De quelques contradictions
On a pu dire de Roger Vailland que c’était
un « libertin au regard froid »,
un moraliste,
un jeune homme seul,
un écrivain exigeant,
un militant communiste,
un amateur du XVIIIe siècle,
un cynique, un désenchanté, un passionné
un romantique, un classique, un surréaliste,
et, surtout, un styliste.
Tout cela est vrai, même si c’est souvent contradictoire.
Disparu en 1965, il y aura bientôt cinquante ans, Roger Vailland n’est pas encore sorti du purgatoire, un comble pour ce mécréant. Il a connu de son vivant une certaine notoriété, à l’époque du prix Goncourt, attribué en 1957 à son roman La Loi, un best-seller qui fut ensuite adapté au cinéma par Jules Dassin. Gloire éphémère ! Le centenaire de sa naissance, célébré en 2007, a été discret : pas une redécouverte majeure... Et bien souvent, dans l’image confuse qui subsiste de lui, le personnage éclipse l’écrivain. Flamboyant, dérangeant, encombrant…
Francis Combes, qui a réédité plusieurs de ses livres au Temps des Cerises, sa maison d’édition, parle de lui comme le « fils naturel des Surréalistes et des Bolcheviks ». Le grand écart que Vailland a tenté d’opérer entre marxisme et libertinage l’a fait aussi surnommer « le hussard rouge ». Comment réconcilier des facettes aussi disparates ? « Le matériau de Vailland, c’est la tragédie, les contradictions d’un homme dans la tragédie, les contradictions de son époque. Une époque qui n’en fut pas avare, de la veille de la Première Guerre mondiale à la fin du mythe Staline. Il faut prendre le tout. En bloc. Que resterait-il d’une tragédie, d’une contradiction dont on ne retiendrait qu’un terme ? Comment cerner l’identité d’un homme qui a passé sa vie à se transformer en cherchant à transformer le monde ? » note René Ballet en 1988 dans le numéro spécial de la revue Europe consacré à Vailland.
Transformer le monde, changer la vie, le grand leitmotiv des utopies, c’est peut-être aussi l’une des principales clefs pour entrer dans le monde de Roger Vailland. Parce que ses tentatives en ce sens ont commencé avec le surréalisme et se sont poursuivies avec son adhésion au communisme, d’abord comme « compagnon de route », ensuite (et plus brièvement qu’on a pu le dire) comme membre inscrit. Parce qu’à travers cette évolution (à défaut de révolution…), il n’a pas cessé de faire passer sa vision spécifique dans ses livres, chacun faisant le poids, au moment où il est écrit, de l’écrivain et de son « ici et maintenant ». Parce que, quel que soit le sujet traité, il y a aussi en arrière-plan – et parfois aussi au premier plan comme dans La Fête – l’ombre de Vailland et son regard sur les personnages, les situations, les péripéties.
« La qualité durable de l’œuvre romanesque de Vailland réside dans l’acuité de son regard sur le monde autour de lui (et sur lui-même en tant qu’observateur), et dans la profondeur de son analyse de l’évolution de la société au cours des années 1950, notamment le développement de l’aspiration au bien-être matériel chez les familles d’ouvriers et d’employés », écrit David Nott (Vailland : Un Jeune homme seul and 325 000 francs, London, Grant and Cutler Ltd, 2005, p. 82). « Sa limite principale, en tant qu’observateur et analyste des réalités et tendances sociales sous-jacentes, provient de sa tentative, d’inspiration personnelle et idéologique, pour assimiler le parcours d’une vie individuelle à la marche de l’Histoire. »
Il est certain que Roger Vailland, amené par son métier de journaliste à scruter de tout près la société de son temps et à en tirer la matière d’une analyse des enjeux et pièges de la politique, s’est toujours emparé de la « chose publique ». Et même après sa grande déception (et le mot est faible…) de 1956, après la phase de « désintéressement » qui a suivi, il ne s’en est pas complètement détaché. À lire le dernier texte qu’il a publié : Éloge de la politique, un article paru en novembre 1964 dans le Nouvel Observateur (et réédité en 2012 par Le Temps des Cerises), on mesure à quel point c’est le cas – et combien il serait opportun, pertinent, utile pour tout dire, de revenir à Vailland. Ses propos ne s’adressaient pas au politicien, mais à l’honnête homme soucieux de l’état de son pays.
