chacun souffre à l’idée de disparaître dans un univers indifférent et de ce fait veut pendant qu’il est encore temps se changer lui-même en son propre univers de mots. » Paradoxalement le narrateur dit que « de n’être plus partagés, les mots que nous prononçons sont de plus en plus lourds ».
Les individus essaient de communiquer pour ne pas rester seuls mais nous avons vu combien cette tentative se révélait souvent un échec. Chacun interprète les paroles de l’autre à sa façon, comme Jan et Edwige dans Le livre du rire et de l’oubli dont « la meilleure solidarité est fondée sur l’incompréhension ». Les protagonistes de La plaisanterie parlent, d’ « un abîme si profond entre eux qu’il ne leur permettait même pas d’achever une conversation ». Dans Les testaments trahis, Kundera pense que « pour un tiers la conversation entre deux personnes n’est jamais compréhensible, telle une mince surface sur l’immensité du non-dit ».
La communication au sein d’un couple paraît aussi stérile, au point de ressembler à des dialogues de sourds, « répercutés comme par une paroi de pierre » . La parole évitée ou incomprise est une parole frustrée. Notons quelques exemples dans l’oeuvre de Kundera.
Chez l’Ingénieur, Tereza ne peut rien dire car ses mots « perdent leur pouvoir magique ». Dans le même roman, un journaliste parle et ce qu’il dit est comparé à « un hoquet qui ralentit son élocution de sorte que chaque mot est martelé et souligné malgré lui ». Son discours est hachuré comme s’il n’était pas libre d’annoncer tout ce qui le préoccupe. Dans « Les lettres perdues », nouvelle faisant partie du Livre du rire et de l’oubli, le narrateur nous donne une définition de parole frustrée : quand deux personnes bavardent, elles se coupent la parole, chacun parle d’elle-même : « c’est tout à fait comme moi, je... » est leur phrase type qui les classe dans le camp des personnes égoïstes, car la parole est souvent frustrée de ne pas bénéficier d’une oreille attentive du voisin.
Dans La valse aux adieux, le docteur Skreta est distrait ; au milieu d’une conversation il oublie de quoi il parlait une seconde plus tôt. Son discours se bloque, reste inachevé par manque d’attention.
L’univers de la parole chez Kundera peut aussi dévoiler des discours insignifiants ou banals, des conversations de la vie quotidienne. Dans Les testaments trahis, l’auteur confirme que « le dialogue est entouré par la quotidienneté qui l’interrompt et le rend logique ». Il cite Janacek, auteur mettant en scène « des conversations banales et des situations peu dramatiques ».
Chez Kundera également les exemples sont nombreux. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, des messages sur l’émigration se font entendre à la radio, mais ce sont « des bavardages insignifiants entrecoupés de temps en temps par des mots crus ». Donnons l’exemple de Mademoiselle Brozova, maîtresse de Zemanek dans La plaisanterie : elle a « un ton d’insignifiant bavardage ». Ils sont trois mais ne s’écoutent pas, parlant pour eux-mêmes , mêlant plusieurs conversations.
« Les mots ordinaires, d’après le narrateur de La vie est ailleurs sont faits pour s’éteindre dès qu’ils ont été prononcés, ils n’ont d’autre but que de servir à l’instant de communication ; alors que les mots dans un poème sont destinés eux à la durée, pas à une prompte disparition. Jaromil aime les mots mais lorsqu’il était enfant, il avait des paroles dérangeantes, quand il parle trop dans la salle d’attente, on lui somme de se taire : « c’est effrayant comme il se donne en spectacle », dit-on autour de lui. Depuis, il est plus discret, au contact du monde hostile des adultes, il est sevré de la parole. Les autres ont sur lui une attitude dictatoriale. Zemanek est perçu de la même manière : il parle très bien et « dans la discussion il n’a pas son égal ».
Kafka, que Kundera analyse dans Les testaments trahis, « expose dans ses aphorismes la parole positive, sa foi, son appel sévère à changer la vie personnelle de chaque individu et dans ses romans, il décrit « d’horribles punitions données à ceux qui ne veulent pas entendre la parole ». Dans La métamorphose, le chef de Gregor vient chez lui le menacer. Il a aussi une parole dictatoriale.
D’autres personnages de Kundera véhiculent la violence dans leurs propos. Ruzena par exemple puise dans les paroles violentes de son père sa propre violence. De même Jaromil, maréchal du verbe, est le lanceur de mot d’ordre ; il est au centre d’un piège de la parole : au cercle des poètes, il y a des rappels à l’ordre et des sanctions aux auteurs qui n’écriraient pas sur les thèmes imposés (ce jeu n’est pas sans nous rappeler « le bout rimé » et autres jeux verbaux organisés dans les salons au XVIIIe siècle). Lui-même essaie toujours de piéger son amie rousse avec les paroles, il veut qu’elle dise comme lui et il est à l’affût des malentendus.
La parole peut donc être puissante mais elle peut aussi révéler l’amour des individus pour les mots, elle peut être rassurante. Ainsi Jaromil est un enfant « qui prononce des paroles remarquables ». Il est toujours fier de ses paroles et « ne veut pas les prononcer dans le vide ». Dans Risibles amours, Havel dit être un collectionneur de mots : « seul un mot prononcé dans cette situation la plus banale de toutes peut l’éclairer d’une lumière ». Le journaliste en revanche utilise les mots uniquement pour le plaisir, il essaie avec les mots de retrouver l’excitation pendant l’amour avec la doctoresse, car elle lui a annoncé avoir eu des enfants.
Pour certains, les mots sont utilitaires, pour d’autres ils sont « une musique qui entraîne vers la beauté ». Dans tous les cas, ils révèlent la personnalité de chacun. La désintégration du langage n’est que le reflet de la désagrégation de l’individu et du monde qui l’entoure. Le roman européen part de ce constat pour faire évoluer les personnages dans un univers où tout est possible et où l’homme montre ses erreurs et ses faiblesses.