Depuis quelques semaines, les éditeurs sont la cible de spams émanant d’« Agrégateurs » ou « E-distributeurs agréés pour le projet SNE-BNF »[1]*. Ces spams leur rappellent l’échéance des dépôts de dossier auprès du Centre National du Livre en vue de la numérisation de leurs fonds, et ils sont accompagnés
1) d’une lettre-type, qu’il suffirait – semble-t-il – de remplir aux endroits laissés en blanc (nom, adresse, somme demandée, etc.) et de retourner au CNL pour obtenir la subvention, et
2) d’un devis de numérisation par lesdits Agrégateurs, lesquels se proposent d’« accompagner [les éditeurs] pour (sic) la création du dossier de demande de subvention ». « Le CNL dispose d’un budget de plusieurs centaines de milliers d’euro pour fin 2008. Ne manquez pas cette occasion ! » clament encore ces spams[2].
Il convient donc de rappeler en quelques mots de quoi il s’agit. Le projet de Bibliothèque Numérique Européenne, qui porte pour le moment – et sans doute faute de mieux – le nom européen en diable de « Gallica 2 », oblige les éditeurs à passer par les services d’E-distributeurs agréés pour transmettre leurs fonds numérisés à la Bibliothèque Nationale. Cette riche idée d’un nouvel intermédiaire dans la chaîne du livre vers les bibliothèques est sortie du cerveau malin du fondateur de l’une de ces sociétés de E-distribution à qui la BNF a confié – moyennant finances (publiques, bien sûr !) – la rédaction d’une étude en vue de la création de la Bibliothèque numérique européenne. Dit autrement : on a demandé à Machin de dire quel était le plus court chemin du livre vers la bibliothèque ; Machin a répondu – et a trouvé « des gens assez simples pour le croire » : « Du livre à la bibliothèque, il n’y a qu’un seul chemin : il doit passer par moi, Machin, quitte à ce qu’il y ait quelques autres sous-Machins pour noyer le poisson… ma non troppo ». Ce qui suppose, dans l’esprit de Machin, qu’il n’existe plus en France de structures dont le métier consiste à vendre des livres, ou alors que les efforts que ces structures font en vue de se mettre à l’heure du numérique sont nulles et non avenues ; cela suppose également que les éditeurs ne sont pas en mesure de numériser eux-mêmes leurs fonds (ils travaillent encore sur des machines à écrire et certains utilisent la plume d’oie) ; qu’en outre, ils ne savent pas où se trouve la Bibliothèque Nationale de France, et que les quelques économies qu’ils parviennent encore à faire devront servir à payer un nouvel intermédiaire… que je ne résiste pas désormais à baptiser du nom de « marchand de bits »[3].
De plus, un organisme comme le Centre National du Livre, au fonctionnement quasi irréprochable, ou en tout cas autant que peut l’être un organisme d’Etat, dont les fonds proviennent des différentes taxes sur la photocopie et les photocopieurs et dont la mission est d’aider l’édition française en lui redistribuant le manque à gagner causé par la photocopie à grande échelle — le Centre National du Livre, dis-je, consacrera désormais une partie de son budget à accorder des subventions à des éditeurs pour qu’ils les reversent intégralement à ces « marchands de bits » sans lesquels ils n’auront pas accès à la Bibliothèque numérique européenne. C’est tout simplement une opération de racket à grande échelle, à l’endroit d’une profession confrontée toujours plus à des situations difficiles et que la récente crise économique risque de malmener plus encore.
Il est urgent de se demander alors :
1) Si le portail d’une Bibliothèque Nationale est véritablement le lieu approprié pour la vente de fichiers de livres numériques.
2) Quand bien même ce serait le cas[4], est-il raisonnable alors d’imposer aux éditeurs un nouvel intermédiaire dans la chaîne du livre, quand il existe en France des gens dont le métier consiste à vendre des livres et qui pourraient de la même manière, à travers la mise en place de sites marchands, prendre en charge la vente de ces mêmes livres sous leur forme numérique ?[5]
3) N’est-ce pas aux éditeurs eux-mêmes à gérer leurs fonds numériques et accomplir ainsi la mutation à laquelle les contraint internet ?
Encourager et subventionner par ricochet pervers la sous-traitance de la numérisation des fonds des éditeurs et sa commercialisation revient, à moyen terme, à considérer l’édition – une certaine édition – comme une profession condamnée à disparaître, ne serait-ce qu’en réduisant les aides spécifiques à l’édition de livres ‘papier’ dans le domaine de la littérature, des sciences humaines, et des traductions. Ce n’est pas, que je sache, la vocation du Centre National du Livre, à moins de le rebaptiser le Centre National de l’e-book. Si l’on veut absolument aider l’édition à passer l’épreuve du numérique, il faut l’aider à « devenir ce qu’elle est ».
Il est important que les « gens du livre » prennent conscience de ce qui se trame ici à leur insu. Les nouvelles technologies du livre numérique ne sont pas plus adaptées à la lecture que n’a pu être naguère l’escroquerie, suivie de faillites retentissantes, du e-book et du cy-book. Elles peuvent accompagner le livre, au titre de l’information ou de la consultation, mais ne sont pas encore en mesure de se substituer à lui. L’éco-système constitué par les auteurs, les éditeurs, les distributeurs, les libraires et les lecteurs est mis en danger par ce nouveau venu, qui n’a pu trouver sa place que parce que l’édition et la librairie n’ont pas su à temps prendre internet à bras le corps et y inventer de nouvelles manières d’éditer qui renforcent leur pratique traditionnelle. De cela, les éditeurs et les libraires sont, certes, en partie responsables. Mais cette prise de conscience tardive commence à porter ses fruits. La librairie indépendante investit la vente en ligne, l’édition met en place ses propres structures pour valoriser ses fonds sur internet. Le lecteur de livres n’est pas dupe « d’une encre électronique qui n’est pas de l’encre et du papier électronique qui n’est pas du papier ». Différents projets de bibliothèques numériques voient le jour en prenant en compte à la fois la réalité des éditeurs et celles des libraires ; elles font l’objet, il est vrai, de procédures hypocrites et chauvines qui témoignent du caractère rétrograde des instances fédératives (et exclusives) de l’édition française[6]. Le projet de Bibliothèque Numérique Européenne tel qu’il est conçu – et que ces mêmes instances soutiennent et encouragent – est un déni de ces efforts. Il plante dans le dos de l’édition française des e-bandrilles qui finiront par avoir raison du livre.