Dans le paysage artistique du Mexique contemporain, le peintre et sculpteur José Luis Cuevas occupe une place tout à fait particulière. Une notoriété précoce acquise essentiellement à l’étranger, une relation ambivalente avec son pays d’origine, une personnalité de leader et de provocateur font de cet artiste inclassable une figure qui provoque l’attention.
En l’année 2008, il se trouve sur le devant de la scène artistique mexicaine avec une grande exposition au Palais des Beaux-Arts (Palacio de Bellas Artes), inaugurée le 5 juin dernier en présence, pas moins, du président mexicain Felipe Calderon Hinojosa. « Bellas Artes », comme on le nomme communément, n’est pas seulement l’Opéra et l’académie de musique de Mexico. Ce bâtiment néo-baroque du début du 20e siècle abrite en outre une galerie d’art (avec des fresques de Diego Rivera, Orozco, Siqueiros, etc.), plusieurs salles de conférences et un musée qui jouit du plus grand prestige officiel et par où sont passés tous les grands peintres et sculpteurs de notre époque, à l’exception, jusqu’à cette année, de... José Luis Cuevas.
Agé de 74 ans, Cuevas avait toujours ressenti cette lacune comme un affront personnel. Commentant la prochaine inauguration de l’exposition [1], il a reproché à l’Instituto Nacional de Bellas Artes (INBA) d’avoir, en fait, souvent donné l’opportunité d’exposer à des peintres dont certains « très mineurs » alors que lui-même était négligé.
Cuevas a avancé comme argument que cela est peut-être arrivé « par mauvaise foi ou par bêtise, parce que si ça se trouve, ils ne se rendaient même pas compte que je n’avais jamais exposé ici. J’ai pensé que je parviendrais à l’heure de ma mort sans être entré au [palais de] Bellas Artes, car le temps passe, tout à coup il y a des problèmes de santé et moi je suis hypocondriaque, comme tout le monde le sait ». Il était temps pour lui [d’être invité à exposer à Bellas Artes], a-t-il répété, en rappelant quelle injustice c’était de ne lui avoir jamais ouvert le musée, « considérant [sa] trajectoire et les succès [qu’il a] connus à l’étranger.(...) »
Une lacune qui est désormais comblée. « Maintenant, dans un acte de reconnaissance qui peut paraître contenir de façon implicite une grande contradiction, le monument qui exalte la culture de la manière la plus institutionnelle au Mexique va ouvrir ses portes au travail narcissiste de l’artiste, à ses diatribes (commencées pendant ses années de jeunesse et jamais abandonnées) contre l’ « école mexicaine de peinture », à ses personnages monstrueux, à son érotisme débordant, à cette production que, côte à côte avec son épouse, il construit. » [2]
Le premier plaisir
Dès le début des années 50, en effet, José Luis Cuevas se place dans le monde des arts avec une aisance stupéfiante pour un jeune peintre (âgé d’une vingtaine d’années seulement) de formation largement autodidacte. En 1955, Philippe Soupault, de retour d’un de ses voyages au Mexique, décrit dans la Revue du 20e siècle [3] l’essor de la peinture mexicaine : « Tout en demeurant indiscutablement mexicain, Tamayo est international. Cet exemple de Tamayo, qui n’a pas, comme Rivera, Orozco et Siqueiros, rompu avec l’Europe et les États-Unis, est une preuve de la force qui soulève l’art mexicain, comme un levain. L’art de Tamayo n’est peut-être qu’une exception qui confirme la règle, car déjà les jeunes peintres mexicains ont retrouvé ce désir d’explosion qui a conféré du génie aux trois grands précurseurs. C’est ainsi qu’un jeune homme de vingt-deux ans, José Luis Cuevas, vient de manifester en peignant quelques tableaux et de nombreuses gouaches une originalité qui confirme la vitalité de l’art mexicain contemporain. » Soupault va d’ailleurs écrire un peu plus tard, avec Jean Cassou et Horacio Flores Sanchez, le texte de la plaquette intitulée « La personnalité de Cuevas » [4] qui paraît en 1955, après l’exposition réalisée par l’artiste à Paris à la galerie Edouard Loeb.
