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« Marchands de bits » 

jeudi 13 novembre 2008, par Michel Valensi

Depuis quelques semaines, les éditeurs sont la cible de spams émanant d’« Agrégateurs » ou « E-distributeurs agréés pour le projet SNE-BNF »[1]*. Ces spams leur rappellent l’échéance des dépôts de dossier auprès du Centre National du Livre en vue de la numérisation de leurs fonds, et ils sont accompagnés
1) d’une lettre-type, qu’il suffirait – semble-t-il – de remplir aux endroits laissés en blanc (nom, adresse, somme demandée, etc.) et de retourner au CNL pour obtenir la subvention, et
2) d’un devis de numérisation par lesdits Agrégateurs, lesquels se proposent d’« accompagner [les éditeurs] pour (sic) la création du dossier de demande de subvention ». « Le CNL dispose d’un budget de plusieurs centaines de milliers d’euro pour fin 2008. Ne manquez pas cette occasion ! » clament encore ces spams[2].

Il convient donc de rappeler en quelques mots de quoi il s’agit. Le projet de Bibliothèque Numérique Européenne, qui porte pour le moment – et sans doute faute de mieux – le nom européen en diable de « Gallica 2 », oblige les éditeurs à passer par les services d’E-distributeurs agréés pour transmettre leurs fonds numérisés à la Bibliothèque Nationale. Cette riche idée d’un nouvel intermédiaire dans la chaîne du livre vers les bibliothèques est sortie du cerveau malin du fondateur de l’une de ces sociétés de E-distribution à qui la BNF a confié – moyennant finances (publiques, bien sûr !) – la rédaction d’une étude en vue de la création de la Bibliothèque numérique européenne. Dit autrement : on a demandé à Machin de dire quel était le plus court chemin du livre vers la bibliothèque ; Machin a répondu – et a trouvé « des gens assez simples pour le croire » : « Du livre à la bibliothèque, il n’y a qu’un seul chemin : il doit passer par moi, Machin, quitte à ce qu’il y ait quelques autres sous-Machins pour noyer le poisson… ma non troppo ». Ce qui suppose, dans l’esprit de Machin, qu’il n’existe plus en France de structures dont le métier consiste à vendre des livres, ou alors que les efforts que ces structures font en vue de se mettre à l’heure du numérique sont nulles et non avenues ; cela suppose également que les éditeurs ne sont pas en mesure de numériser eux-mêmes leurs fonds (ils travaillent encore sur des machines à écrire et certains utilisent la plume d’oie) ; qu’en outre, ils ne savent pas où se trouve la Bibliothèque Nationale de France, et que les quelques économies qu’ils parviennent encore à faire devront servir à payer un nouvel intermédiaire… que je ne résiste pas désormais à baptiser du nom de « marchand de bits »[3].
De plus, un organisme comme le Centre National du Livre, au fonctionnement quasi irréprochable, ou en tout cas autant que peut l’être un organisme d’Etat, dont les fonds proviennent des différentes taxes sur la photocopie et les photocopieurs et dont la mission est d’aider l’édition française en lui redistribuant le manque à gagner causé par la photocopie à grande échelle — le Centre National du Livre, dis-je, consacrera désormais une partie de son budget à accorder des subventions à des éditeurs pour qu’ils les reversent intégralement à ces « marchands de bits » sans lesquels ils n’auront pas accès à la Bibliothèque numérique européenne. C’est tout simplement une opération de racket à grande échelle, à l’endroit d’une profession confrontée toujours plus à des situations difficiles et que la récente crise économique risque de malmener plus encore.

Il est urgent de se demander alors :

1) Si le portail d’une Bibliothèque Nationale est véritablement le lieu approprié pour la vente de fichiers de livres numériques.

2) Quand bien même ce serait le cas[4], est-il raisonnable alors d’imposer aux éditeurs un nouvel intermédiaire dans la chaîne du livre, quand il existe en France des gens dont le métier consiste à vendre des livres et qui pourraient de la même manière, à travers la mise en place de sites marchands, prendre en charge la vente de ces mêmes livres sous leur forme numérique ?[5]

3) N’est-ce pas aux éditeurs eux-mêmes à gérer leurs fonds numériques et accomplir ainsi la mutation à laquelle les contraint internet ?

