Georges Schéhadé s’est heurté à la dure réalité engendrée par un siècle de guerres, de matérialisme, de conformisme et de rationalisme. En plein milieu de ce heurt, il adopte une attitude de base qui le pousse à chercher comment se libérer. Les difficultés rencontrées face au mur du quotidien l’incitent à se détourner de l’angoisse qui ronge la vie de l’homme. La réalité dans laquelle il puise son énergie aboutit à faire sourdre en lui une révolte qui dynamise son écriture pour lui donner la force d’un message très humain. Il essaie, peut-être, de se considérer comme un révélateur de la vérité pour une humanité en perdition. Faisant partie d’une chaîne continue de poètes et de dramaturges qui sont chargés d’une mission saine et qui se succèdent dans l’histoire pour tenter de changer le cours de la vie des humains, il montre à quel point le réel est pétri de contradictions. Il se rebelle et sa révolte se manifeste dans la théâtralité de ses œuvres et plus particulièrement à travers ses personnages. Mais pour refléter les contradictions de la condition humaine, il n’hésite pas d’exprimer la résignation écho et parfois résultat d’un acte de révolte. Le personnage dans le théâtre de Schéhadé porte l’empreinte du temps, il cherche sa propre issue. Mais, déchiré dans les réalités essentielles de sa condition, il se révolte contre le caractère absurde et illogique de son existence et de son destin. Cependant, l’échec de sa tentative de se rebeller ne lui laisse que le choix de se soumettre à ces réalités existentielles pénibles.
Pour pouvoir mettre en évidence ce dilemme intimement lié au personnage du théâtre de ce dramaturge francophone, il nous semble intéressant d’étudier les attitudes du personnage schéhadéen. Cela nous permettra, d’une part, d’illustrer l’aspiration au renouveau que tente le dramaturge à travers les personnages de ses pièces, et d’autre part, d’envisager leur caractère rebelle et soumis. Cette démarche serait explicite dans la mesure où une focalisation sur le parcours de ces derniers serait opérée. En effet, il s’agit d’un itinéraire suivi par le personnage schéhadéen dont la personnalité se caractérise par un aspect remarquable de dédoublement et de dualité. Ce qui assurera un climat favorable pour un passage de la révolte à la soumission ;
Le personnage schéhadéen
1. L’aspiration au renouveau
A propos de La Soirée des proverbes [1], Picon écrit : « Il y a un monde, une race de personnages avec leur apparence physique, leurs costumes, leur masques et leurs insignes de figures de vérités secrètes, qui ne pouvaient révéler, se déployer que dramatiquement » [2]. Morvan Lebesque, quant à lui, à propos de la même pièce, définit les personnages comme les comédiens tragiques. Partant de ces deux jugements qui montrent que le personnage de Schéhadé jongle avec le tragique et le comique, on essayera de le cerner.
Monsieur Bob’le [3] est la première pièce de Schéhadé. Créée en 1951, elle figure sous l’étiquette de Nouveau Théâtre. Ce qui attire l’attention devant cette pièce - comme devant les autres - c’est le nombre remarquable des personnages qui passent sur scène, c’est la répartition des rôles entre les comédiens qui vont la présenter. Une trentaine de personnages encombrent la scène de leur présence. Ce qui donne l’impression de vouloir mettre en évidence une distribution où des personnages sont inutiles, pour rompre avec la règle de distribution à laquelle ont recours les dramaturges contemporains de Schéhadé comme, à titre d’exemple, La Dernière Bande de Beckett où il y a un seul personnage nommé Krapp. Ce personnage est unique, parfois dédoublé par le dramaturge. Le premier présent sur scène et le deuxième, âgé de 39 ans, sa voix est médiatisée par le magnétophone. Dans sa méthode de distribution, Schéhadé nous semble différent de celle de son temps [4], mais rejoint d’avance les dramaturges de la fin de XIXe siècle comme Rostand dans sa pièce Cyrano de Bergerac [5]. Ici, le dramaturge met sur scène dix-neuf personnages