José Luis Cuevas est né à Mexico en février 1934, dans un quartier modeste, rue Callejón del Triunfo, où son grand-père possédait une petite usine de papeterie. Très jeune, l’enfant commence à dessiner sur les chutes de papier de l’usine. « J’ai dû commencer très tôt à me servir de papier, car c’est là peut-être le premier plaisir dont je me souvienne. » [5] Cet apprentissage spontané laissera des traces durables dans sa manière de travailler : une méfiance persistante à l’égard du papier à dessin et des matériaux ‘nobles’. « Je ne suis pas encore habitué aux grands papiers de luxe, et je regrette les humbles papiers où je traçais mes premières lignes, avoue-t-il. Je tire toujours plus de satisfaction d’un crayon à bout de mine, d’une plume à la pointe ébréchée, d’un pinceau presque sans poils. Contrairement à la plupart des gens, il m’est difficile de m’habituer aux bonnes choses. J’ai horreur de ce qui est raffiné. » [6]
Vers dix ou onze ans, grâce à une dispense d’âge, il suit les cours de la modeste école de peinture de la rue Esmeralda. Il dessine énormément sur le vif dans les quartiers populaires, Tepito, Nonoalco, Callejón del Organo. Prostituées, marchandes, infirmes, mendiants sont ses sujets les plus fréquents. Introduit par son frère Alberto, étudiant en médecine, dans un hôpital psychiatrique, il y dessine les patients - comme l’avait fait notamment Egon Schiele. Ainsi se constitue un matériel thématique « sédimenté dans son subconscient » [7] et dans lequel il continue à puiser par la suite.
Il tombe malade à douze ans d’un rhumatisme articulaire, événement qui le fera se concentrer toujours sur le dessin mais aussi la lecture, notamment Dostoïevski et Kafka. « Alors que Cuevas avait encore besoin d’un modèle pour créer ses valeurs plastiques, Dostoïevski lui ouvrit les yeux sur l’humanité avec une intensité pathétique. Quant à Kafka, il éveilla son imagination et l’induisit à mener la réalité jusqu’aux extrêmes frontières de la fantaisie et du rêve (…) » [8] Cuevas lui-même évoque « le souvenir magnifique d’avoir découvert Dostoïevski. La fraternité des Karamazov, les passions profondes, violentes que le Russe me décrivait en détail… » [9] La lecture de ces deux auteurs – auxquels il convient d’ajouter le marquis de Sade – ne cessera plus d’accompagner Cuevas et de nourrir sa thématique, à sa manière à lui : répétitive, obsessionnelle. Il le souligne lui-même : « Kafka a été l’influence qui, sur le plan spirituel, a le plus étroitement ceint mon œuvre et, si cela m’a ôté beaucoup de tranquillité et de repos mental, cela m’a offert en même temps une sécurité particulière pour vertébrer mes idées, pour définitivement conforter ma volonté de créer. » [10]
Durant ces années de formation de son expression artistique, il professe d’abord un « profond respect pour les peintres de fresques » – d’abord Rivera, puis Siqueiros – puis commence à trouver que leur dessin manque d’« ossature ». Il s’oriente davantage vers Orozco : « Je continue à dire que c’est Orozco qui a nourri mon œuvre au début, et même beaucoup de ce que j’ai produit par la suite ». Il apprécie chez lui « toujours une structure présente dans ses formes, une exigence de rigueur. » Il cherche en vain à l’approcher : « Dans mon pays, il a toujours été impossible pour un jeune de chercher le soutien de l’artiste qu’il admire. » [11]
Et très vite, il va aussi se détacher de l’influence des muralistes, largement dominante à cette époque dans la peinture mexicaine. A cette époque, indique Serge Fauchereau [12], « c’est Siqueiros qui est le porte-parole de l’orthodoxie idéologique du muralisme. Dès 1945, il avait titré impérieusement un de ses essais : ‘Il n’y a pas d’autre voie que la nôtre.’ Cela affirme les prémices de ce que Cuevas appellera plus tard ‘le rideau de cactus’ [13], par analogie avec le rideau de fer de la guerre froide. Devenu une institution et une théorie autoritaire, le muralisme s’est figé. (…) [Au début des années 50] Tamayo est le principal représentant d’une peinture indépendante des mots d’ordre et sans contenu social. (…) » Mais c’est Cuevas qui va devenir le fer de lance de ce mouvement informel que l’on a surnommé Ruptura et qui exprime « le mécontentement des jeunes artistes devant le dirigisme de leurs aînés (…). » A l’époque, « les galeries indépendantes comme la Galeria de Arte Mexicano sont encore rares au Mexique. » C’est pourquoi, en 1952, José Luis Cuevas, Vlady, Gironella, Enrique Echeverría et quelques autres ouvrent à Mexico la galerie Prisse pour y exposer leurs œuvres.
