1.
Le séquentiel l’emporte sur le continu. Pour le dramaturge, c’est un artifice nécessaire et permanent que de savoir, tout en élaborant des faits singuliers qui seront le tissu dramatique, choisir des caractères particuliers et de les typer afin de les faire s’affronter ponctuellement et de produire ainsi des rencontres pleines de vigueur et de sens, concrétisées par un échange dialogué vivant et émouvant. Chaque moment dramatique vaut d’abord par lui-même, par sa faculté de se différencier de tous les autres et de s’affirmer comme événement à part entière : il est considéré par le spectateur, dans la temporalité propre au spectacle de théâtre, comme un moment unique et il est vécu en temps réel. Certes, pour que les éléments de l’intrigue puissent "se suivre" et se nouer, il faut que le dramaturge puis le spectateur aient une visée du tout et qu’une compréhension globale totalise progressivement les éléments de l’action. Toutefois, dans le mouvement même du jeu dramatique, c’est la succession des moments distincts qui est d’emblée visible et lisible, c’est elle qui donne vie et intérêt au spectacle : il faut passer par la discontinuité des scènes avant de comprendre et pour "com-prendre" la continuité implicite de l’action. Telles sont les servitudes et la grandeur du théâtre. Mais, dans les immenses sagas diluées que nous offrent les feuilletons "à l’américaine" ou dans les séries policières stéréotypées, il est évident que le fil narratif n’a plus guère d’importance tant l’histoire est distendue ou tant elle est convenue et prévisible : n’opèrent plus que le choc propre à chaque épisode, l’étrange, l’inouï, l’acrobatique propres à chaque séquence prise comme un tout. Les transitions et commentaires n’ont plus que la valeur dépréciée du temps mort, de l’inintéressant, aussi sont-ils réduits au minimum absolu. Ce modèle s’est imposé à l’information et à toutes les "mises en scène" télévisuelles : les caractères sont choisis et habilement mis en valeur, la confrontation est centrée et resserrée sur ce qui passe pour l’essentiel et dès que le nœud de la séquence est noué, l’on passe à autre chose. Par exemple, dans le suivi journalistique d’un événement qui a une certaine durée, chaque reprise de l’information est liée à une manière de coup de théâtre, à un choc nouveau, à un incident inédit et inouï, atroce ou plein de "sentiment" - ou bien, momentanément, l’on n’en parle plus. Le phénomène du "zapping" est moins dû à la multiplicité des programmes qu’à la volonté d’accélérer encore, par le passage rapide d’un canal à un autre, le tempo des événements et d’escamoter toujours plus de transitions : toute intrigue, toute logique des idées comme des sentiments ou des actes se trouvent disqualifiées. L’influence de ce "style" sur la littérature se voit dans le nombre impressionnant de romans écrits pour être découpés et mis en scène selon les principes énoncés ci-dessus. Une réaction se constate au théâtre, depuis des années déjà, où de nombreuses troupes s’ingénient à porter à la scène des textes narratifs ou poétiques - non dramatiques à l’origine - en tentant de préserver sur scène le continu qui est celui de l’écriture puis de la lecture, cherchant à "donner" par leur jeu le sens d’une continuité plus secrète et tout aussi efficace que l’accumulation de chocs successifs.
2.
