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La découverte du Soleil 

Chronique de la libre passion

mardi 3 mars 2015, par Mohamed Kacimi

À la table de l’éternité [1] Mohamed Kacimi persiste et signe son combat. Oui, il y a comme ça des poètes révoltés persistant de combattre au grand dam de la pensée unique politiquement correcte et d’’ailleurs : n’apercevons-nous pas l’ombre projetée de Rimbaud dans les variations paradoxales de la lumière du soleil, tandis qu’il plane au loin sur ce texte ? Et singulièrement chez Kacimi : la violence lyrique plutôt que toute violence dans la vie. Contre la violence infligée à la femme et à l’homme libres. (A. G-C.)


Je n’ai jamais pensé écrire un jour pour le théâtre. Ecrire une phrase du genre « J’m’sens pas bien » me semblait relever de l’hérésie littéraire. En 1995, je m’engage à fond dans la restauration de la Maison Rimbaud à Aden. Je débarque au Yémen la veille de l’inauguration de la maison. La guerre civile éclate le soir de mon arrivée [2]. Je passe un mois dans la ville de Sanaa coupée du monde, à compter les Scuds qui tombent non loin de l’hôtel. Je rentre sonné au mois de juin à Paris et trouve un message du théâtre du soleil qui m’invite à participer à une soirée de l’Aida, association internationale de défense des artistes... À la tribune, il y a Mnouchkine, Chéreau, Derrida. À l’époque l’Algérie était confrontée à la barbarie islamiste. Les intellectuels du pays tombaient les uns après les autres sous les balles des terroristes. Le théâtre est plein comme un œuf. Je prends place à la tribune et lis un très court poème :
Ils ont interdit les routes parce qu’elles mènent vers les hommes et non vers Dieu.
Ils ont interdit les oiseaux parce qu’ils coupent le chemin aux prières.
Ils ont interdit les arbres parce qu’ils sont trop attachés à la terre.
Ils ont interdit la mer parce qu’elle s’aventure jusqu’au rivage des infidèles.
Ils ont interdit les puits parce qu’ils doutent de la bonté du ciel.
Ils ont interdit le calendrier parce qu’il croit au jour à venir.
Ils ont interdit le rire parce qu’il tourne le dos à l’enfer.
Ils ont interdit le chant parce qu’il pénètre l’âme.
Ils ont interdit la caresse parce qu’elle se prosterne devant le corps.

Ils ont interdit la femme parce qu’elle est un complot tramé par la vie.
La soirée s’achève dans la liesse. Ariane me demande d’écrire un texte pour la défense des libres penseurs qu’elle ferait entendre au Festival d’Avignon où elle donnait le Tartuffe.
Je prépare dans une grande fébrilité une joute poétique « le vin, le vent, la vie ».
En quelques jours, je me trouve projeté dans le monde du théâtre, à vivre de l’intérieur l’aventure de la troupe du Soleil, avec ses éclats , ses déchirements, ses débordements de haines et d’amours. Moi qui n’avais jamais mis les pieds au théâtre, j’assistais chaque soir aux huit heures de la ville Parjure et le lendemain au marathon du Tartuffe, si prémonitoire, où l’on voit une troupe de barbus envahir la scène.
Je découvre subitement le festival d’Avignon. Un embouteillage de comédiens, de parades enfantines et de spectacles superflus. Valérie Grail, alors comédienne du Soleil porte à bout de bras le projet. Elle est sur le pont jour et nuit. Collant les affiches le matin, et cherchant dans la nuit Ali Dilem qui s’est perdu.
Les premières répétitions se font au milieu de la Cour du Lycée Saint Joseph. Ariane arrive avec son équipe. Elle prend les textes, les lis à peine, en retient certains et en retire d’autres, sans lire presque, au flair, les comédiens sont presque tétanisés, » puisqu’il s’agit d’un texte sur le vin, amusez vous, buvez un coup ». Un comédien se lance dans un texte de Khayyâm, il lit, « plus haut, plus haut, » lui lance la metteure en scène. Le comédien monte sur la table, il est en extase, le mistral se lève de nouveau, « plus haut, plus haut encore, avec un texte comme ça tu peux voler » :
Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman ;
Je ne suis ni d’Orient, ni d’Occident...
Je ne suis pas de terre, ni d’eau, ni d’air, ni de feu...
Je ne suis pas de ce monde, ni de l’autre, ni du paradis ni de l’enfer,
Je ne suis ni d’Adam, ni d’Eve...
Ma place est d’être sans place, ma trace est d’être sans trace ;
Je n’ai d’autre fin que l’ivresse et l’extase.