« Par Ruptura, précise Fauchereau, il faut en effet comprendre qu’il ne s’agit pas d’un mouvement ni d’une théorie définis, mais d’une attitude de refus adoptée par un groupement mal circonscrit d’artistes héritiers des Contemporáneos, de Mérida, Tamayo, Cueto, Soriano, tous hommes soucieux de leur liberté. (…) Avec une redoutable ironie, Cuevas a déclaré qu’il préférait « la grande route qui mène au reste du monde, plutôt que des sentiers étroits qui relient un village de torchis à un autre. » [14]
Aussi Cuevas va-t-il s’affirmer avec ses premières expositions à l’étranger, en 1954, à Paris (où Picasso achète deux de ses dessins) mais d’abord à l’OEA (Union Pan-Américaine) de Washington, sous l’égide du critique d’art cubain José Gomez Sicre. Le Time Magazine lui consacre alors un article dithyrambique [15]. Evoquant son choix de personnages sortis des asiles de fous, des hopitaux pour les pauvres et des taudis, le magazine note : « Avec une économie de lignes floues, tracées sur le papier par des pinceaux presque sans poils, il montre puissamment la réticence voûtée de la schizophrénie, l’arrogance de la mégalomanie, le regard fixe de la pauvreté et de la maladie. » Le travail de Cuevas, dessins, encres et aquarelles, se vend immédiatement.
Dans l’esprit initié par la Ruptura, il fonde au début des années 1960 le groupe Nueva Presencia qui prône l’art néo-figuratif et l’expression individuelle. A nouveau le Time Magazine s’en empare dans un article intitulé « New Direction in Mexico » [16], dans lequel ce mouvement est présenté comme ayant de fortes analogies avec la théorie développée par le critique d’art Selden Rodman dans son livre « The Insiders ». Ce serait en référence à ce livre que les membres de Nueva Presencia (comprenant notamment Leonel Gongora, Emilio Ortiz, Artemio Sepulveda, Francisco Icaza, José Muñoz…) se sont également dénommés « interioristas ».
Durant ces années 60, Cuevas réalise aux Etats-Unis plusieurs séries de lithographies : Recollections of Childhood (1962) et Cuevas Charenton (1964), à Los Angeles ; Crime by Cuevas, à New York (1968), et Homage to Quevedo (1969) à San Francisco. La littérature reste aussi étroitement associée à son travail, depuis le livre d’illustrations de 1957 intitulé Los Mundos de Kafka y Cuevas (Falcon Press, Philadelphie), Kafka dont il avait réalisé un portrait dès 1948.
Vers la sculpture
Devenu l’une des personnalités les plus originales et les plus polémiques de la scène culturelle mexicaine, il se sent néanmoins incompris au Mexique et dans les années 70 il s’exile en France, où il réaffirme son prestige grâce à la grande réstrospective organisée en 1977 au Musée d’Art Moderne de Paris. A cette époque, il s’inspire notamment de ses ancêtres catalans pour réaliser plusieurs séries de travaux graphiques portant les titres de Catalana (1981), Vasca – également dénommée Intolerancia – (1983) et Madrileña (1987).
La décennie 90 se caractérise chez Cuevas par un développement significatif de son activité de sculpteur, avec des bronzes de tailles diverses, parmi lesquels on remarque notamment La Giganta (La Géante - 1991), pièce spectaculaire exprimant la dualité masculin-féminin, destinée à la cour d’entrée du Museo José Luis Cuevas créé en 1992. Dans cet espace, situé dans l’ancien monastère de Santa Inés construit au 17e siècle, au centre de la ville de Mexico, il place, en plus de ses propres œuvres, la collection d’art contemporain latino-américain et européen, comprenant notamment deux séries graphiques de Picasso, qu’il a constituée avec sa première épouse Berta (décédée en 2000).
Au début de 1998, le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid lui consacre une grande rétrospective, constituée essentiellement de dessins, auxquels l’artiste ajoute toutefois une série de petites sculptures appelées Animales impuros (Animaux impurs), d’après le poème de même titre de l’écrivain espagnol José-Miguel Ullán.