« Se conduire en politique, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire la politique au lieu d’être fait, refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de la guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique. »
Il existe de nombreux livres sur Vailland. Ce sont des biographies, comme le livre réalisé par René Ballet et Élisabeth Vailland dans la collection Écrivains d’hier et d’aujourd’hui de Seghers (1973) ou le gros pavé lancé par Yves Courrière sous le titre Roger Vailland ou Un libertin au regard froid, en 1991 chez Plon. Ce sont des évocations du personnage de l’écrivain, de sa légende, comme le livre de François Bott, qui a développé le concept vaillandien des « saisons » (Les saisons de Roger Vailland, Paris, Grasset, 1969), et celui de Jean-Jacques Brochier, qui a tenté de réaliser à propos de cette figure composite une « mosaïque spatiale et temporelle » (Roger Vailland, Tentative de description critique, Paris, Eric Losfeld, 1969). Certains l’abordent sous une perspective psychanalytique (Michel Picard, Jean Recanati), d’autres sous l’angle de son rapport à l’Histoire (Alain Georges Leduc, Franck Delorieux, Peter Tame). Il n’en est pas beaucoup, finalement, qui s’intéressent de plus près à la spécificité de son écriture – à part bien sûr la thèse de Christian Petr, Le devenir écrivain de Roger Vailland (1944-1955), et les travaux de certains universitaires anglo-saxons : David Nott, Peter Tame, John Flower.
Or, même si Vailland a encore beaucoup à nous dire au plan politique – non pas pour nous orienter vers une idéologie, mais pour nous aider à comprendre notre propre rapport à la chose publique et comment il peut évoluer – ce n’est pas là l’intérêt principal de son œuvre. Vailland, avant tout, c’est une écriture.
Alain Georges Leduc, qui exalte dans un texte de 2006 la lucidité de Vailland, conclut : « Ce qui rend Vailland à la fois totalement inactuel et plus nécessaire que jamais, c’est le rapport au style, à la forme. Vailland est un styliste. Aujourd’hui, les médias, les libraires vendent des livres, des histoires, pas du style, pas de la forme. C’est un archaïque, un moderne – alors que l’époque serait, je dis bien ‘serait’, post-moderne. Voilà, notamment, pourquoi Vailland m’intéresse. »
Situés très précisément dans le temps et dans l’espace, les romans de Vailland ne sont pas « datés » pour autant, ils nous parlent de notre temps et de notre espace, comme le ferait une (bonne) leçon d’histoire. Sa préoccupation constante, dans tous ses livres, de la forme, de la justesse de l’expression, culmine dans La Fête, où il décortique impitoyablement son propre processus d’écriture, à travers des discussions entre Duc (l’écrivain chevronné) et Jean-Marc (l’écrivain débutant) sur les exigences comparées de la prose et de la poésie, ainsi que par des commentaires de Duc sur son propre fonctionnement.
Vailland avait rêvé d’« inventer la prose du XXIe siècle ». Il pensait peut-être alors à l’homme nouveau qu’il s’agissait de mettre au jour, et peut-être aussi à Stendhal, qu’il aimait tant, se projetant lu et compris au siècle suivant… Mais cette ambition peut sembler singulière quand on a affaire à un auteur qui se montre, au plan de la forme, relativement peu novateur. Certes il élabore son style propre, en utilisant de manière tout à fait originale les outils du roman, mais ce sont des outils existants. Et d’ailleurs il se réclame essentiellement, en matière de formes narratives, de Flaubert et de Hemingway, se désintéressant d’écrivains qui ont bien davantage chamboulé l’écriture de son temps, « notamment Joyce, Céline, Queneau, Proust », comme l’expose Peter Tame (dans son article « Roger Vailland et la prose rêvée du XXIe siècle ». Texte en ligne sur le site Vailland http://www.roger-vailland.com).