Encourager et subventionner par ricochet pervers la sous-traitance de la numérisation des fonds des éditeurs et sa commercialisation revient, à moyen terme, à considérer l’édition – une certaine édition – comme une profession condamnée à disparaître, ne serait-ce qu’en réduisant les aides spécifiques à l’édition de livres ‘papier’ dans le domaine de la littérature, des sciences humaines, et des traductions. Ce n’est pas, que je sache, la vocation du Centre National du Livre, à moins de le rebaptiser le Centre National de l’e-book. Si l’on veut absolument aider l’édition à passer l’épreuve du numérique, il faut l’aider à « devenir ce qu’elle est ».

Il est important que les « gens du livre » prennent conscience de ce qui se trame ici à leur insu. Les nouvelles technologies du livre numérique ne sont pas plus adaptées à la lecture que n’a pu être naguère l’escroquerie, suivie de faillites retentissantes, du e-book et du cy-book. Elles peuvent accompagner le livre, au titre de l’information ou de la consultation, mais ne sont pas encore en mesure de se substituer à lui. L’éco-système constitué par les auteurs, les éditeurs, les distributeurs, les libraires et les lecteurs est mis en danger par ce nouveau venu, qui n’a pu trouver sa place que parce que l’édition et la librairie n’ont pas su à temps prendre internet à bras le corps et y inventer de nouvelles manières d’éditer qui renforcent leur pratique traditionnelle. De cela, les éditeurs et les libraires sont, certes, en partie responsables. Mais cette prise de conscience tardive commence à porter ses fruits. La librairie indépendante investit la vente en ligne, l’édition met en place ses propres structures pour valoriser ses fonds sur internet. Le lecteur de livres n’est pas dupe « d’une encre électronique qui n’est pas de l’encre et du papier électronique qui n’est pas du papier ». Différents projets de bibliothèques numériques voient le jour en prenant en compte à la fois la réalité des éditeurs et celles des libraires ; elles font l’objet, il est vrai, de procédures hypocrites et chauvines qui témoignent du caractère rétrograde des instances fédératives (et exclusives) de l’édition française[6]. Le projet de Bibliothèque Numérique Européenne tel qu’il est conçu – et que ces mêmes instances soutiennent et encouragent – est un déni de ces efforts. Il plante dans le dos de l’édition française des e-bandrilles qui finiront par avoir raison du livre.

P.-S.

[1]. Ces noms barbares désignent une nouvelle ‘race’ d’intermédiaires dans la chaîne du livre. « Agrégateurs », parce qu’ils auraient pour mission d’agréger les électrons libres de l’édition traditionnelle et, par là-même de leur conférer un statut grégaire, sous le bâton d’e-bergers privés subventionnés par l’Etat. C’est sans doute cette ‘mane’ publique qui a convaincu Hachette de faire l’acquisition de l’un d’entre eux, pour une somme « relativement modeste » (selon le communiqué d’Hachette) de quelques millions d’euros.

[2]. Voici un extrait de l’un de ces spams dont nous vous laissons apprécier l’outrecuidance. Les termes en gras et en couleurs sont de l’E-distributeur ; le soulignement et les commentaires entre crochets sont du rédacteur de ce coup de gueule :

« Dans le cadre du projet SNE / BNF d’aide à la diffusion numérique de documents sous droits, Le Centre national du Livre subventionne votre projet à hauteur de 50% des coûts.

Machin-chose.fr <http://xxxxx> , E-Distributeur agréé, vous accompagne pour la création de votre dossier de demande de subvention !

Il vous suffit de compléter les deux documents ci-joints et de les adresser au CNL AVANT le PREMIER NOVEMBRE 2008 [JOUR DES MORTS !] (la date limite de dépôt de dossier pour une demande de subvention, ouvert à tous adhérents et non-adhérents SNE, est le 2 novembre)

Le CNL dispose d’un budget de plusieurs centaines de milliers d’euro pour fin 2008. Ne manquez pas cette occasion !