L’esprit polémique de Cuevas et sa vaste culture artistique s’expriment également dans son activité de conférencier et de chroniqueur dans la presse. Il fournit ainsi pendant une douzaine d’années (1985-1998) au supplément dominical El Búho (Le Hibou) du journal Excélsior sa rubrique Cuevario ; par la suite, celle-ci paraîtra dans le quotidien El Universal. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages autobiographiques, notamment Cuevas por Cuevas (éd. Era, México DF, 1965) et plus récemment Gato macho (1994), qui contient une large sélection de ses articles de presse.
Une continuité persistante
Le travail de José Luis Cuevas semble être immédiatement reconnaissable par la remarquable continuité de ses thématiques et de ses formes d’expression. C’est ce que faisait observer José Gomez Sicre (dans la préface précitée) : il définit la spécificité du « cas » Cuevas comme sa capacité à « conserver une forme donnée d’expression à son message, sans tenir compte des changements survenus dans le monde de l’art (…) Cuevas, lui, a été comme un delta, qui élargit ses berges jour après jour, indifférent au courant, et qui se renforce au contraire à chaque instant, alors même que le flot tumultueux des eaux se fait plus fracassant. » [17]
Dans un entretien avec Miguel Ángel Muñoz [18] et dans le texte bref « Rencontre avec Ezra Pound », José Luis Cuevas fournit plusieurs clefs éclairant l’énigme de sa création. En premier lieu, il souligne son goût pour l’aspect multiple de sa créativité, exprimée non seulement dans le dessin, la gravure et la sculpture, mais aussi dans l’écriture, dans l’exposé oral et dans d’autres formes d’expression.
Cuevas indique notamment que « les écrivains sur lesquels il a travaillé (Quevedo, Sade et Kafka, entre autres) n’ont été que de simples thèmes, comme des paysages ou des natures mortes, pouvant ou non lui suggérer de dessiner. Quand la connexion s’établit, elle est fulgurante et incessante. C’est une relation complète, aussi bien avec l’œuvre qu’avec la vie de l’artiste illustré, car il ne s’agit pas d’une illustration, mais d’une sorte de reflet de son acte créatif fondamental. Cuevas déclare que « de la main gauche il tenait le livre [un des gros volumes de Quevedo dans l’édition Aguilar] et de la droite il traçait des esquisses à la vitesse de la lecture. » Peut-être la fidélité de Cuevas au dessin est-elle due à cette propension naturelle vers la peinture automatique, semblable à l’écriture automatique des surréalistes ou à l’action painting des expressionnistes abstraits ».
Dans le même entretien, José Luis Cuevas déclare qu’il commence toujours ses journées de travail en dessinant des autoportraits. « Ce n’est qu’ainsi, en rentrant profondément en lui-même, qu’il parvient à se plonger dans les mondes que lui suggèrent les auteurs qu’il lit ou les réalités qui l’entourent, et à créer ses mondes parallèles. La session de travail passe par la représentation et l’annulation du moi, pour donner accès à des mondes aussi réels qu’est irréel le monde où nous vivons tous les jours. »
Ces autoportraits sont nombreux dans l’exposition actuellement présentée au Palais de Bellas Artes. Il s’y représente presque invariablement avec une tête massive, des yeux ronds très écartés, une bouche en arc de cercle descendant, procédant à une déformation et un enlaidissement délibéré et systématique de sa propre image. Tantôt le personnage occupe pratiquement tout l’espace de l’image, et tantôt il est mis en scène avec d’autres figures emblématiques de l’univers de Cuevas, comme par exemple ce Doble autoretrato con personajes (Double autoportrait avec personnages) de 1991 – où il s’est représenté avec un chapeau melon comme le héros du film Orange Mécanique. Dans tous les cas, il me semble évident que Cuevas ne fait pas de différence, pas de distinction entre lui-même pris comme « modèle à dessiner » et ses autres personnages familiers : fous, infirmes, marginaux en tout genre. C’est le moyen qu’il a trouvé pour tenter de cerner cette identité qui, nous dit Carlos Fuentes, passe à travers une représentation « violente » : « Désirer et être désiré : pour Cuevas, c’est là le stigmate du criminel, du monstre, de l’amoureux : l’identité violente » [19].