Les temps forts du "rythme" réduit à un tempo tendent à annihiler les temps faibles et à interdire toute variation. Nous venons de voir à quel point, dans une discontinuité de plus en plus radicale, les moments fortement marqués - les temps forts - sont privilégiés et comment ce qui travaille à la continuité est systématiquement déprécié comme faible ou non marqué : il en résulte un rythme paradoxal qui tend à s’autodétruire comme rythme et à ne plus subsister que comme tempo. En effet, si l’on peut définir le rythme comme une tentative sans cesse réitérée - mais vécue comme un équilibre précaire, menacé, jamais stabilisé - pour concilier reprise et surprise, mémoire et invention, prévisible et imprévisible dans un allant dont rien a priori ne saurait venir borner l’élan, une rythmique qui n’accorde de valeur qu’aux temps forts conduit à la surenchère et, de fait, à la répétition monotone d’effets du même ordre c’est-à-dire à un tempo, au réglage prédéterminé des ictus. Le coup de théâtre doit être de plus en plus gros, de plus en plus frappant, de plus en plus choquant : l’attente orientée par l’espoir d’un surcroît réduit à néant toute possibilité de nuance, de variation ou d’invention telle qu’elle pourrait résulter d’un meilleur dosage entre temps forts et temps faibles, entre le souci de continuité et l’exigence de surprise. L’interdit qui porte ainsi sur la variation et sur l’inventivité interne à la temporalité est de loin le plus dommageable car il tend à vider le "rythme" d’émotion comme on le voit dans certains films d’action ou de science-fiction qui sont, de bout en bout, de vraies prouesses techniques mais qui ne comblent plus (ou ne déçoivent plus) que l’attente insatiable d’un supplément de violence, d’horreur, de formes et de couleurs ou d’effets spéciaux. Un dommage analogue atteint la musique dite (ou voulue) "populaire" qui, excluant la variation, s’appauvrit jusqu’à l’abrutissement pur et simple : que l’on compare le reggae et le rap au jazz et même au rock’n roll dont ils ne sont, à mon avis, que les piètres bâtards !
3.
Le sens passe par la visualité de l’effet. Rien ne sera compris s’il n’est montré - c’est-à-dire conditionné pour le regard, rendu visuel, parfois en dépit du bon sens, du bon goût voire de la vérité - : tel est le credo télévisuel. L’homme sentant et pensant est réduit à sa seule vue et aux catégories de son entendement comme de sa sensibilité qui relèvent de celle-ci. Le poncif, en l’occurrence, comme en un certain théâtre d’assez mauvais aloi, est de "doubler" toute proposition discursive ou sensible de sa représentation visuelle : le risque est de redondance ou de discordance, de déformation du réel évoqué. Dans des cas où l’outil est manié sans tact ni scrupule, le discours explicite peut être dévoyé par le discours imagé et ce, d’une manière plus ou moins insidieuse. Je pense plus particulièrement à ces nombreux "reportages" qui veulent témoigner des conditions "réelles" - brutes - de la vie des gens et qui spectacularisent leur objet sans toujours avoir la conscience de le faire ni l’honnêteté de décrire leur procédure d’approche et de "mise en scène". Un exemple : celui d’un reportage sur "l’exclusion" (sujet décidément à la mode !) abordée par le biais d’une association caritative s’occupant plus particulièrement des jeunes "tombés dans la rue" pour des raisons diverses (familiales, sociales, psychologiques, chômage et drogue). Le principe du "récit" semblait être de cueillir sur le vif des scènes, des dialogues, des rencontres et de les entrelarder d’entretiens où telle ou telle personne venait "dire" ce qu’elle pensait, faisait, éprouvait… L’on sentait toutefois à quel point les responsables de l’association (un prêtre et une jeune femme qui était, elle-même, passée par des épreuves analogues) évitaient le spectaculaire, se cantonnant le plus possible à leur parole, forte et vibrante parfois. Les jeunes concernés étaient, eux, beaucoup plus sollicités par le metteur en images. En particulier un jeune homme dont le cas était présenté comme "exemplaire" : 29 ans, séparé de sa femme et de son enfant parce qu’il était "tombé" dans la drogue ; monté à Paris où il se prostituait pour vivre... Les choses étaient racontées ainsi et le garçon avait pour justifier son choix de la prostitution un raisonnement qui ne manquait pas de noblesse : il avait choisi ce mode de survie parce qu’ainsi il avait le sentiment de "ne nuire