Le « contrat social » qui lie des Esseintes à ses contemporains change à partir du moment où il s’est retiré du monde. On discerne mieux la nature de ce contrat, et de ce qui en lui est amené à être modifié, dans le dernier paragraphe de la Notice. Des Esseintes disparaissant « sans faire part à qui que ce fût de ses projets, [...] sans laisser au concierge aucune adresse » [1], le départ pour Fontenay exprime bien le choix d’une solitude incognito qui va de pair avec une certaine forme d’invisibilité [2] :
On ne peut pas être tout à fait sûr que la réclusion de Des Esseintes soit une vraie réclusion, ou seulement une réclusion : c’est aussi bien un stratagème pour assurer son invisibilité. Et cette invisibilité constitue un procédé d’évasion, presque une base d’action. [3]
L’invisibilité correspond à un « stratagème », pour reprendre le mot de Jean Borie, à condition d’y voir la souveraineté stratégique d’un acte d’affranchissement et non le calcul de l’amour-propre ou un signe de coquetterie. Par ce geste, des Esseintes se met en dehors du circuit, comme Durtal se retirant, au crépuscule, à Saint-Sulpice : « [...] les bas-côtés étaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaient mal ; l’on pouvait se pouiller l’âme sans être vu, l’on était chez soi. » [4]. L’invisible est un gîte. Le premier paragraphe d’En route assimile intimité et bien-être du chez-soi à l’invisibilité protectrice. La volonté de n’être pas vu, cette aspiration au devenir-invisible pour parler en termes deleuziens, est récurrente dans l’œuvre huysmansienne : si par exemple le monastère est supposé être un lieu pour Dieu, on sait qu’il est d’abord un lieu sans yeux, un espace d’évanouissement.
Dans À rebours, la tendance à l’invisibilité se radicalise. Des Esseintes sort du Réseau social. Du coup, apparaît désormais dépassé ce « temps où il jugeait nécessaire de se singulariser » [5]. Le regard d’autrui ne détermine plus ses actes, le duc n’ira plus quêter l’éclat de sa nouvelle vie dans l’œil d’un contemporain provoqué - bourgeois choqué, artiste approbateur ou comparse de débauche. Est donc complètement révolue l’époque du dandysme dès lors que manque le regard d’autrui pour consacrer sa conduite fantaisiste. C’en est fini du temps où, cultivant l’élégance, les « manières » et la provocation, des Esseintes « prêchait le sermon sur le dandysme » à ses fournisseurs, et où il « s’acquit la réputation d’un excentrique qu’il paracheva [...] en donnant aux hommes de lettres des dîners retentissants ». L’insolite désormais se passe de l’insolence. Il se cultive en solo.
« Épris avant tout de distinction » [6], tel que Baudelaire l’a caractérisé en 1863, le dandy recherche la distinction par toutes sortes de moyens : « goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle », culture de « l’idée du beau dans [sa] personne », « fantaisie », quête d’amour, éventuellement crime. Quelles que soient ses modalités, l’entreprise du dandysme tient « avant tout » à ce besoin de « combattre et de détruire la trivialité », besoin qui constitue sa raison d’être, sa finalité essentielle. Se distinguer, c’est marquer sa différence en s’élevant au-dessus du commun discret (la banalité) ou épais (la vulgarité).
Des Esseintes est lui aussi particulièrement las de « cette vie triviale » [7]. Pourtant voilà qu’au moment où a lieu la plus grande distinction (car se séparer aussi radicalement, c’est bien affirmer la plus haute différence), où semblerait donc s’affirmer le dandysme le plus altier, plus personne n’est à même de constater cet écart éclatant. Or, un regard extérieur est la condition nécessaire du dandysme. Sans autrui, « le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné » perdent toute signification. La distinction de Des Esseintes s’annule donc à son acmé. Bizarrement, l’orgueil du défi ou du dépit qui semblait assez largement motiver la réclusion s’évapore dans cette invisibilité voulue. La réclusion à Fontenay étant tenue secrète, des Esseintes se prive de la gloire (réprobation, enthousiasme, agacement et stupeur mêlés) qu’il aurait pu en tirer, et touche dans sa déraison même à une forme d’extrême simplicité.
L’invisibilité le fait s’évanouir comme « dandy ». Cependant, par l’émancipation personnelle dont elle s’accompagne, l’absence d’autrui (en tant que regard fondateur de son identité « distinguée »), pousse des Esseintes à un travail sur soi où se dessine la figure de l’« homme moderne », si proche encore par sa recherche de la dimension héroïque que Baudelaire confère au dandysme [8]. Ainsi, Michel Foucault indique que
l’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui-même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne “ libère pas l’homme en son être propre ” ; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même. [9]
Telle que Foucault l’examine chez Baudelaire, cette définition de « l’homme moderne » offre de grandes similitudes avec celle du « décadent » selon Pierre Jourde [10] : pour s’inventer lui-même, l’homme moderne est astreint à la recherche et à l’invention (de soi), et c’est justement cette recherche qui en fait l’originalité et l’identité.