Le jour tombe sur Avignon. Je me souviens de ce ciel. Je me souviens des toits en brique rouge. Le comédien prend un deuxième verre et monte d’un cran. « Plus fort, plus haut, » lui crie Ariane. Il est sur la table. Le mistral plus encore fou s’engouffre dans la cour, soulève les chaises, les feuilles, les arbres et le public. Le comédien est ailleurs, il crie. Le jour tombe. La voix de Khayyâm couvre la cour. Le public ne bouge pas en dépit des bourrasques. Il est comme rivé aux mots, aux corps du comédien. Je sens d’un coup mon corps comme attaché à la chair des autres. Je suis relié aux yeux, à la respiration, aux frémissements des gens. Le comédien fait un autre saut vers le ciel, il trébuche, il tombe sur la bouteille de vin qui se casse. Il est rouge, est-ce du sang ou du vin ? Il continue pourtant à déclamer. Ariane rit aux éclats. Le mistral tombe d’un coup. Je viens de voir pour la première fois comment un texte prend chair, et corps, jusqu’au bout, jusqu’à la chute, jusqu’à la blessure. Ma première leçon de théâtre. Je pense alors à la formule de Lacan « faire l’amour ce n’est pas soulever une jupe mais un mot ». Faire du théâtre c’était ça, soulever à la fois la jupe et le mot.


© Mohamed Kacimi

Avec son aimable autorisation


inédit cité de Facebook

La terrasse de la Maison Rimbaud à Aden en 1994
Source agora du rêve est (voir l’album)

P.-S.


ANNEXE (Ndlr)

Le 1er novembre 1991 Roland Dumas et Jack Lang, respectivement Ministre des Affaires Étrangères et Ministre de la Culture et de la Communication, inaugurèrent l’Espace culturel et poétique franco-yéménite, dit « Maison Rimbaud à Aden », en l’état rénové de l’ancien consulat français lui-même transformé d’un équipement public yéménite, installé dans la première des deux factories successives dites « Maison Bardey », du négociant et explorateur Alfred Bardey, pour lequel Rimbaud avait travaillé entre 1880 et 1891. Dans cette bâtisse qui avait changé d’aspect à plusieurs reprises durant les deux siècles suivants, advenue en Chambre de Commerce du ministère de l’industrie et du commerce de la nation yéménite, juste avant d’être mise à la disposition consulaire de la France, et qui avait tenu lieu à la fois de magasin, d’entrepôt de la société Bardey, et de lieu d’hébergement de ses employés et/ou de ses partenaires en transit, au temps du Raj britannique, Rimbaud était supposé avoir alors habité pendant quelque temps.
Mais qu’importe qu’il ne fît que passer pour échanger plutôt qu’habiter ici plutôt que là ? Si ce n’était que tout cela, à l’instar du paradoxe du poète et des aléas de sa vie vénale, imaginé dans l’environnement tant politique que géopolitique à la fin du siècle dernier — encore plus dégradé aujourd’hui — à l’évidence démarrait mal.
Quant aux passages de Rimbaud à Aden, en tous cas lors de son arrivée il aurait commencé par résider à l’Hôtel de l’Univers (devenu Grand Royal Hôtel au début du XXe siècle), qui comporte également une colonnade à arcatures, couvrant une galerie en rez-de-chaussée surélevé par rapport au niveau de la rue — détail qui permet de le distinguer de la maison Bardey, — et à la terrasse duquel il aurait été photographié parmi d’autres hôtes identifiés autour d’une table, en 1880 (document révélé en 2010 par les libraires archivistes Alban Caussé et Jacques Desse, puis contesté, et en 2014 confirmé probable, à 92%, par un chercheur de l’université de Lyon, physionomiste en anthropologie des traces [3]).

Après y avoir reçu de nombreux étudiants pour apprendre le français, des artistes et auteurs en résidence, et organisé des rencontres, le gouvernement français considérant les frais de maintenance et d’activités trop élevés mit la clé sous la porte, au mois de juin 1997 [4], — de même qu’ensuite les clés de plusieurs lieux consulaires ou diplomatiques culturels ou patrimoniaux français dans le monde. Aujourd’hui la « Maison Rimbaud d’Aden » a pris l’aspect commercial d’un hôtel, l’Hôtel Rainbow. Une autre « Maison Rimbaud » devenue un musée existe encore à Harar, en Éthiopie (l’ancienne Abyssinie du temps de Rimbaud), mais celle-ci ne serait pas davantage l’endroit où le poète aurait résidé durant les années où il habita pourtant dans cette ville, dans une autre demeure, une petite maison — maintenant détruite — donnant sur la place du marché [5].