dont la majorité sont nommés par leurs métiers (mousquetaire et capucin), ou leur emploi théâtral (fâcheux et duègne), ou désignés par un groupe (Les Cadets, Les poètes). Cela nous rappelle les personnages de Schéhadé, nombreux sur scène et nommés parfois Le Concierge (La Soirée des Proverbes), La Cliente, Premier Inconnu, Deuxième Inconnu (Le Voyage) [6], Le Premier Marronnier, Le Deuxième Marronnier, Le Troisième Marronnier (Histoire de Vasco) [7], Premier Comptable, Deuxième Comptable, Troisième Comptable (Les Violettes) [8], Les paysans, Le Cocher, L’Emigré (L’Emigré de Brisbane) [9], etc. Pour bien identifier ces personnages, quelques remarques fondamentales s’imposent comment suivant :
Les personnages de Schéhadé sont des visionnaires qui réagissent avec une certaine tendresse alliant l’humour et l’élégance. Argengeorge mourra avec une élégance toute britannique, sans exagération inutile. Révolté contre l’absence de l’innocence, contre la médiocrité et l’hypocrisie, il incite doucement le chasseur Alexis à le tuer. Pour invraisemblable que cela soit, nous ne sommes pas scandalisés ; surtout lorsque l’on prend en considération le côté irréel des personnages, nous les sentons proches de nous. Christopher accepte la défaite de sa révolte sans amertume, mais non sans émotion. Vasco se jette dans l’enfer de l’aventure dans l’objectif de devenir un héros. Dans un monde étrange, nous remarquons le personnage passé du réel le plus banal à la quête de l’idéal, du guignol au héros. La robustesse du personnage et sa ténuité apparente nous étonnent, et nous poussent à nous poser la question : est-ce le rêve ? Est-ce la réalité ? Nul mieux que Esfantian ne peut répondre à ces questions. Celui-ci tient une auberge, y reçoit avec une affabilité ses clients, et, en même temps, s’amuse à voir le jour et la nuit ensemble et séparément. Ce qui est étonnant avec ces personnages, c’est que pour étranges qu’ils soient, nous nous reconnaissons en eux. Dans Monsieur Bob’le, nous entendons Constant dire, le plus naturellement du monde : « Chaque matin, je fais à Paola Scala ma promenade ; je vais sur les collines, jusqu’au réservoir d’air » (Monsieur Bob’le, II, III, p. 58).
Dans cette familiarité comment peut-on caractériser ces personnages ? Tout d’abord leurs noms ne révèlent pas grand-chose. L’un des Cœurs dans La Soirée des proverbes dit : « Et voici que nous échangerons nos chapeaux de voyage en signe de fraternité... et nos prénoms qui ne veulent plus rien dire. » (La Soirée des proverbes, II, IV, p. 91).
D’ailleurs, que peut-on conclure de Bob’le ? Qui est-il Monsieur Bob’le ? Gabriel Bounoure répond à cette question tout en essayant de tirer le sens du vide au milieu du mot occasionné par cet apostrophe. S’agirait-il d’un signe ? Serait-ce un hiatus qui met en lumière un certain vide réel ? La quête que mène Monsieur Bob’le répondrait-elle à une vérité qui comblerait ce vide ? De toutes les façons, Monsieur Bob’le, nous l’avons montré, est un personnage ambigu dans le théâtre de Schéhadé. Il constitue le pivot autour duquel tourne toute l’action de la pièce, mais de fait c’est un personnage qui marque la pièce par son absence. Quoi de plus étrange que ce personnage qui est un mélange de poète et d’homme d’action, qui parle à Marie à peine moins familièrement que Jésus ; qui est parfois considéré comme Dieu le Père par quelques habitants de Paola Scala ? Il faut remarquer la brièveté du message envoyé par lui à ses amis : « Recevez le gradué José Marco, il vous parlera de moi. Henri Bob’le. » (Monsieur Bob’le, II, VII, p. 72).
Un des personnages de cette pièce appelle à deux reprises ce messager de Henri Bob’le « Jésus ». Dès que ce personnage décide de partir en voyage, la vie pour les habitants de Paola Scala s’arrête, tout le monde vient lui faire des adieux, même s’il ne se présente pas. Il semble que ces personnages, depuis la présence de Bob’le dans le village, vivent pour goûter à « l’existence innocente de l’homme avant sa chute » [10] .