Les étapes :

 Vous obtenez l’accord pour la subvention [sic et simpliciter].

 Vous nous expédiez les exemplaires à numériser et votre commande de services.

 Nous réalisons la numérisation, l’OCR (reconnaissance des caractères) et la création du PDF (PDF en mode image devant et texte caché)

 Nous mettons les ebooks en vente sur www.machin-chose.fr aux tarifs que vous définissez.

 Nous remontons les contenus et métadonnées vers Gallica 2 pour un indexage de vos titres (le moteur de recherche de Gallica 2 réalise un indexage complet et renvoie vers www.machin-chose.fr <http://xxxx> en cas de requête)

 Nous vous reversons 60% du montant des ventes en ligne.

[3]. Ce qu’ils sont pour la plupart, à l’exception toutefois de Tite-Live, partenaire du livre depuis déjà plusieurs années et dont le projet a l’énorme avantage (éthique) d’impliquer les libraires dans ce processus de vente, rétablissant ainsi la chaîne traditionnelle du livre. D’où son isolement effectif au sein du projet SNE/BNF et les difficultés qu’il rencontre à côtoyer ses nouveaux ‘pairs’.

[4]. Les récentes expériences-test tendent à prouver qu’il n’en est rien et que les ventes de fichiers sont quasi nulles. Sur neuf mois d’expériences menées par l’un de ces agrégateurs, sur un livre des Editions de l’éclat – et non des moindres, puisqu’il s’agissait de la traduction de l’Ethique de Spinoza par Robert Misrahi – les ventes de fichiers étaient de … 2 exemplaires... Ce chiffre place toutefois l’éclat en troisième position derrière les Editions de la Découverte et Gallimard, et devant Actes Sud, Payot, Minuit, Seuil...

[5]. C’est d’ailleurs ce que propose le portail Tite-Live (voir note 3), d’où la différence qu’il convient de faire entre leur projet et ceux des autres Agrégateurs.

[6]. Je veux parler, évidemment, des procès en cours à l’initiative du SNE et du groupe La Martinière contre le projet Google-recherche-de-livres. Pour une approche saine du projet Google-recherche de livres, se reporter aux déclarations de Mr Bazin, bibliothécaire de la Bibliothèque de Lyon, qui vient de conclure un accord avec l’‘ogre’ américain et qui semble ne pas craindre d’être mangé tout cru, au contraire.

7 Messages

  • « Marchands de bits » 13 novembre 2008 11:14, par fanonkan

    Lu votre article avec intérêt.
    Que pensez-vous de la réponse de François Bon qui déclare sur son site :"A le relire après quelques heures, indépendamment de son contenu, difficile de ne pas avoir beaucoup de réserves au billet de Michel Valensi : marchands de bits, qui s’en prend au fait que le principal "agrégateur" pour le projet de Bibliothèque numérique européenne, Europeana, était aussi l’attributaire de l’étude qui y a mené, on rappelle – et on incite à relire – le texte de fond de Denis Zwirn toujours disponible au téléchargement sur site BNF. Michel Valensi est un "historique" de ces réflexions, voir ceci, mais peut-être raisonnant un peu trop depuis les enjeux d’il y a 5 ans... Numlilog a depuis été ingéré par Hachette, on peut avoir du mal à comprendre leur logique (50 807 livres numériques en ligne, 1600 l’Harmattan avec 80 POL), ou ne pas avoir été convaincu du tout par la qualité ou le professionnalisme approximatif du service de téléchargement qu’ils ont fourni à la Fnac."