Tous des monstres
André Pieyre de Mandiargues, dans le beau texte « José Luis Cuevas ou la ruelle du triomphe » qu’il a écrit pour accompagner l’exposition de 1977 à la Galerie de Seine [20], évoque son penchant « à charger les créatures qui peuplent ses dessins, ses lavis, ses estampes, de fautes que l’on ne sait pas ou d’une culpabilité laissée volontairement dans le vague » [21]. Les monstres qui peuplent l’univers de Cuevas sont à la fois victimes et bourreaux à la manière la plus baudelairienne qui soit. Les lieux qu’il recrée « sont des cellules, des chambres, des caves ; ils appartiennent à des tribunaux, à des prisons, à des hôtels borgnes, à des bouges ; le destin de leurs habitants est une expectative obscure de condamnation, de torture, de crime (à subir ou à commettre), d’ivresse ou de rapports sexuels assez infâmes pour n’être qu’une variété de supplice.Ces habitants, les acteurs immobiles de ce grand théâtre graphique, sont des êtres qui vont faire le mal ou à qui le mal va être fait. » [22]
C’est ainsi à nous-mêmes, en fait, que le travail de José Luis Cuevas nous renvoie à chaque instant, et non à des êtres que leur caractère exceptionnel ferait sortir du destin commun. Comme le dit Mario Vargas Llosa, « violence, compassion, imagination, l’art de José Luis Cuevas est bien inquiétant. Qui se submerge en ces eaux-là apprend ou confirme quelque chose qu’aucun plasticien d’Amérique latine n’a su représenter aussi heureusement : que nous sommes tous des monstres, ou, plutôt, que personne n’est monstrueux puisque nous le sommes tous. »
Le mot cuevas, souligne Mandiargues, signifie en espagnol « caves » ou « cavernes ». « On peinerait à trouver un artiste contemporain qui ait su descendre aussi bas que Cuevas dans ce qui est appelé banalement les profondeurs de l’inconscient, et qui nous en ait rapporté des messages aussi sincères et aussi dramatiques. Les sous-sols de Cuevas, ce sont ceux des Possédés de Dostoïewsky, dont Kafka reçut, comme on sait, le legs. » [23] Un monde sombre et souterrain qui rappelle aussi celui de William Blake. « Les victimes prochaines ou les criminels futurs, il les a dessinés avec une amitié tendre qui est douce comme le bel accent avec lequel les Mexicains parlent le castillan et qui serait terrifiante si elle n’avait pas tant d’innocence et de suavité ». [24]
Une mexicanité ambiguë
Bien que souvent en opposition avec son pays natal, dont il critique le nationalisme, Cuevas n’en est pas moins profondément mexicain. C’est tout naturellement qu’il avoue : « Depuis l’enfance, je côtoie la mort comme une chose naturelle. C’est sans doute parce que je suis Mexicain. (…) Je cherche la mort sur le visage des autres, mais surtout dans des ambiances antinomiques, c’est-à-dire celles que l’homme est censé vivre avec plénitude ou feindre de vivre plus que ses congénères » [25].
L’obsession de la mort, la familiarité avec la violence, le goût de l’extrême se manifestent constamment dans son travail. « A l’instar de toute son œuvre, écrit José Gomez Sicre [26], cette violence féroce et le symbolisme dont il charge ces êtres remontent aux vieilles racines de la statuaire aborigène dont il tire la sauvagerie qui en est la force la plus notable, sans avoir recours au pastiche indigéniste. » A la fois en rupture et dans la continuité : « Être Mexicain pour lui, c’était rechercher l’essentiel dans l’expression et transposer par exemple Landru ou le marquis de Sade dans ses propres œuvres. Arriver à ce que l’esprit de Mantegna, de Goya, de Picasso, d’Orozco ou de Posada affleure sous les réminiscences de Coatlicue, avec l’emphase et le baroque des formes denses et massives du basalte aztèque, voilà bien ce qui est prodigieux. » [27]
Le réel lui sert alors de matériau de base pour exprimer cette identité intime aux racines lointaines. « Le monde de Cuevas n’est pas inventé. Il est formé par un esprit indomptable qui recueille, assimile et restitue ses visions comme un déchet auquel il a communiqué une force et une vie propres », indique José Gomez Sicre. « Je me dresse comme un radar, captant tout ce qui passe à portée, éliminant l’accessoire et faisant mon profit de ce qui compte et pèse », explique Cuevas lui-même. [28] Un processus qui lui permet de charger de sens les éléments qui s’imposent pour occuper le devant de la scène dans cette œuvre puissante et multiforme.