Si l’on revient sur le nom de Christopher, il nous renvoie peut-être à saint Christopher, patron des voyageurs, ou à Christopher Colomb, illustre voyageur. La lecture de la pièce engendre ce sémantisme de l’ailleurs, de l’évasion, qui n’est pas sans rappeler toute une littérature de voyage qui émane de la fiction ou de la réalité.
Qu’ils parlent, que l’on parle d’eux ou que l’on s’adresse à eux, la plupart des personnages de Schéhadé traduisent la volonté de la révolte, le désir de se libérer, de conquérir l’ailleurs par le voyage, le vent, la mer... Ils sont des personnages chimériques et aériens, ce qui nous pousse à nous demander s’il s’agit d’un personnage en quête de comédien, ou d’un comédien qui joue devant les spectateurs tout en étant conscient qu’il joue. Selon Yves Bayser, « Schéhadé ne crée pas des personnages en quête d’auteurs » [11]. N’a-t-il pas suggéré que les personnages de Schéhadé « ne vivent pas de vivre, et ne meurent pas de mourir, ils jouent : la conscience de Domino joue consciencieusement la conscience. » ? [12]
Dans ce théâtre les personnages semblent plongés tantôt dans le rêve, tantôt dans la réalité. Ombre, fantôme et songe sont les mots qui règnent par excellence dans ce théâtre.
"Un fantôme ?... vous parlez de qui ? De Castor ? De vous ou bien de moi ? Car Nous nous ressemblons tout à coup étrangement, Sola !"
(La Soirée des proverbes, I, X, p. 52)
Argengeorge n’hésite pas à répondre en accentuant l’ambigüité qui caractérise ces personnages. Certes, tout semble être plongé dans l’irréel : « Un miroir pourraient nous confondre, si on lui parlait de nous comme de deux enfants » (La Soirée des proverbes, III, V, p. 127).
Mais déceler des indices d’ordre réel est possible. Et cela à travers quelques allusions poétiques. Les personnages ont des préoccupations vraies énoncées comme humaines. Comme dans cette scène de Monsieur Bob’le où Corée aime follement Michel. Celui-ci n’aime que son père et pour attirer son attention, Corée lui fait des déclarations d’amour. Mais ces déclarations, même si elles se révèlent de l’ordre du réel et de l’érotique, restent dominées par une couche de songe. Les déclarations terminent par être une sorte de provocation. Corée dit : « Je vous aime Michel (Monsieur Bob’le, II, VI, p. 68). Puis, elle insiste : « Mes rêves adroits et poétiques, Michel je rêve de toi. (Monsieur Bob’le, II, VI, p. 69). Elle se met à étaler son amour et ses sentiments d’une manière ambiguë. Elle déclare : « J’étais nue, belle comme une noyée » (Monsieur Bob’le, II, VI, p. 70).
Au-delà de cette simple dénotation concrète, être belle, la comparaison porte la connotation de la perdition. Serait-elle nue comme une femme perdue ? Les intentions de Corée sont ainsi évoquées clairement. Il s’agit de l’éternel problème de la femme devant un partenaire naïf, il faut le provoquer d’autant plus qu’il est inexpérimenté. C’est en quelque sorte la femme de Putiphar face à Joseph, c’est Phèdre devant Hippolyte. Rien ne peut y manquer, même une idée de la faute. Corée, ayant pour objectif d’attirer Michel vers un coin solitaire, et avec la tentation d’avoir ce qu’elle veut de lui, s’exprime ainsi : « Nous parlons trop près de cette Sainte. Venez par ici ; vous allez mieux comprendre [...] » (Monsieur Bob’le, II, VI, p. 69).
Dans une autre scène, Monsieur Bob’le prouve à quel point le personnage flotte entre le rêve et la réalité. Tout est hommage à la poésie qui sait explorer habilement la manière dont le personnage Schéhadéen met en évidence le monde de l’inconscient. Il le fait surgir en même temps comme une réalité splendide.