Pour ce qui concerne des Esseintes, à la fois moderne et décadent (homme de la recherche de soi, c’est-à-dire du « pas encore », mais aussi homme de la surabondance, c’est-à-dire du « déjà trop »), l’invisibilité marque l’adieu au dandysme tout en étant le gage d’une forme d’héroïsme où s’élabore l’homme nouveau, l’homme moderne, celui dont le paradoxe consiste, pour parvenir à s’inventer, à pallier les effets dissolvants de la « modernité » ambiante : commerce tout-puissant, industrialisation qui quantifie, démocratie qui nivelle. L’invisibilité est alors ce qui libère du piège que dénonce Edgar Poe lorsqu’il s’en prend à l’évolution du goût américain dans le domaine de l’habitat : l’ostentation et l’éclat.
Par une transition facile à saisir et également facile à prévoir, nous avons été amenés à noyer dans la pure ostentation toutes les notions de goût que nous pouvions posséder. [11]
L’éclat est la principale hérésie de la philosophie américaine de l’ameublement. [12]
Conjurer les effets négatifs du matérialisme ambiant revient à cesser de vivre de cette vie qui jusqu’à présent était la sienne, au milieu des hommes et des valeurs modernes, à tirer les conséquences de cette modernité, à en porter les valeurs jusqu’à la destruction, à rebours, dans un antre raffiné où puissent s’esquisser les linéaments d’une autre finalité. Flotter pour cela dans l’invisible : substituer l’autarcie au commerce ; à l’industrialisation préférer la culture du rare ; choisir la seule souveraineté capricieuse de soi [13] contre la soumission au suffrage universel.
Admirateur de Huysmans, en quête d’un personnage hors normes se situant aussi en une posture radicale, Valéry envisagera avec Monsieur Teste la « créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel » [14], désertant le monde, à deux doigts de l’invisible : « Il faut l’avoir vu dans ces excès d’absence ! Alors sa physionomie s’altère, - s’efface !... Un peu plus de cette absorption, et je suis sûre qu’il se rendrait invisible !... » [15]. Cette épreuve de l’invisibilité, qui n’est dans l’œuvre de Valéry, comme l’indique le nom de son personnage, qu’un essai [16], aura été auparavant couronnée de succès par des Esseintes [17].
Le halo d’invisibilité dont s’enveloppe des Esseintes s’étend, au-delà de sa personne, sur son nouveau domicile. Dans son aménagement intérieur ainsi qu’à travers les pratiques qui s’y déroulent, la maison de Fontenay est un laboratoire privé, abrité des regards extérieurs.
Sans doute ne peut-on quand même pas tout à fait parler de clandestinité. Car celle-ci implique l’idée que des Esseintes se terrerait, tel un Folantin traqué, tel un Durtal affolé, pour mener sa nouvelle vie, honteusement, ou du moins en catimini, dans la gêne et le désagrément de celui qui se sait hors la loi. Or, cette gêne, il ne la connaît assurément pas. Aussi convient-il à son propos de parler d’insu, d’incognito car, se retirant à Fontenay, des Esseintes ne se cache pas. Ne donnant pas d’adresse il ne donne par conséquent pas de fausse adresse, il ne trompe pas son monde. Il s’en va en silence, disparaît, et c’est tout. Ni feinte, ni calcul, ni mensonge par omission, son silence impeccable lui donne accès à une solitude quintessenciée car nullement exhibée comme telle, mais tout au contraire vécue à part entière à l’insu d’autrui, dans le secret parfait de sa séparation.
De fait la visibilité de la maison de Fontenay s’estompe déjà quelque peu, à la lisière de sa façade, après que des Esseintes l’a achetée. Devenant sa propriété, elle est retirée du circuit commercial et se dérobe aux regards. Hors d’atteinte du négoce et de son langage, sans valeur marchande, c’est une maison sans façade, sans attraits donc et comme sans existence [18]. Comme pour le départ, l’installation puis la vie quotidienne à Fontenay se déroulent ensuite selon le même incognito, « des Esseintes ne recevait aucune visite, [...] le facteur ne se hasardait même pas dans ces parages inhabités, puisqu’il n’avait à lui remettre aucun journal, aucune revue, aucune lettre » [19]. Il délaisse le monde extérieur, ses événements (« aucun journal »), ses opinions (« aucune revue »), les êtres qu’il y a connus (« aucune lettre »). Il complète sa propre invisibilité pour autrui en travaillant de son côté à l’invisibilité d’autrui et du monde extérieur. Connaissant trop bien la Société (le monde, trop inscrit en lui par un patrimoine encombrant, revient trop fréquemment en un souvenir prégnant, en une rumeur qui parfois tourne au vacarme), il ne veut plus affronter sa présence ni en suivre le cours. Par un vaste effort de désintéressement, il délaisse le monde, et le maintient au moins dans l’écart du non-lu, du non-su, du non-vu. L’homme invisible aime le noir.
(extrait de Huysmans et l’homme de la fin de Jérôme Solal, éd. Minard, 2008, p. 135-139)