    Voir en ligne : L’Eclat contre Numilog : mauvaise pioche

    • bave de crapaud 13 novembre 2008 14:52, par jules

      "Simplifications, mélanges et amalgames, propos quasi diffamatoires concernant une opération de racket à grande échelle, attaques personnelles contre Machin non nommé..." Là dessus François Bon a tout a fait raison : combien Google donne t’il à Michel Valensi pour écrire un torchon pareil ? Mais les accusations de François Bon contre Numilog ne volent pas beaucoup plus haut : si POL ne distribue que 80 livres numériques là où l’harmattan en distribue plus de 2000, ce n’est certainement pas le choix de Numilog, qui ne peut que distribuer ce que les éditeurs veulent bien lui confier !

      • blanche colombe 16 novembre 2008 12:07, par michel

        combien Google donne t’il à Michel Valensi pour écrire un torchon pareil ?

        By jove ! me voilà découvert ! Google me paie pour écrire des torchons alors j’écris des torchons et la revue des ressources les publie… Beau raisonnement de l’homo numéricus contaminé par la connerie moderne. Combien ça coûte ? où ça s’achète ? c’est qui le sponsor ? Et toi, Jules, t’es payé combien pour ne pas réfléchir plus loin que le bout de ton numilog ? Pour le reste voir ma réponse à François Bon sur http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1482

        Voir en ligne : éditions de l’éclat

    • « Marchands de bits » 17 novembre 2008 10:15, par michel

      j’y ai répondu sur son site

  • « Marchands de bits » 21 novembre 2008 00:18, par François Gèze

    Pour contribuer à ce débat (finalement peu nourri), je signale ma réponse (fort critique et un peu longuette)au billet d’humeur de Michel Valensi, que ce dernier a eu l’élégance de publier sur son site.

    Voir en ligne : Les « Marchands de bits » de Michel Valensi : une (très) fausse querelle

    • « Marchands d’âme » 21 novembre 2008 14:41, par Denis Zwirn

      Je me suis permis de répondre à ce billet : Droit de réponse

    • agrégateurs ... est-ce si utile ? 26 décembre 2010 20:33, par Bernard Lang

      François Gèze :
      Par ailleurs, tu te moques en écrivant que notre initiative suppose que les éditeurs « ne savent pas où se trouve la Bibliothèque nationale de France ». Comme si cette « invention » du e-distributeur ne serait qu’un machiavélique subterfuge pour imposer un « nouvel intermédiaire » dont nul n’a besoin, puisque chaque éditeur pourrait rendre lui-même directement accessibles ses propres fichiers via Gallica 2. Mais là, pardonne-moi à nouveau, c’est simplement faire fi du simple bon sens : comme des centaines (voire des milliers) d’éditeurs sont potentiellement concernés, comment imaginer que la BNF puisse établir autant de « ponts informatiques » vers chacun d’entre eux ? Ce serait une usine à gaz monstrueuse et absurde, coûtant des millions d’euros, ainsi jetés par la fenêtre. C’est une évidence que, pour être pratiquement et économiquement viable, la commercialisation des livres numériques exige de tels agrégateurs, au rôle équivalent à celui des « distributeurs » actuels du livre papier – si les libraires avaient autant de fournisseurs que d’éditeurs, ils seraient tous morts depuis longtemps, vu le coût de traitement quotidien que cela représenterait.

      Est-ce si évident ?

      À quoi cela correspond-il dans le schema proposé aux États-Unis par le Google Book Search Settlement ? Car ces gens là (les ayants droits américains tout autant que Google) ont au moins une qualité : ils cherchent des modèles économiques efficaces. On peut difficilement en dire autant des européens.

      Établir des ponts entre la BNF et les éditeurs, voire les auteurs s’auto-éditant, ne semble pas si difficile avec des structures numérisées permettant à chaque acteur de se faire connaître dans une base de données adéquate, au travers d’une interface librement accessible sur l’Internet. Je ne vois là rien qui soit particulièrement monstrueux. C’est même presque banal. Et j’avoue avoir du mal à appréhender la valeur ajoutée d’un agrégateur.
      Un agrégateur professionnel pourra sans doute éclairer le béotien que je suis.

      Voir en ligne : Les « Marchands de bits » de Michel Valensi : une (très) fausse querelle

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