Un autre élément est fondamental dans cette étude du personnage de Schéhadé. C’est l’insistance sur la personnalité enfantine et sur l’ingénuité des héros. Tiraillé entre le désir et la réalité, tout leur semble permis et possible. C’est pour cette raison que le malheur les surprend souvent. Le curé de Belvento mène une recherche inépuisable pour trouver le bénéficiaire de la fortune de Galard, il veut coûte que coûte frustrer l’Etat des millions de l’émigré. Tout cela dans l’insouciance absolue de mettre le village dans le deuil le plus profond à cause de ce qui peut arriver ainsi à une Maria tuée par son mari, ou à un Barbi tué par Picaluga. Schéhadé laisse passer son mot à dire à travers ces personnages. Il aborde les problèmes de la vie quotidienne et montre ainsi qu’à force de jouer avec le destin, il finit par les détruire ; ce serait le jeu dans lequel l’homme moderne joue et se détruit. D’ailleurs c’est le même jeu que mène Vasco. Il joue au soldat, mais ce jeu lui sera mortel. Yves Bayser écrit :
C’est qu’en dépit des règles et de la réalité, nous ne sommes pas à la guerre, mais au théâtre ; qu’il ne s’agit pas tellement de la guerre, mais de la comédie de la guerre [13].
Cela prouve que dans le théâtre de Schéhadé, à l’instar des auteurs du Nouveau Théâtre, le personnage ne garde plus un statut tyrannique, et que la psychologie a perdu ses droits. Mais reste à nuancer, à propos de la psychologie, la dualité qui caractérise le personnage schéhadéen.
2. Le dédoublement et la dualité : une voie vers la soumission
Il est important de signaler que la notion de dualité joue un rôle considérable et qu’elle se répète systématiquement dans le théâtre de Schéhadé. Parce que le dédoublement du personnage s’opère sur deux niveaux : tout d’abord, il peut s’agir de deux personnages qui n’en font qu’un, ensuite d’un personnage double parce qu’il est divisé. Les personnages « vont être [...] comme dans leurs propres miroirs » (La Soirée des proverbes, III, II, p. 112). Ce qui met l’accent sur l’instabilité des choses, sur l’impossibilité de ne rien trouver sous une forme unique, et sur l’absence d’une seule façon d’être. L’Usurier Sola l’exprime clairement : « [...] Rien n’existe à l’état de un... pas même Dieu » (La Soirée des proverbes, III, IV p. 119).
Pour mettre en évidence la dualité du personnage on fait recours à la nomination. Les noms sont transformés dans La Soirée des proverbes pour préciser chaque fois les changements des personnages. C’est ainsi que l’ancien Jacques Sola le musicien se nomme actuellement l’Usurier Sola pour marquer la fin de la première période de sa vie. Egalement, on appelait Chapelier Max Marc des nuages puisqu’il représentait le rêve de ma mer ; maintenant souvent on l’appelle Adjuvant des poisons pour montrer l’amertume du présent et le vide dans lequel il se noie.
Quant à Octavie qui est vieille, elle apparaît jeune et belle, ses cheveux redeviennent blonds grâce à la magie du songe, au Quatre-Diamants. Evangélil à son tour reprend sa posture au bord du lac comme il le faisait dans le passé. Reste à préciser ce que Jules Faton voit dans l’image de Marthe. En effet, elle est une bicéphale qui a un seul corps et deux têtes ; une tête vieille telle qu’elle est à présent la sienne, et une tête jeune comme celle de la belle Follète. Ce qui se reflète par la double facette de cette femme : actuellement triste et pleine de rides, dans le passé elle ressemblait à Follète pleine de jeunesse et de vivacité.
En réalité, Follète et Marthe sont deux personnages qui se complètent : la première est l’ancienne Marthe, jeune, belle, qui participait aux soirées précédentes. Follète symbolise le passé de Marthe, sa jeunesse et son élan. Tandis que la deuxième à présent correspond à l’avenir de Follète : une vieille, laide, sans avenir, ni rêve. Marthe c’est Follète qui viendra aux futures soirées après que les années passent leurs traces sur son corps et l’âme :
Mlle Marthe
"Rattrapez-les ! Dites leurs que je suis innocente... que je ne puis rien contre le mal des saisons et des années. Que je les supplie toutes les deux de me serrer contre leur cœur, moi leur sœur mortelle."