Notes

[1À la table de l’éternité est la dernière pièce de théâtre en date écrite par Mohamed Kacimi, créée et réalisée dans le cadre du Festival d’Avignon 2014 par la Compagnie Isabelle Starkier, avec le soutien de la Région Ile-de-France. Cette pièce a été jouée durant l’automne et l’hiver 2014 et 2015 dans le cadre des festivals de théâtre de la région parisienne telle la biennale « Théâtrales Charles Dullin », avec la participation des créateurs à des débats après le spectacle, et fit l’objet d’animations critiques et de discussions dans différents établissements scolaires.
Note de l’auteur : J’avais écrit il y a quelques années « La Confession d’Abraham ». Ce récit a fait l’objet de plusieurs mises en scène à travers le monde. Il vient d’être repris par les Éditions Gallimard.
Aujourd’hui, je voudrais revisiter l’histoire de Job. Pourquoi ? Parce que le Livre de Job, c’est le livre du scandale, c’est le livre d’un homme qui intente un procès à Dieu.
Livre sur la foi, le récit de l’histoire de Job est aussi un livre sur le doute. Car la foi sans aucun doute, sans aucune question, sans aucun mystère est une foi inhumaine qui loin d’élever l’homme vers le divin le plonge au plus profond de la barbarie.
Mohamed Kacimi.
Note du metteur en scène : Il est urgent que le théâtre, sous sa forme la plus ludique et la plus comique, témoigne de l’état des lieux de notre société. Il est urgent que la question du religieux ne soit pas laissée aux religieux. Il est urgent que la question du pourquoi d’un monde violent et désaxé soit posée dans un grand éclat de rire théâtral. Il est urgent que le théâtre soit ce lieu de la cruauté joyeuse où tout peut arriver, où Dieu accouche du Diable.
Après l’Homme dans le Plafond, je continue d’explorer les thèmes qui me sont chers : autour de la responsabilité, de l’engagement (ou du désengagement), du basculement des hommes dans l’in-humanité.
La pièce de Mohamed est drôle, très drôle. A travers des répliques percutantes et rapides, on voit apparaître des personnages bien en chair qui se doublent de leurs allégories. La mise en scène travaillera sur les deux plans : le plan vaudevillesque, incarné, décapant, où les personnages existent dans leurs contradictions, leurs danses, leurs rires, leurs défis, leur transgression et le plan métaphysique, métaphorique, allégorique.
Isabelle Starkier.

[2Ndlr : Il pourrait s’agir de l’inauguration proprement dite de la Maison Rimbaud, mais en novembre 1991, et alors seulement des répercussions au Yémen de la guerre civile somalienne, dans cette jeune république basée sur le pluralisme et la paix sociale établis par une constitution certes encore fragile car elle n’a qu’un an. Par contre en Somalie, au mois de janvier de ladite année, le chef de la rébellion Mohamed Farrah Aidid contribuait à renverser Siad Barrea et à mettre au pouvoir Ali Mahdi Mohamed, livrant le pays aux chefs de guerre et aux factions séparatistes, faisant fuir les populations dans les pays voisins et vers l’autre rive du golfe, puis au terme de violents combats finissant par reprendre le pouvoir contre ce dernier le 20 novembre (voir les dépêches d’archive restant accessibles dans le journal Le Monde, notamment celle du 22 novembre, « SOMALIE les combats font rage à Mogadiscio »), pour une guerre qui dura longtemps, impliquant l’ONU et les USA.
La guerre civile du Yémen proprement dite commença en 1994 (voir l’article « Guerre civile de 1994 au Yémen », dans fr.wikipedia).
Dans son texte, Mohamed Kacimi situe son arrivée en 1995, et une phrase plus loin, il évoque des missiles Scud, ce qui confirme la datation de son arrivée par rapport à la guerre civile du Yémen mais qui se déclara en 1994. Par conséquent, l’inauguration évoquée ne peut être celle de la Maison elle-même, mais un autre événement, par exemple un changement de direction, une nouvelle programmation et de nouvelles résidences, après le Colloque Rimbaud honoré par la participation de personnalités nationales et internationales des Lettres, qui s’était tenu du 16 au 18 novembre 1994. Tout ceci témoigne de la pleine activité de la Maison entre vents et marées cette année là et la suivante --- et ainsi jusqu’à sa fermeture en 1997.
Mohamed Kacimi, auteur multilingue, fut peut-être convié à instaurer une nouvelle programmation ou à contribuer au travail d’archive et aux bibliothèques, ou fut-il lauréat d’une bourse littéraire/ et ou artistique, ou invité à enseigner dans le cadre d’un nouveau cycle d’études ?
Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes face à un poème épique en partie constitué en auto-bio-fiction, et non en récit historique ni biographique. Ici les vers en attestent. Mais dans le cas des courtes nouvelles ou chroniques en prose de l’auteur, où la création auto-bio-fictionnelle s’effectue sur un fond d’actualité, il lui en coûta de malheureux malentendus, injustes et par contresens, dans un climat de guerre sociale au premier degré des lectures interprétatives, sous l’emprise des médias et des réseaux sociaux.

[3Cette photo où paraît Rimbaud pas encore amaigri, donc probablement au début des années 80, avant son séjour à Harar, est publiée dans La RdR, à l’article « Rimbaud nous regarde » (avril 2010).

[4Dans le journal Libération du 24 avril 1997, on peut lire la brève annonçant la fermeture.

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