Quoi qu’il en soit, Vailland s’est toujours montré extrêmement attentif au choix des mots, toujours à la recherche du mot propre, du terme le plus précis et le plus concret, recourant si nécessaire à des domaines de terminologie technique ou s’appuyant explicitement sur l’autorité d’un dictionnaire. C’est pourquoi j’ai tenté, dans les articles de ce recueil, d’éclairer certains aspects de ses choix d’écriture, tels que les métaphores animales (De quelques animaux de passage), les noms des personnages (Le jeu des noms), les mots fétiches (Vailland et l’usage des mots), l’emploi récurrent de certaines expressions (Des trajectoires voulues).
D’autres aspects spécifiques de son travail sont abordés à travers les références de Vailland à certains pays qu’il a pu affectionner (Italie, Grèce…) ou à certaines postures. Le côté autobiographique de ses romans, qui n’est chez lui ni déguisé, ni mis en avant, suggère un rapport particulier à la mémoire et au récit de vie (Vailland au miroir de l’autobiographie). Le livre de Jean-Pierre Martin présenté dans Vailland et le paradoxe de l’apostat (en appendice) permet de relire autrement les mutations et convictions successives de l’écrivain. L’examen des livres lus par ses personnages, qui partagent bien souvent les goûts littéraires de Vailland, nous en dit long sur leurs origines, leur milieu social, leurs schémas psychologiques (Quand ce sont les personnages qui lisent). Enfin on verra que les mentions fréquentes du vêtement féminin, précises et concrètes comme toujours chez Vailland, sont tout aussi instructives (Femmes vêtues de mots).
(...)
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Quelques mots sur mon intérêt personnel pour Vailland. J’aime le personnage, l’homme Vailland, avec ses contradictions, comme celles du mythe libertin, sa passion de la liberté, sa sincérité profonde à travers les différents masques qu’il arbore. J’aime lire Vailland et la lecture de ses livres m’accompagne depuis bien longtemps. Mais dans cette longue pratique il y a eu plusieurs périodes, disons plutôt plusieurs saisons !
Le premier livre de lui que j’ai lu était Les Mauvais Coups. C’était vers l’âge de vingt ans – et, à l’époque, je lisais très peu de romans contemporains. C’est probablement pour cette raison que j’ai été surprise par ce qui m’a paru une voix différente, une manière de dire, de décrire les rapports humains sans complaisance, et aussi par le réalisme des dialogues. J’ai lu ensuite Drôle de Jeu, bien que n’étant guère attirée par les romans ayant comme cadre ou thème la Seconde Guerre Mondiale et la Résistance. J’ai été retenue par le traitement du sujet, par le choix d’un anti-héros, et par le mélange des techniques narratives : le discours intérieur, les listes, les extraits du journal intime de Marat, etc.
Vient ensuite une période de latence, où je vivais à l’étranger, et où j’avais des difficultés à trouver des livres français, pour des raisons conjuguées d’éloignement et de budget. Revenue en France en 1980, je commence une deuxième période de recherche systématique de tous les livres de et sur Vailland. Je lis et relis tous ses romans et la plupart des autres textes. Je lis les ouvrages critiques de Michel Picard, Jean Recanati, et plus tard, Christian Petr, Jean-Jacques Brochier, François Bott et d’autres encore.
Puis il y a eu une troisième période, active celle-là, à partir de 1995, année où j’ai rejoint l’association Les Amis de Roger Vailland ; dans les années suivantes j’ai contribué aux Cahiers Roger Vailland puis aux colloques annuels du groupe. Durant cette période, j’ai encore relu tous les romans de Vailland et quelques-uns de ses autres textes, sans système, pour nourrir la réflexion. Enfin, en 2006, convaincue depuis longtemps de la nécessité de promouvoir la lecture de Vailland grâce à Internet, j’ai créé avec Alain Georges Leduc le site qui lui est consacré (www.roger-vailland.com) et que je continue à alimenter.
En vingt ans de fréquentation assidue, je n’ai jamais cessé de découvrir des aspects nouveaux dans cette œuvre peu prolixe et de bénéficier, comme le dit Raymond Jean à son sujet, de la « jubilation d’une écriture ». Tout cela pour dire que ce livre n’est pas celui d’une universitaire, ce que je ne suis pas, mais, pour utiliser un terme cher à Vailland (et qu’on me permette de conserver ici le mot au masculin), celui d’un amateur.