(La Soirée des proverbes, III, VI, p. 137)
Ce cri ne serait-ce pas la représentation du refus de Marthe de sa condition humaine ? N’incarnerait-il pas le refus de l’être humain de sa condition humaine tout en sachant que rien ne peut la changer ?
Parfois, le dialogue est en rendez-vous avec le personnage, pour mieux exprimer ce phénomène de dédoublement. L’Usurier Sola le manifeste, parlant des participants de la soirée, il dit : « Ils sont doubles, comme dans un jeu de glace. Accusateurs lyriques et menteurs promus » (La Soirée des proverbes, I, IX, p. 47).
L’étrange dialogue entre le Président et sa conscience exprime le conflit intérieur de cet homme, entre le visage qu’il aime montrer - celui du savant -, et l’autre qui existe également - celui du peureux, d’où la conscience de Lucien Domino, annonce :
"Voilà comment vous êtes dans la famille ! Une façade, une représentation extérieure, sic ! Et derrière, un sale petit réduit, une nonciature."
(La Soirée des proverbes, I, XII, p. 64)
Le dédoublement [14] du personnage monte à la surface du jeu et constitue un débat intérieur entre Domino et lui-même grâce à une voix féminine méchante qui incarne la conscience de Domino. Le débat s’établit sur le sujet de la participation et de l’assistance ou non à la soirée des proverbes, parce qu’il est invité et que l’usurier Sola le traite de déserteur. Sa conscience l’incite à assister à cette soirée pour satisfaire sa vanité ; en fait c’est à lui de présider la séance, de diriger les débats et de les arbitrer. Réticent et ayant peur de ne pas pouvoir être pris pour ce qu’il croit être, Domino refuse d’y aller. Il renonce non seulement à l’invitation, mais aussi à la possibilité d’être soi-même tout le temps. Les personnages de Schéhadé sont parfois connus pour cette tendance à étudier « le pour et le contre ». Ils prennent les décisions qu’ils croient adéquates. Ils se condamnent à changer selon les circonstances. Comme, à titre d’exemple, le Professeur Kufman qui a renoncé à ses découvertes scientifiques pour aller vivre ce qu’il pense être le bonheur avec une jeune fille dans Les Violettes, une pièce construite entièrement sur la notion de dualité ; cet éternel conflit entre le Bien et le Mal. Kufman est un personnage savant qui incarne le mal au début de la pièce, puis le bien dans la fin. Quant au baron Fernagut, il fait un itinéraire inverse.
L’espace n’échappe pas à cette dualité, le conflit est mis en lumière par le salon qui se transforme en laboratoire chimique - symbole de destruction - et puis en poulailler - symbole de paix et de vie. Les personnages de cette pièce sont habillés tantôt en blanc dans la première scène du neuvième tableau, tantôt en noir. Avec ces deux couleurs, la scène ressemble à un damier, à un jeu dangereux comme celui de la mort. La contradiction de ces deux couleurs montre leur opposition.
Le meurtre d’Argengeorge est fondé sur l’aspect double des personnages, le Chasseur Alexis et Argengeorge ne font qu’un. Le meurtre survient lorsque un énorme choc se produit par la rencontre des deux images qui se heurtent ; celle du passé et celle du présent.
Dans La Soirée des Proverbes Argengeorge aurait pu échapper au danger de mort que tout le monde lui annonce. Son futur assassin Alexis s’apprête à quitter la maison où tout le monde se réunit dans la soirée. Or, Argengeorge provoque Alexis pour que ce dernier reste en l’arrêtant et lui réclamant un acte fort : « Arrêtez Alexis ! Ces murs sont nus, dit-il, [...] Il faut laisser ici plus qu’une absence !... » (La Soirée des proverbes, III, VII, p. 148). Après cette demande, Alexis tire un coup de fusil sur Argengeorge par amour pour lui et par pitié de le voir déçu et désespéré ; comme lorsqu’il tire sur les oiseaux parce qu’il les aime et qu’il ne supporte pas qu’ils attrapent froid :
"Lorsque je pense que bientôt, à l’aube, les oiseaux vont avoir froid, je ne voudrais faire une cascade chaude de mes bras, dit-il, et leur donner la flamme de mon fusil."