à personne", ce qui n’eût pas été le cas s’il s’était mis à voler ou à revendre de la drogue. Et, sans transition, on le vit alors sur son lieu de "racolage", au crépuscule, faisant littéralement le trottoir et "on" lui demanda au présent quel était le vœu le plus urgent d’un jeune homme dans cette situation… Or, quelques minutes plus tard dans le cours du reportage, l’on apprit que, grâce à l’association, il avait déjà trouvé un travail et un appartement, qu’il avait désormais une petite amie et "on" nous le montra l’embrassant longuement sur la bouche. Le choc en retour fut, pour moi, considérable : c’était là avouer, mais sans le dire, que les scènes prétendument cueillies sur le vif et données au présent (dans l’élocution) étaient des recompositions jouées et mises en scène, qu’en particulier la scène de trottoir était fictive et avait été tournée comme un film. D’ailleurs, en montrant de façon soutenue le jeune homme qui embrassait sa "nouvelle copine", ne lui accordait-"on" pas une manière de compensation pour la scène litigieuse ? Voyez : il est bien "normal". Mais pourquoi tout ce cinéma ? Etait-il nécessaire d’ajouter l’image à l’énoncé des faits et à la justification de l’intéressé qui laissait, du moins, du champ à l’interprétation ? En le ramenant a posteriori sur les lieux de sa "déchéance" pour en mimer le geste - "on" soulignait et "on" montrait ainsi également qu’il était assez beau garçon pour le faire, qu’il n’y répugnait pas tout à fait etc… - , n’annulait-"on" pas, par cette scène proche du voyeurisme, le bénéfice du discours construit et pensé qui déplaçait la question et faisait entrer l’événement brut dans la dimension symbolique d’un récit de vie ? Le méfait de l’image - d’une image menteuse bien sûr mais c’eût été aussi le cas d’une image "objectivement" exacte - est, sans conteste, d’"objectiver" ou plutôt d’"objectaliser" l’événement et de réduire le vécu en sa complexité à la brutalité d’un "fait" dur comme une pierre. Le phénomène est ici aggravé par les implications supplémentaires liées à la nature du "fait" : complaisance et voyeurisme, trouble et équivoque liés à la prostitution masculine, à l’homosexualité…
A partir de cet exemple nous pouvons nous demander si le principal dommage infligé à la vérité vécue par l’image spectacularisant le réel ne relève pas de ce que l’on appelle, depuis des années déjà, la "désymbolisation" ou la perte du symbolique. La réduction à l’image, seule ou donnée comme première, amputerait la réalité - c’est-à-dire le monde vécu et construit, produit par l’être (re)présenté - de sa dimension "non-objectale", insaisissable sur le mode de l’objet visible ou même sensible mais prégnante et essentielle comme la vie même de la vie. Nous serions tenté de définir ainsi le symbole et la dimension symbolique : le symbole est une configuration signifiante complexe (on peut l’imaginer comme un réseau d’images, de sensations, de sentiments et d’idées se répondant, s’entrelaçant et se mouvant en une temporalité propre), irréductible aux signes divers qui la "pro-duisent" ainsi qu’au seul jeu interne de ces signes en tant que tels, irréductible à une signification préconçue, déduite ou construite à partir d’une ou de plusieurs analogies perceptibles ; le sens qui lui est propre implique, pour être apprécié, l’expérience vécue de l’espace-temps particulier à cette configuration considérée comme un tout insécable et dont la dimension "non-objectale" est partie vivante et intégrante. Il faut reconnaître que souvent la parole ou la musique - par leurs mouvantes variations et leur présence tirant vers le "non-objectal" - sont plus aptes à respecter ce sens que l’image. Pourtant il existe un usage de l’image qui respecte et même exalte la dimension symbolique - ce n’est pas alors une image "spectaculaire", visant à tout prix l’effet visuel et se réduisant à cet effet, mais une image irradiante et multipolaire, instituant un réseau flexible et soumis à la variation, apte à se déployer dans le temps et dans l’espace ; une image qui "colle" à notre monde parce qu’elle contribue à le faire. Notre monde - celui où se jouent nos investissements premiers et secrets les plus forts et les plus déterminants - n’a rien de spectaculaire et, pour nous, humains soucieux de la vérité de notre engagement dans les "choses" de cette terre, il n’y a pas de spectacle du monde. Encore faut-il être capable de le prouver voire de le montrer !