(La Soirée des proverbes, III, II, pp. 143-144)
Argengeorge réplique ainsi : « Pourquoi chassez-vous puisque vous les aimez tant ? » (La Soirée des proverbes, III, VII, p. 145). Pourquoi Argengeorge demande-t-il à Alexis de le tuer ? C’est parce qu’il se révolte contre le temps qui s’écoule et parce qu’il veut garder sa jeunesse que l’on perd avec l’écoulement de temps. La violence revient clairement dans cette révolte. Tout d’abord par l’acte de provocation que fait Argengeorge envers Alexis. Ensuite par la réponse de ce dernier - même si sous prétexte d’amour et de pitié - en tirant sur le héros de La Soirée des Proverbes pour le tuer. Force est de constater que le personnage de Schéhadé se rebelle souvent pour garder une innocence, une jeunesse, un honneur, pour se débarrasser de l’ennui, du quotidien et du fermé, dans un rêve qui dépasse la vieillesse inéluctable et qui préserve l’amour de l’aventure et de la gloire. Mais, reste à signaler que souvent, après avoir réussi à se révolter, à écarter le danger, le héros s’y rapproche de nouveau et y retrouve sa fin. Ce qui permet de remarquer comment, et à quel point, les personnages se trouvent soumis à la réalité des choses et des événements après l’échec de chaque révolte.
Il convient de dire que « quoiqu’il en soit le personnage de théâtre se situe à l’intersection de deux réalités [...] : l’être là virtuel d’un personnage écrit et les moyens corporels dont le comédien dispose pour lui permettre d’être dans le réel de la représentation » [15]. Le nombre exagéré des personnages schéhadéens, le trou à combler qu’ils laissent lors de la représentation, confèrent au texte théâtral de Schéhadé toute sa spécificité, et incite le spectateur à avoir un « esprit actif » [16], comme le dit Walter Kerr. La pièce ne sera pas elle-même sans la présence d’un dénominateur commun à l’ensemble de la production théâtrale, sans que la relation entre acteur, personnage et spectateurs soit établie. Il est clair que dès leur sortie d’une représentation, les spectateurs s’interrogent sur ce que l’auteur a tenté de dire. Ainsi, le théâtre de Schéhadé serait-il à l’image du « théâtre d’avant-garde [qui] tend à stimuler la pensée » [17]. Mais qu’est ce que c’est le théâtre d’Avant-Garde si ce n’est pas cette « manifestation de révolte contre les manières de penser et de vivre des bourgeois, et rechercher les moyens d’expression originaux, surprenants et amusants » [18] ?
Le théâtre d’Avant-Garde élargit sa révolte tout en mettant au service du théâtre des procédés neufs et pleins de fantaisie. De la déshumanisation du théâtre de Beckett, à la lente humanisation d’Ionesco, en passant par l’aridité d’Adamov et l’éclat verbal d’Audiberti, Schéhadé laisse ses empreintes sur le théâtre - qui a marqué tous ces auteurs - par l’optimisme, la simplicité et l’innocence de ses personnages. Il témoigne d’une ouverture au théâtre dont la préoccupation la plus indéniable reste d’assurer « la modernité à tout crin. » [19]. Autrement dit, il affirme que la création dramatique et artistique est soumise à des processus d’évolution, de transformation, bref à une loi du progrès et de la modernité.
Schéhadé s’inscrit, de ce fait, dans une vague de syncrétisme qui semble prévaloir aujourd’hui. En effet, son œuvre paraît comme une conséquence d’un esprit de liberté et de tolérance. Ses personnages ont le droit de faire ce qu’ils veulent, et de butiner leur miel là où ils croient le trouver. Devant cette technique dramatique, propre à Schéhadé, le lecteur et le spectateur ont le choix eux-mêmes, ils peuvent juger sur les pièces. Dès lors, une réflexion ou un jugement théoriques n’ont plus de raison d’être puisque d’une part, dramaturge et personnage, chacun élabore l’œuvre à son usage personnel, selon son propre modèle, et que d’une autre part, lecteur et spectateur, chacun élabore son interprétation personnelle, son propre jugement. Tout se passe, en fait, comme si nul ne prétendait imposer ni dogme, ni modèle. Schéhadé théorise dans ce théâtre pour soi en pleine liberté et révolte, comme s’il s’agissait d’un théâtre libre et universel.
Probablement conscient du brouillage que ses titres comportent, Schéhadé tente de créer à son tour sa propre révolte. Si sa technique adoptée demeure libre, c’est parce qu’elle n’obéit pas aux contraintes théâtrales et ne se laisse pas asservir par la représentation d’une forme quelconque. Indolente et indocile, elle avance d’une pièce à une autre elle apparaît comme un aspect central de la pensée de Schéhadé et de celle de ses personnages. Si elle joue sur l’attente et sur la déception du lecteur et parfois du spectateur, c’est, peut-être, pour susciter en eux une certaine réflexion ou une certaine révolte en harmonie avec la révolte de ses personnages. Ainsi, pourrait-on parler d’une œuvre qui fuit tout ce qui est conventionnel, d’une œuvre dégagée de toutes les emprises et réfractaire à toute tentative d’assujettissement théâtral et artistique. La fuite, dans cette théâtralité, n’est pas un synonyme d’échec ou de démission mais de contournement des instances normalisatrices qui fonctionnent pour excommunier tout phénomène qui échappe à ses propres nomenclatures de liberté et d’insoumission. Elle cherche l’ouvert, et le nouveau, comme le font les personnages, qui sont tiraillés entre le fermé et l’ouvert, entre l’obscurité et la lumière, entre le jour et la nuit, entre le bien et le mal, entre la révolte et la soumission.
Le trajet tracé par Schéhadé se veut comme un discours de la vie. Loin du quotidien et des préoccupations matérielles, il veut reproduire l’essentiel de l’existence et de l’être. En conséquence, son œuvre théâtrale opte pour un mélange de genre remarquable où le conte, le merveilleux, le poème et toute forme de narration se croisent. Schéhadé produit un théâtre qui ne pourra pas être inscrit dans une époque ou dans une espace, comme si ses personnages étaient déterritorialisés, aucun temps ne peut les contenir. De cette façon son théâtre reste ouvert par essence et allongé à l’infini, pour rejoindre tout espace et tout temps, comme il le confirme le dramaturge lui-même :
J’ai choisi d’abord mes personnages et je me suis répété : « Tu vas les laisser agir en toute liberté et les suivre docilement » [20].
C’est pour cela que les personnages de Georges Schéhadé se mettent à réagir librement face à l’absurdité de la vie et de la condition humaine. Mais leur réaction rebelle ne renvoie souvent qu’à rien dans un monde qui paraît à leurs yeux quintessencié. Ils luttaient chacun à sa façon et suivant sa situation, mais ils ne pouvaient résister ni à « l’écoulement de temps » [21], ni à « la conscience d’exister » [22]. Ils se sont effondrés dans des échecs divers, parce que « tous les problèmes sont insolubles » (Le Voyage, IV, III, p. 157).
Toutefois, la reproduction de l’être et son dédoublement paraissent indispensables à l’être évanescent du personnage même, dans la mesure où ils le sauvent de l’anéantissement. Pour échapper à sa vieillesse, à sa culpabilité, à son malaise ou à un danger, le personnage peut se retrouver en se dédoublant et en se retrouvant dans un autre personnage. La dualité et le dédoublement se caractérisent par une capacité salvatrice, mais cet aspect salutaire ne peut pas sauver le personnage schéhadéen dans sa lutte contre la réalité absurde qui le menace. Ainsi, l’affrontement qui oppose l’être à son double accélère la chute du personnage dans « un double suicide » (La Soirée des proverbes, I, XII, p. 65).